Quo vadis/Chapitre XI
Chapitre XI
Cette nuit-là, Vinicius ne se coucha point. Après le départ de Pétrone, les gémissements des esclaves fouettés n’ayant apaisé ni son chagrin, ni sa fureur, il se mit à la tête d’un autre groupe d’esclaves et, très avant dans la nuit, se lança à la recherche de Lygie. Il explora le quartier Esquilin, Suburre, le Vicus Sceleratus et toutes les ruelles avoisinantes. Puis, ayant contourné le Capitole, il traversa le pont de Fabricius, parcourut l’île, pénétra de là dans le Transtévère et le fouilla entièrement. C’était une poursuite désordonnée, et lui-même n’espérait point retrouver Lygie. Il ne la cherchait, en somme, que pour remplir le vide de cette horrible nuit. Il rentra seulement à l’aube, quand déjà apparaissaient les chariots et les mulets des maraîchers et que les boulangers ouvraient leurs boutiques. Il fit emporter le cadavre de Gulon, auquel personne n’avait osé toucher, et donna l’ordre que tous les esclaves qui s’étaient laissé enlever Lygie seraient envoyés aux ergastules de campagne, punition aussi terrible que la mort ; enfin, il se jeta sur une banquette de l’atrium et se mit à réfléchir confusément aux moyens de retrouver Lygie et de s’emparer d’elle.
Ne plus voir Lygie, renoncer à elle, lui semblait chose impossible ; à cette seule pensée, il entrait en fureur. La nature volontaire du jeune tribun se heurtait, pour la première fois, à une autre volonté inflexible, et il ne pouvait admettre que qui que ce fût s’opposât à ses désirs. Il eût préféré voir la perte de l’univers entier, Rome en ruines, plutôt que de ne pas en arriver à ses fins. La coupe de volupté lui avait été ravie au moment de toucher ses lèvres ; il lui semblait que ce qui s’était produit était extraordinaire et exigeait d’être vengé par toutes les lois divines et humaines.
Mais, ce qui le révoltait le plus contre sa destinée, c’est que jamais il n’avait rien désiré avec autant de passion que de posséder Lygie. Il se sentait incapable de vivre sans elle. Il n’arrivait pas à se figurer comment il ferait sans elle demain, comment il vivrait les jours suivants. Par moments, il sentait contre elle une rage voisine de la folie. Il eût voulu l’avoir, ne fût-ce que pour la frapper, la traîner par les cheveux jusqu’au cubiculum et la maltraiter. Mais de nouveau, son cœur s’emplit de la nostalgie de sa voix, de son corps, de ses yeux. Avec quelle joie il se prosternerait à ses genoux ! Il l’appelait, il se rongeait les doigts, il se serrait la tête entre ses poings. Il tentait, mais en vain, de forcer sa volonté à réfléchir avec calme aux moyens de la reprendre. Ces moyens, par milliers, se présentaient à son esprit, mais tous plus insensés les uns que les autres. Enfin, l’idée lui vint que la jeune fille n’avait pu être reprise que par Aulus et, qu’en tout cas, celui-ci devait savoir où elle se cachait.
Il se leva d’un bond pour courir chez les Aulus. S’ils ne la lui rendaient pas, s’ils ne tenaient pas compte de ses menaces, il irait devant César accuser le vieux chef de désobéissance et obtiendrait contre lui un arrêt de mort. Mais, auparavant, il lui arracherait l’aveu du refuge de Lygie. Et, quand même ils la lui rendraient volontairement, il se vengerait d’eux. Ils l’avaient accueilli, soigné dans leur maison, mais cela ne comptait plus ! Une telle offense le déliait de toute gratitude. Et son âme vindicative et féroce se délectait à penser quel serait le désespoir de Pomponia Græcina, quand le centurion apporterait au vieil Aulus la sentence de mort. Cette sentence, il était presque sûr de l’obtenir, avec l’appui de Pétrone. César, d’ailleurs, ne refusait rien à ses amis les augustans, quand surtout leur demande ne contrariait pas ses propres intentions.
Soudain, une supposition terrible arrêta les battements de son cœur.
