Quo vadis/Chapitre XVI

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 119-124).

Chapitre XVI.

Chilon fut invisible pendant un certain temps, si bien que Vinicius ne savait qu’en penser. Vainement il se répétait que, pour arriver à des résultats favorables et certains, les recherches devaient être faites sans précipitation. Son sang et sa nature impétueuse résistaient à la voix de la raison. Attendre dans l’inaction, les bras croisés, était chose si incompatible avec ses habitudes qu’il ne pouvait s’y résoudre. Parcourir les ruelles de la ville sous un sombre manteau d’esclave lui paraissait, par son inutilité même, propre à tromper cette inaction, mais ne pouvait le satisfaire. Ses affranchis, des hommes cependant assez expérimentés, à qui il avait ordonné de chercher de leur côté, se montraient cent fois moins habiles que Chilon. Et, plus s’exaspérait son amour pour Lygie, plus s’ancrait en lui l’obstination du joueur qui veut gagner malgré tout. Tel il avait toujours été. Dès sa prime jeunesse, il avait poursuivi ses projets avec la passion de quelqu’un qui n’admet ni l’échec, ni le renoncement à ce qu’il veut. La vie militaire avait, il est vrai, discipliné son tempérament volontaire, mais, en même temps, elle lui avait inculqué la conviction que chaque ordre donné par lui à ses inférieurs devait être exécuté ; d’autre part, son long séjour en Orient, parmi des hommes veules et accoutumés à l’obéissance passive des esclaves, l’avait confirmé dans cette idée que son « je veux » était sans limites. Aussi, son amour-propre avait-il subi un terrible choc. Il y avait également, dans ces obstacles, dans cette résistance et dans la fuite de Lygie quelque chose d’incompréhensible, une énigme dont la solution torturait son cerveau. Il sentait qu’Acté lui avait dit vrai et qu’il n’était pas indifférent à Lygie. Mais alors, pourquoi avait-elle préféré l’existence vagabonde, les privations mêmes à son amour, à ses caresses, à sa demeure fastueuse ? Il ne trouvait pas de réponse à cette question. Il n’arrivait qu’à une vague notion qu’il existait entre lui et Lygie, entre leur conception, son monde, à lui et à Pétrone, et celui de Lygie et de Pomponia Græcina, une différence, un certain malentendu, profond comme un abîme, et que rien ne pouvait combler. Il s’imaginait alors que Lygie était perdue pour lui, et, à cette seule pensée, s’évanouissait en lui le reste de cet équilibre que voulait lui faire garder Pétrone. Il ne savait plus, à certains moments, s’il aimait ou s’il haïssait Lygie ; il se disait seulement qu’il lui fallait la retrouver, qu’il désirerait sentir plutôt la terre s’entrouvrir sous ses pieds que d’abandonner l’espoir de la revoir et de la posséder. Parfois, à force d’imagination, elle lui apparaissait aussi distinctement que si elle eût été près de lui ; il se rappelait chaque mot qu’il lui avait dit ou qu’il avait entendu d’elle. Il la sentait contre sa poitrine, dans ses bras, et une flamme de passion le consumait. Il l’aimait et il l’appelait. Et, quand il se disait qu’elle aussi l’aimait, qu’elle eût pu lui accorder de plein gré tout ce qu’il désirait d’elle, il était comme submergé par une vague énorme, une tristesse pénible, implacable et immense. À d’autres moments, il pâlissait de rage et songeait avec plaisir aux humiliations et aux supplices qu’il ferait subir à Lygie quand il la retrouverait. Non seulement il voulait la posséder, mais la traiter comme une vile esclave mordant la poussière ; en même temps il sentait que s’il avait à choisir entre devenir son esclave ou ne plus jamais la voir, il choisirait l’esclavage. Certains jours, il songeait aux traces que laisseraient les coups de bâton sur ce corps rose, et en même temps il eût voulu baiser ces traces. Il se figurait parfois aussi qu’il aurait du bonheur à la tuer.

En ce combat intérieur, ces souffrances, cette perplexité et cet énervement, sa santé, sa beauté aussi s’étiolaient. Il était devenu un maître dur et cruel. Les esclaves et même les affranchis ne l’approchaient qu’avec terreur, et, accablés sans raison de châtiments terribles et injustes, ils commencèrent à le haïr en secret. Il s’en rendait compte, et, sentant son isolement, il se vengeait sur eux avec plus de dureté. Il ne se retenait qu’avec Chilon, dans la crainte qu’il cessât ses recherches. Celui-ci, s’en étant aperçu, commença à prendre le dessus sur lui et à accroître ses exigences. Au début, il avait assuré Vinicius que les recherches seraient faciles et rapides. À présent, il forgeait lui-même des difficultés nouvelles, et tout en continuant à affirmer la certitude d’un résultat favorable, il ne cachait pas que cela pouvait durer longtemps.

Enfin, un jour, il arriva avec un visage si morne que le jeune homme pâlit et se précipita vers lui, avec juste assez de force pour lui demander :

— Elle n’est pas parmi les chrétiens ?

