Quo vadis/Chapitre XXVII

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 196-203).

Chapitre XXVII.

De ce moment, Lygie ne fit que de rares apparitions dans la salle commune et se rapprocha moins fréquemment du malade. Mais elle ne retrouvait pas le calme de son âme. Elle voyait que Vinicius la suivait d’un regard suppliant, qu’il attendait d’elle une parole ainsi qu’une grâce, qu’il souffrait sans oser se plaindre, de peur de la rebuter, et qu’elle seule était pour lui la santé et la joie. Alors son cœur débordait de pitié. Elle ne fut également pas longue à s’apercevoir que plus elle s’efforçait de l’éviter, plus grandissait sa pitié pour lui, et que par cela même il faisait naître en elle des sentiments de plus en plus tendres. Il n’y avait plus de calme pour elle. La pensée lui venait que son devoir était précisément de rester toujours à ses côtés, d’abord parce que la doctrine divine lui prescrivait de rendre le bien pour le mal, et ensuite parce que, par des conversations avec lui, elle pourrait peut-être le gagner à cette doctrine. Mais en même temps sa conscience lui répondait qu’elle cherchait à se leurrer, et qu’elle était attirée par autre chose, son amour à lui et la séduction qu’il exerçait sur elle.

Une lutte intérieure, qui devenait de jour en jour plus pénible, se livrait en elle. Par moments, elle se sentait prise dans un filet d’autant plus enchevêtré qu’elle tentait davantage de s’en délivrer. Il lui fallait s’avouer que la présence de Vinicius lui devenait indispensable, que sa voix lui était toujours plus chère et qu’elle devait rassembler toutes ses forces pour résister au désir qu’elle avait de demeurer auprès de sa couche. Quand elle s’approchait de lui et qu’elle le voyait tout rayonnant à sa vue, son cœur s’emplissait de joie. Un jour, elle aperçut des traces de larmes à ses cils et, pour la première fois, la pensée lui vint qu’elle pourrait les sécher avec des baisers. Aussitôt effarée et pleine de mépris pour elle-même, elle passa à pleurer toute la nuit qui suivit. Vinicius, lui, était devenu aussi patient que s’il avait fait vœu de patience. Quand ses yeux s’allumaient d’irritation, de révolte et de colère, il s’efforçait d’en éteindre au plus vite l’éclat et regardait Lygie avec inquiétude, comme pour lui en demander pardon. Alors, les sentiments de la jeune fille à son égard prenaient une nouvelle force. Elle n’eût jamais supposé qu’on pût l’aimer ainsi, et lorsqu’elle y songeait, elle se sentait en même temps coupable et heureuse.

En réalité, Vinicius s’était comme transformé. Ses entretiens avec Glaucos ne respiraient plus le même orgueil. Il s’avisait que ce pauvre esclave médecin, et la vieille Myriam qui l’entourait de ses soins, et Crispus, toujours en prières, étaient, eux aussi, des êtres humains. Ces idées le surprenaient, mais n’en existaient pas moins. Il finit par aimer Ursus, avec qui il passait à converser des journées entières. Car il pouvait lui parler de Lygie : le géant était intarissable sur ce chapitre, et, tout en soignant le malade, il commençait à lui témoigner une sorte d’affection. Lygie avait toujours été pour Vinicius un être d’une autre essence, incomparablement supérieure à ceux qui l’environnaient. À présent, il commençait à étudier aussi avec plus d’attention les simples et les humbles, — ce qu’il n’avait jamais fait auparavant, — et chez eux aussi il découvrait des qualités dignes d’estime, dont il n’avait eu jusqu’ici aucun soupçon.

Nazaire seul ne trouvait pas grâce devant lui, car il supposait au jeune garçon l’audace d’être amoureux de Lygie. Longtemps, il est vrai, il résista à l’envie de lui témoigner son aversion. Mais comme, un jour, l’adolescent avait apporté à la jeune fille deux cailles, payées d’un argent péniblement gagné, le descendant des Quirites se réveilla en Vinicius, pour qui l’enfant d’un peuple étranger valait moins que le plus misérable mendiant. Entendant Lygie le remercier, il pâlit et, tandis que Nazaire était allé chercher de l’eau pour les oiseaux, il dit :

— Lygie, comment peux-tu souffrir qu’il t’offre des présents ? Ignores-tu donc que les Grecs appellent ceux de sa nation : ces chiens de juifs ?

— Je ne sais comment les appellent les Grecs, mais je sais que Nazaire est chrétien et qu’il est mon frère.

Elle le regarda avec tristesse et surprise, car elle était déshabituée de constater chez lui de tels accès de violence. Lui serra les dents, pour ne pas se récrier qu’il ferait mourir un tel frère sous le bâton, ou l’enverrait, les fers aux pieds, bêcher la terre dans ses vignobles de Sicile… Toutefois, il se contint, étouffa sa colère et dit :

— Pardonne-moi, Lygie ; c’est que, pour moi, tu es fille de roi et l’enfant adoptive des Plautius.

Et il sut si bien se dominer que, lorsque Nazaire rentra dans la chambre, il lui promit de lui faire don, à son retour dans sa villa, d’un couple de paons ou de flamants, qui foisonnaient dans ses jardins.

