Quo vadis/Chapitre LXVII

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 442-444).

Chapitre LXVII

Quatre Bithyniens transportaient avec précaution Lygie vers la maison de Pétrone. Vinicius et Ursus, impatients de la confier à un médecin grec, marchaient à côté de la litière. Ils allaient silencieux, n’ayant point, après les émotions de la journée, la force de parler. Vinicius n’était pas encore revenu de sa stupéfaction. Il se répétait que Lygie était sauvée, qu’elle n’était plus menacée ni de la prison, ni de la mort dans l’arène, que leurs malheurs avaient pris fin, et qu’il l’emmenait chez lui pour ne plus jamais se séparer d’elle. Il lui semblait que ce fût là l’aurore d’une vie nouvelle, plutôt que la réalité.

De temps à autre, il se penchait vers la litière découverte, pour contempler, à la clarté de la lune, ce cher visage comme assoupi, et il se disait :

« La voilà ! Christ l’a sauvée ! »

À présent il se rappelait que, dans le spoliaire où lui et Ursus avaient porté Lygie, ils avaient trouvé un médecin qui avait assuré qu’elle était vivante et qu’elle vivrait. À cette pensée, une joie si folle gonflait sa poitrine que, par instants, il défaillait, incapable de marcher et obligé de s’appuyer au bras d’Ursus. Quant à celui-ci, il regardait le ciel semé d’étoiles et priait.

Ils s’avançaient d’un pas rapide vers les maisons nouvellement édifiées, dont la blancheur resplendissait sous la clarté lunaire. La ville était déserte. Çà et là seulement des groupes de gens couronnés de lierre chantaient et dansaient devant les portiques, aux sons de la flûte, jouissant de la période fériée qui se prolongeait jusqu’à la fin des jeux, et de cette nuit magnifique. En approchant de la maison, Ursus cessa de prier et murmura à voix basse, comme s’il eût craint de réveiller Lygie :

— Seigneur, c’est le Sauveur qui l’a arrachée à la mort. Quand je l’ai aperçue sur les cornes de l’aurochs, une voix en moi s’est écriée : « Défends-la ! » et c’était bien sûr la voix de l’Agneau. La prison avait rongé mes forces, mais Lui me les a rendues pour cet instant ; c’est Lui aussi qui a inspiré à cette foule cruelle la pensée de prendre sa défense. Que Sa volonté soit faite !

Et Vinicius répondit :

— Que Son nom soit glorifié !…

Il ne put continuer : des sanglots violents gonflaient sa poitrine. Il fut pris d’un irrésistible désir de se prosterner sur le sol, de remercier le Sauveur pour le miracle que sa miséricorde avait accompli.

Cependant ils avaient atteint la maison ; tous les serviteurs, avertis par un esclave, étaient sortis en foule à leur rencontre. Déjà à Antiar, Paul de Tarse avait converti la plupart d’entre eux. Ils savaient les tribulations de Vinicius, et leur joie fut immense à la vue des victimes arrachées à la cruauté de Néron. Elle s’accentua encore quand le médecin Théoclès déclara que Lygie n’avait aucune contusion grave ; la fièvre des prisons l’avait débilitée ; mais les forces lui reviendraient bien vite.

Dans la nuit même elle reprit connaissance. En s’éveillant dans un splendide cubicule, éclairé de lampes de Corinthe et embaumé de verveine, elle ne pouvait comprendre où elle se trouvait, ni ce qui lui était arrivé. Elle avait gardé le souvenir de l’instant où les bourreaux l’avaient liée aux cornes de la bête entravée. Apercevant, penché sur elle dans la douce lumière colorée, le visage de Vinicius, elle s’imagina qu’elle n’était plus dans le monde d’ici-bas. Le trouble dans ses idées lui faisait accepter comme une chose toute naturelle que l’on eût fait halte à mi-chemin du ciel, en raison de sa fatigue et de sa faiblesse. Ne ressentant aucune douleur, elle sourit à Vinicius et voulut savoir où ils étaient ; mais ses lèvres ne purent émettre qu’un murmure presque inintelligible, où Vinicius n’entendit que son nom.

Il s’agenouilla près d’elle et, posant délicatement sa main sur ce front adoré :

— Christ t’a sauvée et t’a rendue à moi !

Les lèvres de Lygie s’agitèrent de nouveau dans un murmure indistinct ; ses paupières se refermèrent et elle tomba dans un profond sommeil, auquel s’attendait Théoclès et qu’il considérait comme un heureux symptôme.

Vinicius demeura près du lit, agenouillé et priant. Son âme se fondait dans un amour sans bornes. Il perdit conscience. Théoclès entra plusieurs fois dans le cubicule. À plusieurs reprises Eunice souleva la portière et montra sa tête dorée. Enfin les grues que l’on élevait dans les jardins se mirent à crier, annonçant le lever du jour.

Lui restait toujours prosterné aux pieds du Christ, sans rien voir, sans rien entendre, le cœur réduit en une seule flamme d’holocauste ; et, plongé dans l’extase, il se sentait, sur terre encore, à demi transporté vers le ciel.