— Au contraire, seigneur. — répondit Chilon, — mais j’ai retrouvé parmi eux Glaucos, le médecin.

— Que dis-tu ? Qui est-ce ?

— Tu as donc oublié, seigneur, l’histoire du voyage que j’ai fait avec ce vieillard, de Naples à Rome, et où j’ai perdu deux doigts à le défendre, ce qui, précisément, m’empêche d’écrire. Les brigands qui enlevèrent sa femme et ses enfants le frappèrent d’un coup de couteau. Je l’avais laissé mourant dans une auberge près de Minturnes et je l’ai pleuré longtemps. Hélas ! j’ai acquis la conviction qu’il vit encore et fait partie de la communauté chrétienne à Rome.

Vinicius, ne pouvant démêler la vérité dans cette histoire, et comprenant seulement que ce Glaucos semblait être un obstacle aux recherches, domina sa colère et dit :

— Puisque tu l’as défendu, il doit t’en avoir de la reconnaissance et t’aider.

— Ah ! noble tribun ! les dieux eux-mêmes ne sont pas toujours reconnaissants ; que dire des hommes ! Oui, il devrait m’être reconnaissant. Malheureusement, c’est un vieillard dont la raison est affaiblie et obscurcie par l’âge et les malheurs, si bien que, loin de me savoir gré, j’ai appris par ses coreligionnaires qu’il m’accusait de complicité avec les brigands et d’avoir été la cause de ses malheurs. Voilà comment il me récompense des deux doigts que j’ai perdus pour lui !

— Je suis bien sûr, gredin, que les choses se sont passées comme il les raconte, — dit Vinicius.

— Tu en sais alors plus que lui, — répliqua Chilon avec dignité, — car lui suppose seulement qu’il en a été ainsi, et c’est assez pour qu’il fasse appel aux chrétiens et se venge cruellement. Il le ferait sans nul doute, et avec l’aide des autres. Heureusement, il ignore mon nom et ne m’a pas reconnu dans la maison de prières où je l’ai rencontré. Quant à moi, je l’ai reconnu aussitôt et peu s’en est fallu que je me jette à son cou. J’ai été retenu par ma prudence et mon habitude de ne pas accomplir un seul acte avant d’y avoir réfléchi. Au sortir de la maison de prières, j’ai pris mes renseignements, et ceux qui le connaissent m’ont dit que cet homme avait été trahi par un compagnon de voyage sur la route de Naples… Sans cela, j’ignorerais complètement ce qu’il raconte.

— Tout cela m’importe peu ! Dis-moi ce que tu as vu dans cette maison de prières.

— Cela t’importe peu, seigneur, il est vrai ; mais, en ce qui me concerne, c’est aussi important pour moi que peut l’être ma propre peau. Comme je souhaite que ma doctrine me survive, je préfère renoncer à la récompense promise plutôt que de sacrifier ma vie à Mammon, sans lequel, en vrai philosophe, je saurai vivre et rechercher la divine vérité.

Mais Vinicius, le visage menaçant, s’approcha de lui et, d’une voix sourde :

— Qui te dit que tu mourras de la main de Glaucos plutôt que de la mienne ? Sais-tu, chien, si dans un instant on ne t’enfouira pas dans mon jardin ?

Chilon était lâche ; il regarda Vinicius et jugea d’un coup d’œil qu’une parole imprudente de plus déciderait de sa perte.

— Je la chercherai, seigneur, et je la trouverai ! — s’écria-t-il vivement.

Il se fit un silence coupé seulement par le souffle haletant de Vinicius et, au loin, par le chant des esclaves travaillant au jardin.

Voyant que le jeune patricien devenait plus calme, le Grec reprit :

— La mort m’a effleuré, mais je l’ai regardée avec autant d’impassibilité que Socrate. Non, seigneur, je n’ai pas dit que je renonçais à retrouver la jeune fille, je voulais seulement te signaler le danger qui menacera désormais mes démarches. Jadis, tu as douté de l’existence d’Euricius, et t’étant convaincu de tes propres yeux que le fils de mon père te disait la vérité, tu me soupçonnes aujourd’hui d’avoir inventé Glaucos. Hélas ! que n’est-il un mythe ! Pour pouvoir aller en toute sécurité chez les chrétiens, comme auparavant, je céderais volontiers cette pauvre vieille esclave que j’ai achetée voici trois jours pour qu’elle prenne soin de ma vieillesse et de mon faible corps. Glaucos vit, seigneur, et s’il m’aperçoit une seule fois, toi tu ne m’apercevras plus jamais. Alors, qui te retrouvera la jeune fille ?

Il se tut, essuya ses larmes, puis reprit :

— Mais, puisque Glaucos vit, que je puis à tout instant le rencontrer, que cette rencontre peut me perdre et avec moi le résultat de toutes mes recherches, comment chercher la jeune fille ?

— Que penses-tu faire ? Quel remède à cela ? Que veux-tu entreprendre ? — questionna Vinicius.