« Et si c’était César lui-même qui eût ravi Lygie ? »
Nul n’ignorait que souvent César cherchait dans des attaques nocturnes un dérivatif à son ennui. Pétrone lui-même participait à ces escapades. Le principal but en était de capturer quelques jolies filles que l’on faisait sauter et ressauter sur un manteau de soldat jusqu’à ce qu’elles défaillent. Néron appelait parfois ces expéditions « la pêche aux perles », car il arrivait qu’au fond des quartiers populeux et pauvres on péchait une véritable perle de grâce et de jeunesse. Alors ce saut, ou sagatio, sur un manteau de soldat, se terminait par un rapt effectif, et la perle était envoyée au Palatin, ou dans l’une des innombrables villas de César, à moins que Néron la cédât à l’un de ses compagnons. Cette aventure avait pu arriver à Lygie. César l’avait regardée au festin, et Vinicius ne doutait pas un instant qu’elle n’eût semblé à Néron la plus belle de toutes les femmes qu’il eût jamais vues. Il est vrai que Néron l’avait eue au Palatin, où il aurait pu ouvertement la retenir. Mais, comme le disait Pétrone, César était lâche dans sa forfaiture. Ayant le pouvoir d’agir à son gré, il préférait toujours les manœuvres secrètes. Dans le cas présent, il avait pu encore y recourir, pour ne pas se trahir vis-à-vis de Poppée.
Vinicius réfléchit alors combien il était peu probable que les Aulus eussent osé reprendre de force une jeune fille que lui avait donnée César. Mais alors, qui donc l’avait osé ? Serait-ce le gigantesque Lygien aux yeux bleus, qui avait eu l’audace de pénétrer dans le triclinium et d’emporter Lygie dans ses bras hors du festin ? Mais où aurait-il pu se cacher avec elle, où aurait-il pu la conduire ? Non. Un esclave est incapable d’un tel exploit. Donc, Lygie n’avait pu être enlevée que par César lui-même.
À cette pensée, les yeux de Vinicius s’obscurcirent, et sur son front perlèrent des gouttes de sueur. S’il en était ainsi, Lygie était perdue à jamais. On pouvait l’arracher de toutes les mains, sauf de ces mains-là. À présent, il ne lui restait qu’à s’écrier, avec plus de raison encore : Vae misero mihi ! Son imagination lui représentait Lygie dans les bras de Néron. Et, pour la première fois, il comprit que certaines pensées sont impossibles à supporter. Il comprenait maintenant combien elle lui était chère. Tel un homme qui se noie et, dans un éclair, revoit tout son passé, Vinicius se remémorait le visage de Lygie. Il la revoyait, il entendait chacune de ses paroles : la voici près de la fontaine, la voici à la maison d’Aulus, la voici au festin. Il la sentait auprès de lui, il sentait le parfum de ses cheveux, la tiédeur de son corps, la volupté des baisers dont, à ce festin, il avait meurtri ses lèvres innocentes. Elle lui apparaissait cent fois plus belle, plus désirable, plus chère, cent fois plus que jamais l’unique, l’élue entre toutes les mortelles et toutes les divinités. Et rien que de songer que peut-être Néron avait possédé ce qui était l’âme de son âme, le sang de son sang, la source de sa vie, une douleur physique le tenaillait, si atroce qu’il eût voulu se heurter la tête, jusqu’à la briser, aux murs de l’atrium. Il sentait qu’il pouvait devenir fou, et qu’il le deviendrait si la vengeance ne l’en sauvait. Et comme il lui avait semblé tout à l’heure qu’il ne pourrait vivre sans avoir retrouvé Lygie, de même il voyait à présent qu’il lui serait impossible de mourir sans l’avoir vengée. Seule, cette idée de vengeance le soulageait quelque peu. « Je serai ton Cassius Chærea ! » répétait-il comme une menace mentale à Néron. Et, dans les vases à fleurs qui entouraient l’impluvium, il prit un peu de terre qu’il pressa dans sa main, et il fit à l’Érèbe, à Hécate et aux lares familiaux le terrible serment de satisfaire sa vengeance.
