Quo vadis/Chapitre XXV

La bibliothèque libre.
Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 181-187).

Chapitre XXV.

Vinicius ne pouvait, pas plus que Chilon, se rendre compte de ce qui s’était passé et, au fond de son âme, il en était aussi stupéfait. Que ces gens eussent agi avec lui comme ils l’avaient fait et qu’au lieu de tirer vengeance de son agression, ils eussent pansé ses plaies, il l’attribuait en partie à leur doctrine, beaucoup à Lygie et un peu à l’importance de sa personne. Mais leur manière de faire vis-à-vis de Chilon dépassait complètement sa conception de ce que pouvait pardonner un homme. Et lui aussi se demandait : Pourquoi n’ont-ils pas tué le Grec ? Ils pouvaient pourtant le faire impunément. Ursus eût enfoui son corps dans le jardin, ou l’eût jeté nuitamment dans le Tibre qui, à cette époque de crimes nocturnes imputables à César lui-même, rejetait si souvent des cadavres humains que nul ne s’inquiétait d’où ils sortaient.

En outre, selon Vinicius, non seulement les chrétiens auraient pu, mais encore ils auraient dû tuer Chilon. À vrai dire, le monde auquel appartenait le jeune patricien n’était pas tout à fait inaccessible à la pitié ; les Athéniens avaient même consacré à celle-ci un autel et avaient longtemps résisté à l’introduction chez eux des combats de gladiateurs. On avait vu, à Rome, octroyer la grâce à certains vaincus, comme par exemple ce Callicrate, roi des Bretons, prisonnier, puis largement doté par Claude et vivant libre dans la ville. Mais la vengeance pour une injure personnelle semblait à Vinicius, ainsi qu’à tous ses contemporains, équitable et légitime ; en général, il n’entrait pas dans sa nature de ne pas se venger. Il avait bien entendu enseigné à l’Ostrianum qu’on devait aimer même ses ennemis ; mais cette théorie lui semblait inapplicable dans la vie.

Et il songea aussitôt qu’on n’avait pas tué Chilon pour la seule raison que c’était fête, ou que la lune était dans une phase où il était défendu aux chrétiens de verser le sang. Il savait qu’à une époque déterminée, certains peuples ne peuvent même déclarer la guerre. Dans ce cas, pourquoi n’avaient-ils pas remis le Grec’ entre les mains de la justice ? Pourquoi l’Apôtre avait-il dit que, si quelqu’un avait été sept fois coupable, on devait lui pardonner sept fois ? Et pourquoi Glaucos avait-il dit à Chilon : « Que Dieu te pardonne comme je te pardonne ! » Car, enfin, Chilon lui avait causé le plus effroyable tort qu’un homme puisse causer à un autre. À la seule pensée de ce que lui, Vinicius, ferait à quelqu’un qui, par exemple, tuerait Lygie, son sang ne fit qu’un tour. Il n’est pas de tortures qu’il n’infligerait à l’assassin. Et Glaucos avait pardonné ! Ursus avait pardonné de même, cet Ursus qui, en réalité, pouvait tuer impunément à Rome qui il voulait, libre qu’il était de tuer ensuite le roi du bois de Nemora et de prendre sa place. Ne lui serait-il pas aisé, lui à qui Croton n’avait pu résister, de vaincre le gladiateur qui était revêtu de cette dignité, puisque chacun pouvait y accéder à la condition de tuer le roi précédent ?

Toutes ces questions ne comportaient qu’une réponse : s’ils ne tuaient pas, c’est qu’ils portaient en eux une bonté telle qu’il n’en avait jamais existé dans le monde, et un amour de l’humanité si infini qu’il leur commandait d’oublier les injures, leur, propre bonheur, leurs misères, et de vivre les uns pour les autres. Et quelle récompense en espéraient-ils ? Vinicius l’avait entendu dire à l’Ostrianum, mais cela ne pouvait se loger dans sa tête. Par contre, il estimait que leur vie terrestre, comprenant l’obligation de renoncer, au profit des autres, à tout ce qui est bien-être et plaisir, ne pouvait être qu’ennuyeuse et misérable. Aussi y avait-il dans son jugement sur les chrétiens, en dehors de la stupéfaction, de la pitié et une nuance de mépris. Il les tenait pour des brebis destinées à servir tôt ou tard de pâture aux loups, et sa nature de Romain se refusait à admettre qu’on se laissât dévorer. Néanmoins, une chose le frappa : c’est la joie qui, après le départ de Chilon, illumina tous les visages. L’Apôtre, s’approchant de Glaucos, lui imposa les mains et dit :

— En toi, le Christ a triomphé !

