Quo vadis/Chapitre LXXII

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 458-459).

Chapitre LXXII.

Et Rome délirait toujours. Il semblait que cette ville qui avait conquis l’univers commençait à se désagréger par suite du manque de chefs. Avant que l’heure fût venue pour les Apôtres, avait éclaté la conspiration de Pison, suivie d’un châtiment si implacable et atteignant les plus hauts personnages, que ceux-là mêmes qui tenaient Néron pour un dieu pensèrent voir en lui un dieu de mort. Le deuil régna sur la ville, l’épouvante pénétra dans les maisons et dans les cœurs. Mais les portiques continuaient à s’orner de lierre et de fleurs, car il était interdit de s’affliger. Le matin, au réveil, on se demandait de qui ce serait le tour. Chaque jour s’augmentait le cortège de fantômes que César traînait derrière lui.

Pison paya la conspiration de sa tête. Il fut suivi de Sénèque et de Lucain ; puis ce furent Fenius Rufus, Plautius Lateranus, Flavius Scævinus, Afranius Quinetianus, et le compagnon dépravé des folies de César, Tullius Sénécion, et Proculus, et Araricus, et Tugurinus, et Gratus, et Silanus, et Proximus, et Subrius Flavius, jadis dévoué corps et âme à Néron, et Sulpicius Asper. Les uns périrent de leur propre frayeur, d’autres pour leurs richesses, d’autres enfin pour leur bravoure. Épouvanté du nombre des conjurés, César hérissa de ses légions les murs et mit la ville en état de siège, envoyant tous les jours, par des centurions, la mort aux suspects. Servilement, les condamnés, en des lettres adulatrices, remerciaient César de la sentence, lui laissant une partie de leurs biens, afin de sauver le reste pour leurs enfants. On eût dit que Néron dépassait à dessein toute mesure, afin de sonder l’avilissement des hommes et leur patience à supporter sa domination sanglante. Après les conspirateurs, furent exterminés leurs parents, et leurs amis, même les plus lointains. Les habitants des splendides maisons reconstruites après l’incendie étaient sûrs, en sortant de chez eux, qu’ils verraient une file interminable de funérailles. Pompée, Cornelius Martialis, Flavius Nepos et Statius Domitius périrent, accusés de manquer de dévouement à César. Novius Priscus trouva la mort comme ami de Sénèque. Rufius Crispus se vit enlever le droit d’eau et de feu pour avoir, jadis, été le mari de Poppée. Le grand Thraséas fut perdu pour sa vertu. Beaucoup payèrent de leur vie leur origine nobiliaire, et Poppée elle-même fut victime d’un accès de fureur de César.

Le Sénat rampait devant l’effroyable tyran, lui érigeait des temples, faisait des vœux pour sa voix, couronnait ses statues et lui désignait des prêtres, comme à un dieu. Le cœur plein d’épouvante, les sénateurs se rendaient au Palatin, afin d’exalter le chant du Périodonicès et de délirer avec lui dans des orgies de chairs nues, de vin et de fleurs.

Pendant ce temps, dans les sillons, sur les champs, abreuvés de sang et de larmes, germaient, lentement, mais toujours plus fécondes, les semailles de Pierre.