Il éprouva alors comme un soulagement. Du moins avait-il à présent une raison de vivre et de quoi occuper ses jours et ses nuits. Abandonnant donc son projet d’aller chez Aulus, il se fit porter au Palatin. En route, il réfléchit que si on l’empêchait de voir César, ou si on le fouillait pour s’assurer qu’il n’avait pas d’armes sur lui, ce serait la preuve que Néron aurait gardé Lygie. Armé, il ne l’était pas. D’ailleurs, il avait perdu toute conscience de ses actes et, — comme il arrive d’ordinaire à ceux qui sont hantés d’une idée fixe, — rien ne subsistait en lui que le désir de la vengeance. Or, il craignait que trop de précipitation l’empêchât de le satisfaire. En outre, et par-dessus tout, il voulait voir Acté, persuadé que par elle il saurait toute la vérité. Parfois aussi l’espoir lui venait que peut-être il verrait Lygie, et à cette pensée il était tout secoué de frissons. Il pouvait se faire que Néron l’eût enlevée sans savoir de qui il s’emparait et qu’il la lui rendît aujourd’hui même. Mais aussitôt il comprenait toute l’invraisemblance de cette supposition. Si on avait voulu lui rendre Lygie, on l’eût fait dès hier soir. Acté seule pouvait le renseigner et c’était elle qu’il fallait questionner tout d’abord.
Cette décision prise, il donna l’ordre aux porteurs de se hâter. Ses pensées continuaient à tourbillonner. Il songeait tantôt à Lygie, tantôt à ses projets de vengeance. Il avait entendu dire que les pontifes de Pacht, la déesse égyptienne, savaient provoquer des maladies : il les consulterait. On lui avait appris en Orient que les Juifs, grâce à des formules magiques, pouvaient couvrir d’ulcères le corps de leurs ennemis : il possédait une douzaine d’esclaves juifs ; sitôt rentré chez lui, il les ferait fouetter jusqu’à ce qu’ils avouassent leur secret. En même temps, il se délectait à songer avec un plaisir particulier au court glaive romain, qui fait couler le sang en torrent, comme par exemple avait jailli celui de Caïus Caligula, qui avait laissé des traces indélébiles sur les colonnes du portique. Il était prêt à inonder de sang Rome entière ; et si quelques dieux vindicatifs lui offraient d’anéantir toute l’humanité, sauf lui et Lygie, il y consentirait de même.
Devant l’arc du portail, il concentra toute son attention et se dit, en voyant la garde prétorienne, que si on lui opposait la moindre difficulté, ce serait la preuve que Lygie était confinée au palais de par la volonté de César. Mais le chef des centurions vint à lui avec un sourire amical :
— Salut, noble tribun ! Si tu désires présenter tes hommages à César, le moment est mal choisi ; je ne sais même si tu pourras le voir.
— Qu’est-il arrivé ? — demanda Vinicius.
— La Divine Augustule est tombée subitement malade. César et Augusta Poppée sont près d’elle, avec des médecins qu’on est allé chercher à tous les coins de la ville.
L’événement était, en effet, considérable. César avait accueilli la naissance de cette fille extra humanum gaudium. Avant les couches, le Sénat avait solennellement recommandé le sein de Poppée à la protection des dieux. Lors des relevailles, une cérémonie votive avait été célébrée à Antium ; on avait donné des jeux splendides et un temple avait été érigé aux deux Fortunes. Néron, qui ne savait en rien garder la mesure, aimait cette enfant sans mesure. Et celle-ci était également chère à Poppée, pour ce qu’elle avait consolidé sa situation et rendu inébranlable son influence.
De la santé et de la vie de la petite Augusta pouvait dépendre le sort de l’empire. Mais telle était l’exclusive préoccupation de Vinicius pour son amour, qu’il ne prêta aucune attention à la réponse du centurion.
— Je veux simplement voir Acté, — dit-il.
Et il entra.
Acté était aussi auprès de l’enfant, et il lui fallut l’attendre. Elle ne parut que vers midi, le visage fatigué et pâli, et qui blêmit encore quand elle aperçut Vinicius.