Glaucos leva au ciel des yeux si pleins de foi et de bonheur qu’une félicité inattendue semblait l’inonder. Vinicius, plus apte à comprendre la joie résultant de la vengeance assouvie, le regardait avec des yeux dilatés, comme il eût regardé un fou. Il vit, non sans s’indigner en lui-même, Lygie poser ses lèvres royales sur la main de cet homme à l’apparence d’esclave, et le monde lui parut renversé. Puis survint Ursus, qui raconta comment, en reconduisant Chilon, jusqu’à la rue, il lui avait demandé pardon du dommage causé à ses os, ce qui lui valut aussi la bénédiction de l’Apôtre. Alors Crispus proclama que ce jour marquait une grande victoire. Et à ce mot de victoire toutes les pensées de Vinicius s’embrouillèrent.

Mais, Lygie lui ayant de nouveau apporté un breuvage rafraîchissant, il lui retint un instant la main, puis demanda :

— Alors, toi aussi tu m’as pardonné ?

— Il nous est défendu, à nous autres chrétiens, de garder de la rancune dans nos cœurs.

— Lygie, — dit alors Vinicius, — quel que soit ton Dieu, je lui offrirai une hécatombe, uniquement parce qu’il est ton Dieu.

Elle répondit :

— Tu lui feras le sacrifice en ton cœur, dès que tu sauras l’aimer.

— Uniquement parce qu’il est ton Dieu… — répéta Vinicius, d’une voix affaiblie.

Il abaissa ses paupières et ses forces l’abandonnèrent de nouveau.

Lygie sortit, mais pour revenir bientôt ; elle s’approcha pour s’assurer qu’il dormait. La sentant auprès de lui, Vinicius entrouvrit les yeux et sourit ; de la main elle lui ferma les paupières comme pour le forcer à dormir. Alors il se sentit envahi d’une infinie béatitude, tandis que sa faiblesse augmentait. Déjà la nuit s’était épaissie, apportant avec elle une fièvre plus intense. Ne pouvant s’endormir, il suivit des yeux les allées et venues de Lygie. Par instants, il cédait à un demi-sommeil qui lui laissait la faculté de voir et d’entendre tout ce qui se passait autour de lui, mais où s’entremêlaient les visions de la réalité et celles de la fièvre. Il lui semblait que, dans un vieux cimetière abandonné, se dressait un temple en forme de tour et que Lygie en était la prêtresse. Il ne la perdait pas de vue. Il l’apercevait au sommet de la tour, un luth à la main, baignée de lumière, telles ces prêtresses qu’il avait vues en Orient chantant, la nuit, des hymnes à la lune. Lui-même, dans le but de l’enlever, gravissait péniblement des escaliers tortueux ; Chilon le suivait, claquant des dents de terreur et répétant : « Ne fais pas cela, seigneur, car c’ est une prêtresse, et Lui la vengera… » Vinicius ignorait qui était ce Lui, mais il comprenait qu’il allait commettre un sacrilège, et il se sentait plein d’épouvante. Comme il atteignait la balustrade qui entourait le sommet de la tour, surgissait à côté de Lygie l’Apôtre à la barbe argentée, qui disait : « Ne porte pas la main sur elle, car elle m’appartient. » Et l’Apôtre entraînait Lygie sur des rayons de lune, comme sur une voie menant au ciel, tandis que Vinicius, les bras tendus vers eux, les suppliait de l’emmener.

Il se réveilla, retrouva ses esprits et se mit à regarder autour de lui. Sur son haut trépied, le foyer brûlait plus faiblement, mais donnait cependant encore assez de lumière. Alentour étaient assis les chrétiens qui se chauffaient, car la nuit était fraîche et dans la chambre il faisait assez froid. Vinicius voyait la buée s’échapper de leur bouche. Au milieu, se tenait l’Apôtre ; à ses genoux, sur un tabouret bas, Lygie ; plus loin, Glaucos, Crispus et Myriam ; aux deux extrémités, d’une part Ursus, de l’autre Nazaire, le fils de Myriam, jeune garçon au visage gracile et aux longs cheveux noirs qui lui retombaient sur les épaules.