— Aristote nous enseigne qu’il faut sacrifier les petites choses aux grandes, et le roi Priam tenait la vieillesse pour un fardeau pesant. Or, le fardeau de la vieillesse et des malheurs écrase depuis longtemps Glaucos, au point que la mort serait un bienfait pour lui. Qu’est la mort, suivant Sénèque, sinon une délivrance ?

— Fais le bouffon avec Pétrone, mais non avec moi ; dis carrément ce que tu proposes !

— Si la vertu est une bouffonnerie, fassent les dieux que je reste bouffon toute ma vie ! Je propose, seigneur, d’écarter Glaucos, car, tant qu’il vivra, ma propre vie et mes recherches seront en perpétuel danger.

— Engage des hommes pour l’assommer à coups de bâton. Je les paierai.

— Ils t’écorcheront, seigneur, et plus tard ils exploiteront le secret. Il y a autant de bandits à Rome que de grains de sable sur l’arène, mais tu ne saurais croire comme ils haussent leurs prix dès qu’un honnête homme a recours à leur savoir-faire. Non, digne tribun ! Et si les vigiles arrêtaient les assassins sur le lieu même du crime ? Ils diraient certainement qui les a engagés et tu aurais des ennuis. Tandis qu’ils ne pourront me désigner, moi, car je ne leur dirai pas mon nom. Tu as tort de ne pas avoir confiance en moi, car, indépendamment de mon intégrité, souviens-toi que deux choses encore sont en jeu : ma propre peau et la récompense que tu m’as promise.

— Combien te faut-il ?

— Mille sesterces : observe bien, seigneur, qu’il me faut des bandits honnêtes, incapables de disparaître sans laisser de leurs nouvelles aussitôt qu’ils auront empoché les arrhes. À bon travail, bon salaire. Il faudrait aussi quelque chose pour moi, afin de sécher les larmes que je verserai sur Glaucos. Les dieux savent combien je l’aime ! Si tu me donnes aujourd’hui ces mille sesterces, dans deux jours son âme sera déjà dans le Hadès, et, là seulement, si les âmes conservent la mémoire et la faculté de penser, il saura combien je l’aimais. Je trouverai les hommes aujourd’hui même et les avertirai qu’à dater de demain soir, pour chaque jour de vie laissé à Glaucos, je leur rognerai cent sesterces. J’ai en outre un projet dont la réussite est certaine.

Vinicius promit encore une fois à Chilon la somme demandée, mais avec défense de lui parler désormais de Glaucos ; puis il se mit à l’interroger sur les nouvelles qu’il apportait, où il avait été pendant ce temps et ce qu’il avait découvert. Mais Chilon avait peu de chose à lui apprendre. Il était encore allé dans deux maisons de prières, où il avait observé avec attention tous les assistants, surtout les femmes, mais sans en apercevoir aucune qui ressemblât à Lygie. Cependant les chrétiens le considéraient comme un des leurs et, depuis qu’il avait fourni la somme nécessaire au rachat du fils d’Euricius, ils le vénéraient comme quelqu’un qui marche sur les traces de Chrestos. En outre, ils lui avaient appris qu’un grand législateur, un certain Paul de Tarse, était emprisonné à Rome sur la plainte des juifs, et Chilon avait résolu de faire sa connaissance. Mais une autre nouvelle l’avait ravi plus encore, c’est que le pontife suprême de toute la secte, ancien disciple du Christ et chargé par celui-ci de la direction des fidèles du monde entier, devait arriver à Rome d’un jour à l’ autre. À coup sûr, tous les chrétiens voudraient le voir et écouter son enseignement. Il y aurait de grandes assemblées, auxquelles assisterait Chilon, et, de plus, comme il était facile de se dissimuler dans la foule, il y conduirait Vinicius. Certainement ils y retrouveraient Lygie. Avec Glaucos, tout danger sérieux serait écarté. Quant à se venger, il était certain que les chrétiens le feraient, mais en général ils étaient gens paisibles.

Puis Chilon, avec un certain étonnement, se mit à raconter que jamais il n’avait vu les chrétiens se livrer à la débauche, empoisonner les puits et les fontaines, adorer un âne ou se repaître de chair d’enfant, en un mot, se montrer les ennemis du genre humain. Non, il ne l’avait pas remarqué. Sans doute il trouverait parmi eux ceux qui, pour de l’argent, feraient disparaître Glaucos ; mais ce qu’il savait de leur doctrine ne les incitait pas au meurtre : au contraire, elle leur prescrivait de pardonner les offenses.

Vinicius se souvint alors de ce que Pomponia Græcina lui avait dit chez Acté, et les paroles de Chilon le remplirent de joie. Bien que ses sentiments pour Lygie prissent parfois les apparences de la haine, il éprouvait un soulagement à entendre dire que la doctrine suivie par elle et par Pomponia n’impliquait ni crime, ni débauche. Cependant naissait en lui la perception obscure que cette mystérieuse adoration pour le Christ avait précisément creusé un fossé entre lui et Lygie : et cette doctrine commença à lui inspirer à la fois de la crainte et de la haine.