— Acté, — s’écria-t-il en la saisissant par les deux mains et en l’entraînant au centre de l’atrium, — où est Lygie ?
— J’allais te le demander, — lui répondit-elle en le regardant dans les yeux avec un reproche.
Bien que Vinicius se fût promis de la questionner avec calme, il se prit la tête à deux mains et, le visage contracté par le chagrin et la colère, il se mit à répéter :
— Elle a disparu. On me l’a enlevée en route !
Puis il se ressaisit, rapprocha d’Acté son visage et gronda, les dents serrées :
— Acté… si tu tiens à la vie, si tu ne veux causer des malheurs dont tu ne pourrais même soupçonner l’étendue, dis-moi la vérité : est-ce César qui l’a enlevée ?
— César n’est pas sorti du palais hier.
— Sur l’ombre de ta mère, par tous les dieux, on ne la cache point au palais ?
— Sur l’ombre de ma mère, elle n’y est point, Marcus, et ce n’est pas César qui te l’a ravie. Depuis hier la petite Augusta est malade et Néron n’a pas quitté son berceau.
Vinicius respira. Ce qu’il avait redouté de plus horrible cessait de le menacer.
— Ce sont donc les Aulus, — fit-il en s’asseyant sur un banc et en crispant ses poings ; — alors, malheur à eux !
— Aulus Plautius est venu ici ce matin. Il n’a pu me voir, car j’étais auprès de l’enfant ; mais il a questionné sur Lygie Épaphrodite et d’autres gens de César et m’a fait dire par eux qu’il reviendrait me voir.
— C’était pour détourner les soupçons. S’il avait ignoré ce qu’elle est devenue, c’est chez moi qu’il serait venu la chercher.
— Il m’a laissé quelques mots sur une tablette. En les lisant, tu pourras te convaincre qu’Aulus, sachant que Lygie lui a été reprise sur le désir de Pétrone et le tien, pensait qu’on l’avait envoyée chez toi ; il s’y est rendu ce matin et il y fut informé de ce qui est arrivé.
Acté passa dans le cubiculum et en revint avec la tablette laissée par Aulus.
Vinicius la lut et demeura silencieux. Sur son visage bouleversé Acté semblait deviner ses sombres pensées.
— Non, Marcus, — dit-elle. — C’est par la volonté de Lygie elle-même que cela est arrivé.
— Tu savais qu’elle voulait s’enfuir ! — s’écria Vinicius.
Elle le regarda presque sévèrement, de ses yeux songeurs.
— Je savais que jamais elle ne consentirait à être ta concubine.
— Et toi, qu’as-tu été toute ta vie ?
— Moi, j’avais été esclave.
Mais Vinicius continuait d’exhaler sa fureur : César lui avait donné Lygie, il n’avait donc pas à se préoccuper si, auparavant, elle était esclave ou non ; il la découvrirait, fût-elle cachée sous terre et ferait d’elle ce que bon lui semblerait. Oui ! elle serait sa concubine. Il la ferait fouetter autant qu’il lui plairait. Quand il aurait assez d’elle, il la donnerait au dernier de ses esclaves, ou bien il l’attellerait à un moulin à bras dans une de ses terres d’Afrique. À présent, il allait la rechercher, mais uniquement pour la châtier, l’écraser, la dompter.
Il s’affolait, avait tellement perdu toute mesure qu’Acté se rendait compte de l’exagération de ses menaces. Il était certainement incapable de les mettre à exécution et ne parlait que sous l’empire de la colère et du désespoir. Acté eût même pris ses souffrances en pitié, si de tels emportements n’eussent lassé sa patience, et finalement, elle lui demanda ce qu’il voulait d’elle.
Vinicius ne sut d’abord que répondre. Il était venu parce que tel était son désir, et parce qu’il croyait tirer d’elle quelque renseignement ; mais, en réalité, il se rendait chez César et c’est parce qu’il en avait été empêché qu’il était entré chez elle. Lygie, en fuyant, s’était insurgée contre la volonté de César. Il supplierait Néron de la faire rechercher par toute la ville, par tout l’empire, dût-on y employer toutes les légions et fouiller toutes les maisons, une à une. Pétrone appuierait sa requête et les recherches commenceraient dès aujourd’hui.