Lygie écoutait, les yeux levés vers l’Apôtre ; toutes les têtes étaient tournées vers lui. Il parlait à voix basse. Vinicius se prit à l’observer avec une vague crainte superstitieuse, analogue à celle qu’il avait ressentie dans son délire. L’idée lui vint que dans sa fièvre il avait vu la vérité et que ce vénérable étranger, venu de rives lointaines, lui enlevait réellement Lygie et l’entraînait par des chemins inconnus. Il était convaincu que le vieillard parlait de lui, conseillait peut-être de le séparer d’elle, tant il lui semblait inadmissible qu’on parlât d’autre chose ; rassemblant donc toute son attention, il écouta ce que disait Pierre.

Mais il s’était trompé. L’Apôtre parlait encore du Christ.

« Ils ne vivent que par Lui ! » — songea Vinicius.

Le vieillard racontait comment on s’était emparé du Christ :

— Une troupe de soldats vint avec les serviteurs des prêtres pour Le chercher. Quand le Sauveur leur demanda qui ils cherchaient, ils répondirent : « Jésus de Nazareth ». Mais lorsqu’il leur dit : « C’est moi ! » ils tombèrent la face contre terre, sans oser porter la main sur Lui. Et seulement, quand ils L’eurent questionné une seconde fois, ils Le saisirent.

Ici, l’Apôtre s’interrompit, étendit ses mains vers le feu et reprit :

« La nuit était fraîche comme celle-ci, mais mon cœur bouillonnait. Je tirai mon glaive pour Le défendre et je coupai l’oreille à l’esclave de l’archiprêtre. Je L’aurais mieux défendu que ma propre vie, s’il ne m’avait dit : « Remets ton glaive dans le fourreau : ne dois-je pas vider le calice que m’a présenté mon Père ?… » Alors, ils s’emparèrent de Lui et Le ligotèrent.

Ayant ainsi parlé, l’Apôtre porta les mains à son front et se tut, ne voulant pas continuer son récit avant d’avoir consulté ses souvenirs.

Alors, Ursus, n’y pouvant tenir, se leva brusquement, secoua le feu avec une telle violence que les étincelles jaillirent en pluie d’or, et s’écria :

— Tant pis, quoi qu’il dût en advenir… moi, j’aurais…

Lygie l’interrompit en posant un doigt sur ses lèvres. On entendit haleter le Lygien, car l’indignation grondait dans son âme ; bien que toujours prêt à baiser les pieds de l’Apôtre, il ne pouvait, en sa conscience, approuver cette conduite. Si, en sa présence, quelqu’un eût porté la main sur le Sauveur, ou s’il eût été avec Lui, cette nuit-là, oh ! alors : soldats, serviteurs des prêtres, toute la valetaille, il eût tout mis en pièces ! Ses yeux s’emplissaient de larmes, provoquées par le chagrin et par une lutte sourde en lui-même : d’une part, il eût défendu le Sauveur, il eût appelé à son aide les Lygiens, qui sont tous braves ; mais, d’autre part, il Lui eût désobéi, et eût ainsi empêché la rédemption du monde.

Tel était le motif de ses larmes.

Peu après, Pierre reprit son récit. Cependant Vinicius était retombé dans un assoupissement fiévreux. Ce qu’il venait d’entendre se mêlait dans son esprit à ce que l’Apôtre avait raconté, la nuit précédente, à l’Ostrianum, à propos de cette journée où le Christ était apparu sur les bords du lac de Tibériade. Il voyait, sur une vaste nappe d’eau, flotter une barque de pêcheur, où se trouvaient Pierre et Lygie. Lui-même nageait de toutes ses forces à leur suite, mais la douleur causée par son bras cassé l’empêchait de les rejoindre. Les vagues soulevées par la tempête l’aveuglaient, il allait se noyer ; d’une voix suppliante, il implorait du secours. Alors Lygie s’agenouillait devant l’Apôtre qui faisait virer la barque et lui tendait une rame ; Vinicius s’y accrochait et, aidé par eux, il se hissait et allait tomber au fond du canot.