Acté lui répondit :
— Prends bien garde que, le jour où César l’aurait retrouvée, elle soit à jamais perdue pour toi.
Vinicius fronça les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— Écoute, Marcus ! Hier, dans les jardins du palais, Lygie et moi avons rencontré Poppée, avec la petite Augusta portée par la négresse Lilith. Le soir, l’enfant est tombée malade, et Lilith prétend que l’étrangère lui a jeté un sort. Si l’enfant recouvre la santé, ils oublieront ; autrement, Poppée la première accusera Lygie de sorcellerie, et, si on la retrouve, tout salut sera perdu pour elle.
Après un silence, Vinicius opina :
— Peut-être, en effet, a-t-elle jeté un sort à l’enfant… Elle m’a bien ensorcelé, moi.
— Lilith assure qu’aussitôt nous avoir dépassées, l’enfant s’ est mise à pleurer. C’est vrai ! Je l’ai entendue pleurer. Sans doute elle était malade auparavant. Cherche donc Lygie, Marcus ! Mais ne parle pas d’elle à César tant que l’enfant ne sera pas guérie ; ce serait provoquer la vengeance de Poppée. Ses yeux ont déjà assez versé de larmes à cause de toi ; et que tous les dieux préservent sa tête infortunée.
— Tu l’aimes, Acté ? — demanda Vinicius d’une voix morne.
Des larmes perlèrent aux yeux de l’affranchie.
— Oui, j’ai appris à l’aimer.
— Parce qu’elle ne t’a pas, comme à moi, rendu haine pour amour !
Acté le regarda, hésitante, ou bien voulant s’assurer de sa sincérité, puis elle lui dit :
— Homme emporté et aveugle, elle t’aimait.
Vinicius bondit, comme rendu fou par ces paroles :
— Ce n’est pas vrai !
Elle le haïssait. D’où Acté pouvait-elle savoir ? Lygie, dès le premier jour d’intimité, lui avait-elle donc avoué ? Et qu’était-il donc, cet amour qui préférait la vie errante, l’incertitude du lendemain, peut-être même une mort misérable, à une maison décorée de verdure, où l’attendait l’amoureux en fête ? Qu’on ne lui dise pas cela, ce serait à en perdre l’esprit. Il n’eût pas donné cette jeune fille pour tous les trésors du Palatin, et elle s’était enfuie. Quel amour était-ce que celui qui avait peur de la volupté et soif de la souffrance ? Qui pouvait comprendre cela ? Qui pouvait l’expliquer ? S’il n’était soutenu par l’espoir de la retrouver, il se jetterait sur son glaive. L’amour se donne et ne se reprend pas. Chez les Aulus, à certains moments, il avait pu croire à un bonheur prochain. Mais il était maintenant convaincu qu’alors elle le haïssait déjà, comme elle le haïssait aujourd’hui, comme elle mourrait, avec la haine au cœur.
Acté, si craintive et si douce à l’ordinaire, s’indigna à son tour.
Qu’il songe seulement à la façon dont il avait tenté de se la gagner. Au lieu de s’incliner devant Pomponia et Aulus et de la leur demander, il l’avait enlevée par surprise à ses parents. Il avait voulu faire d’elle non sa femme, mais sa concubine, d’elle, enfant adoptive d’une famille honorable, d’elle, fille de roi ! Il avait amené Lygie dans cette maison du crime et de l’infamie ; il avait blessé ses yeux innocents du spectacle de l’orgie, il l’avait traitée comme une fille de joie. Avait-il donc oublié ce qu’étaient les Aulus ? qui était Pomponia Græcina, la mère adoptive de Lygie ? Avait-il donc si peu d’esprit pour ne pas avoir compris combien ces femmes différaient de Nigidia, de Calvia Crispinilla, de Poppée et de toutes celles qu’on rencontrait à la cour de César ? N’avait-il donc pas compris davantage, dès qu’il avait vu Lygie, que cette enfant à l’âme pure préférerait la mort au déshonneur ? Savait-il quels dieux elle adorait et si ses dieux à elle n’étaient pas meilleurs et plus grands que cette Vénus infâme, ou cette Isis vénérée par l’impudicité des Romains ? Non : elle n’avait reçu de Lygie aucun aveu, sinon qu’elle attendait le salut de lui, Vinicius. Elle espérait que, sur sa prière, César la laisserait retourner chez elle et qu’elle irait retrouver Pomponia. Et, quand elle parlait de lui, elle se troublait, comme une jeune fille qui aime et qui a confiance. Son cœur, à elle, avait battu pour lui, mais il l’avait indignée, l’avait épouvantée, l’avait offensée. À présent, il pouvait bien la chercher avec l’aide des soldats de César ; mais il ne devait pas oublier que si l’enfant de Néron mourait, elle en serait accusée, et sa perte serait certaine.
Malgré la colère et le désespoir qui l’agitaient, Vinicius fut troublé de ces paroles. Il était tout bouleversé qu’Acté lui eût affirmé l’amour de Lygie. Il se rappelait la rougeur du visage et le scintillement des yeux de la jeune fille lorsqu’elle écoutait ses aveux dans le jardin des Aulus. Il lui semblait, en effet, avoir vu alors naître en elle quelque amour pour lui et, à cette seule pensée, son cœur débordait d’une joie cent fois plus grande que le bonheur dont il avait soif. Il songea que, réellement, il eût pu l’avoir sans violence et, mieux encore, aimante. Elle eût entouré sa porte d’un filet, l’eût enduite de graisse de loup, puis, épouse, se fût assise à son foyer, sur la toison de laine. Il eût entendu tomber de ses lèvres les paroles sacramentelles : « Là où tu es, Caïus, là je serai, Caïa ! » Et elle lui eût appartenu pour toujours. Pourquoi n’avait-il pas agi ainsi, puisqu’il était prêt à l’épouser ? Et voici qu’elle avait disparu, que peut-être il ne la retrouverait plus jamais, ou, s’il la retrouvait, qu’elle pouvait quand même être perdue pour lui.
Un nouvel accès de rage le saisit, fit hérisser ses cheveux ; mais, cette fois, il n’en voulait plus à Aulus, ni à Pomponia, ni à Lygie. Sa colère se tourna contre Pétrone. C’était à lui toute la faute. Sans lui, Lygie ne serait pas vouée à la vie errante ; elle fût devenue sa fiancée et aucun danger ne menacerait plus cette chère existence. À présent, c’était chose faite. Il était trop tard pour réparer le mal irréparable.
— Trop tard !
Il sentit comme un abîme s’entrouvrir sous ses pieds. Que faire ? Qu’entreprendre ? Où s’adresser ? Comme un écho, Acté répéta : « Trop tard ! » et ces mots, venant d’une autre bouche, résonnèrent à ses oreilles comme un arrêt de mort.
Il se disait pourtant qu’il fallait coûte que coûte retrouver Lygie, sans quoi il en résulterait pour lui quelque chose de terrible.
Refermant sa toge d’un geste inconscient, il allait s’éloigner sans même prendre congé d’Acté, quand, par la portière soulevée de l’atrium, Vinicius aperçut soudain en face de lui Pomponia Græcina, triste et en deuil.
Ayant appris, elle aussi, la disparition de Lygie et pensant qu’il lui serait plus facile qu’à Aulus de pénétrer auprès d’Acté, elle venait aux nouvelles. À la vue de Vinicius, elle tourna vers lui son pâle visage aux traits fins, puis dit :
— Marcus, que Dieu te pardonne le mal que tu nous as fait, à nous et à Lygie.
Lui, restait là, le front baissé, sentant tout le poids de son malheur et de sa responsabilité, incapable de comprendre quel était ce Dieu qui devait et pouvait lui pardonner, et pourquoi Pomponia parlait de pardon, alors qu’elle eût dû parler de vengeance.
Enfin il sortit, en proie à de tristes pensées, désespéré et perplexe.