Il lui sembla ensuite qu’il s’était relevé et qu’il voyait des gens en foule suivre la barque à la nage. L’écume des vagues leur recouvrait la tête, et les mains seules de quelques-uns apparaissaient encore. Mais Pierre sauvait tous ceux qui allaient se noyer et les recueillait dans sa barque, qui s’agrandissait comme par miracle. En peu de temps, une multitude la remplit, aussi grande, plus grande même à la fin, que celle qu’il avait vue réunie à l’Ostrianum. Lui-même se demandait avec étonnement comment tous pouvaient y trouver place, et il craignait qu’elle ne coulât. Mais Lygie le rassurait, et sur un rivage lointain vers lequel ils se dirigeaient, elle lui montrait une lumière.

Alors, le rêve de Vinicius se confondit de nouveau avec ce qu’avait dit l’Apôtre à l’Ostrianum sur l’apparition du Christ au bord du lac. À présent, dans cette lumière de la rive, il voyait se dessiner une figure vers laquelle Pierre orientait la barque. À mesure qu’ils approchaient, la tempête s’apaisait, les ondes devenaient plus calmes et la lumière plus vive. La foule chantait un hymne très doux, l’atmosphère s’imprégnait de nard, l’eau s’irisait de toutes les nuances de l’arc-en-ciel, comme si, du fond, eût monté le reflet des lis et des roses… Enfin, les flancs de la barque touchèrent légèrement le sable. Lygie prit alors Vinicius par la main, en lui disant : « Viens, je te conduirai », et elle le mena vers la lumière.

……………………………………………

En se réveillant, Vinicius ne recouvra pas immédiatement le sentiment de la réalité. Un certain temps, il se crut toujours près du lac, entouré de la multitude, parmi laquelle, sans savoir pourquoi, il se mit à chercher Pétrone, étonné de ne l’y point rencontrer. Une lueur vive, venant de la cheminée, près de laquelle il n’y avait plus personne, acheva de le réveiller. Les tisons d’oliviers se consumaient paresseusement sous leur cendre rose, mais les bûchettes de pin, dont on venait sans aucun doute de ranimer le brasier, pétillaient en lançant des flammes à la clarté desquelles Vinicius aperçut Lygie assise non loin de son lit.

À cette vue, il se sentit ému jusqu’au fond de l’âme. Il savait qu’elle avait passé la nuit précédente à l’Ostrianum ; pendant toute la journée, elle s’était employée à le soigner ; maintenant encore, tandis que les autres reposaient, elle veillait seule à son chevet. On voyait bien qu’elle était lasse. Immobile sur son siège, elle fermait les yeux. Vinicius ne savait si elle dormait, ou si elle s’absorbait dans ses pensées. Il contemplait son profil, ses cils abaissés, ses mains croisées sur ses genoux, et dans le cerveau du païen commençait à se faire jour une conception nouvelle ; à côté de la beauté grecque ou romaine, nue, vaniteuse et sûre d’elle-même, il y avait au monde une autre beauté, toute nouvelle, étonnamment chaste, et dans laquelle résidait une âme nouvelle aussi.

Il ne pouvait se décider à la qualifier de beauté chrétienne, mais en pensant à Lygie, il ne pouvait plus séparer la séduction de cette beauté de la doctrine nouvelle. Il comprenait que si les autres étaient allés se reposer, tandis que Lygie veillait seule sur lui, c’était parce que sa doctrine le lui ordonnait : mais cette pensée, tout en le pénétrant d’admiration pour la doctrine même, la lui rendait aussi pénible. Il eût préféré que Lygie agît ainsi par amour de lui, de son visage, de ses yeux, de ses formes harmonieuses, en un mot, pour toutes ces raisons qui avaient décidé tant de Grecques et de Romaines à nouer à son cou leurs bras blancs.

Soudain, il sentit que si elle eût été semblable aux autres femmes, il l’eût trouvée moins séduisante.

Cette découverte le frappa, sans qu’il pût se rendre compte de ce qui se passait en lui, et tout en y constatant de nouveaux sentiments, de nouveaux penchants, étrangers au monde dans lequel il avait vécu jusqu’alors.

Lygie avait ouvert les yeux et, s’apercevant que Vinicius la regardait, elle s’approcha et dit :

— Je suis auprès de toi.

Et il répondit :

— J’ai vu ton âme dans mon rêve.