Dans la cour d’honneur et sous la galerie, des groupes anxieux se pressaient. Parmi la foule des esclaves erraient çà et là des chevaliers, des sénateurs, qui venaient s’enquérir de la santé de la petite Augusta et en même temps se montrer au palais pour témoigner de leur fidélité, ne fût-ce même que devant les esclaves de César. Le bruit de la maladie de la divinité s’était bien vite répandu, car à la porte affluaient de nouveaux visiteurs et la multitude se tassait derrière l’arc.
Certains arrivants, rencontrant Vinicius qui sortait, l’abordaient pour en tirer quelque renseignement. Sans répondre, il put se frayer rapidement un passage, jusqu’au moment où Pétrone, accouru lui aussi en toute hâte aux nouvelles, l’arrêta en le heurtant de la poitrine. À sa vue Vinicius se fût certainement laissé aller à quelque esclandre dans le palais même de César si, en sortant de chez Acté, il n’eût été prostré et abattu au point que son irascibilité native s’effaçait. Néanmoins, il repoussa Pétrone et voulut passer. Mais l’autre le retint de force.
— Comment va la divine ?
Cette obligation de s’arrêter irrita Vinicius et ralluma de nouveau sa colère.
— Que les enfers l’engloutissent, elle et toute cette maison, — grommela-t-il, les dents serrées.
— Tais-toi, malheureux ! — fit Pétrone. Il jeta autour de lui un regard furtif, puis, très vite :
— Si tu veux savoir quelque chose de Lygie, suis-moi. Non, c’est inutile, je ne dirai rien ici ; accompagne-moi, je te ferai part dans ma litière de mes suppositions.
Il lui passa le bras autour de la taille et l’entraîna rapidement hors du palais.
C’était là son seul but, car il n’avait aucune nouvelle de Lygie. Cependant, esprit réfléchi et, malgré sa mauvaise humeur de la veille, plein de sympathie pour le malheur de Vinicius, se sentant d’ailleurs responsable de ce qui se passait, Pétrone avait déjà pris quelques mesures et une fois dans la litière, il dit :
— J’ai fait garder toutes les portes par mes esclaves, auxquels j’ai donné le signalement exact de la jeune fille et du géant qui, l’autre jour, l’a emportée de la salle du festin : c’est lui encore, à n’en pas douter, qui l’a enlevée hier. Écoute ! Peut-être que les Aulus essaieront de la cacher dans une de leurs campagnes. En ce cas, nous saurons de quel côté on la conduira. Au contraire, si mes gens ne la voient pas aux portes, ce sera la preuve qu’elle est demeurée en ville et nous nous mettrons en quête aujourd’hui nous-mêmes.
— Les Aulus ignorent où elle est, — interrompit Vinicius.
— En es-tu sûr ?
— J’ai vu Pomponia. Eux aussi la cherchent.
— Elle n’a pu quitter la ville hier, puisque les portes sont closes à la nuit. Devant chacune d’elles deux de mes hommes font le guet. L’un a pour mission de suivre Lygie et le géant, l’autre de venir aussitôt m’avertir. Si elle est à Rome, nous la trouverons, rien n’étant plus facile que de reconnaître la taille et la carrure du Lygien. Tu as de la chance que ce ne soit pas César qui l’ait enlevée ; mais je puis t’affirmer que ce n’est pas lui, car tous les secrets du Palatin me sont connus.
Vinicius eut un accès, non pas tant de colère que de douleur. Il raconta à Pétrone ce que lui avait dit Acté et quels dangers nouveaux menaçaient Lygie, ainsi que l’obligation, si on la retrouvait, de la cacher aussitôt à Poppée. Puis il se prit à récriminer. Sans Pétrone, il en serait autrement ; Lygie serait chez les Aulus ; lui, Vinicius, pourrait la voir chaque jour, et il serait, à présent, plus heureux que César. Tout en parlant, il s’exaltait davantage ; l’émotion le poignait ; enfin des larmes de chagrin et de rage coulèrent de ses yeux.
Pétrone n’eût jamais cru que le jeune homme pût aimer à ce point, et, à la vue de ces larmes, il songea, non sans quelque surprise :
— Ô toute puissante Cypris, toi seule règne sur les cœurs des mortels et des dieux !