Lygie comprenait combien lui coûtaient ces victoires sur lui-même, et plus elles étaient fréquentes, plus son cœur inclinait vers lui. Mais, en ce qui touchait Nazaire, il avait moins de mérite qu’elle ne le supposait. Il pouvait avoir eu un instant quelque ressentiment contre lui, mais non de la jalousie. En réalité, le fils de Myriam ne valait à ses yeux pas plus qu’un chien ; c’était, du reste, un gamin, incapable d’aimer Lygie autrement que d’un amour inconscient et soumis. La véritable lutte que devait soutenir le jeune tribun, c’était pour se mettre d’accord, même tacitement, avec la vénération dont ces gens entouraient le nom du Christ et sa doctrine. Aussi Vinicius éprouvait-il d’étranges sentiments. Cette doctrine, quelle qu’elle fût, était celle que professait Lygie et que, par là même, il était prêt à reconnaître. Plus ses forces lui revenaient, mieux il se rappelait la série des événements qui s’étaient déroulés depuis cette nuit de l’Ostrianum, les pensées, les réflexions qui avaient depuis traversé son cerveau, et plus aussi il s’étonnait de la puissance surnaturelle de cette religion qui transformait si radicalement l’âme humaine. Il comprenait que cette doctrine était quelque chose d’insolite, encore ignorée de tous, et il se disait que si elle venait à embrasser le monde entier, à lui infuser son amour et sa miséricorde, alors commencerait une ère semblable à celle où régnait sur l’Univers non pas Zeus, mais Saturne. Il n’osait douter ni de l’origine miraculeuse du Christ, ni de sa résurrection, ni des autres miracles. Les témoins qui en parlaient inspiraient trop de confiance, ils étaient de trop bonne foi et fuyaient trop le mensonge pour qu’on pût douter de leurs récits. Enfin, tout en négligeant de croire aux dieux, le scepticisme romain croyait aux miracles.

Vinicius se trouvait donc en présence d’une étrange énigme qu’il était impuissant à résoudre.

D’autre part, cette doctrine lui semblait, plus que toute autre, en opposition avec l’ordre de choses existant, impraticable dans la vie et insensée. D’après lui, à Rome et sur toute la terre, les hommes pouvaient être mauvais, mais partout l’organisation sociale était bonne. Si, par exemple, César eût été digne, si le Sénat n’eût point été composé d’ignobles débauchés, mais de gens comme Thraséas, qu’eût-on pu souhaiter de mieux ? Le monde romain, la puissance romaine, n’était-ce pas là d’excellentes choses ? La division en castes n’était-elle pas sensée et juste ? Et pourtant, — songeait Vinicius, — la doctrine chrétienne devait troubler tout cet ordre, détruire la toute-puissance et niveler les inégalités humaines. Que deviendraient alors la suprématie et la grandeur de Rome ? Rome pouvait-elle renoncer à l’empire du monde, traiter d’égale à égal avec ce troupeau de peuples vaincus ? Autant de choses qui ne pouvaient entrer dans la tête d’un patricien.

De plus, cette doctrine était contraire à ses goûts, à ses habitudes, à son caractère, à sa conception de la vie. Il ne pouvait, dans le cas où il l’adopterait, s’imaginer une telle simplification de son existence. Elle l’intimidait, elle l’étonnait, et toute sa nature se révoltait contre elle. Il sentait aussi qu’elle seule le séparait de Lygie, et cette pensée lui faisait haïr cette doctrine de toute son âme.

Toutefois, il pouvait déjà comprendre que c’était elle qui avait marqué Lygie de cette beauté extraordinaire, inexplicable ; elle qui avait fait naître dans son cœur à lui, outre l’amour, le respect, outre le désir, l’adoration ; elle qui avait fait de la jeune fille l’être le plus cher au monde. Et alors, il se reprenait à aimer le Christ, se disant qu’il fallait ou L’aimer ou Le haïr, mais non rester indifférent. Il était comme heurté par deux vagues opposées : il hésitait dans ses idées, dans ses sentiments, sans pouvoir arrêter son choix ; et il finissait par incliner la tête, par honorer en silence ce Dieu qu’il ne comprenait pas, par le vénérer, uniquement parce qu’il était le Dieu de Lygie.

Celle-ci voyait bien ce qui se passait en lui. Elle se rendait compte de cette lutte intérieure et de la répulsion de sa nature pour cette doctrine. Cela l’attristait mortellement ; mais, d’autre part, le respect tacite qu’il vouait au Christ éveillait sa compassion, sa pitié et sa reconnaissance et l’attirait vers lui. Elle se rappelait Pomponia Græcina et Aulus. La pensée que par-delà la tombe elle ne retrouverait plus Aulus était pour Pomponia une cause perpétuelle de tristesse. Lygie comprenait mieux à présent cette amertume et cette douleur. Elle avait, elle aussi, rencontré un être cher ; et la séparation éternelle les menaçait. Parfois cependant elle se berçait de l’espoir que l’âme de Vinicius s’ouvrirait aux vérités chrétiennes. Mais c’étaient là de courtes illusions. Elle le connaissait et le comprenait bien déjà : Vinicius chrétien ! Ces deux mots ne pouvaient se concilier, même dans sa tête inexpérimentée. Si Aulus, sage et pondéré comme il l’était, ne pouvait se convertir au christianisme sous l’influence de l’intelligente et vertueuse Pomponia, comment Vinicius le pourrait-il ? Aucune réponse n’était possible, ou plutôt il n’y en avait qu’une : pas d’espoir, pas de salut !

Lygie reconnut avec effroi que la condamnation suspendue sur lui, loin de provoquer en elle de l’aversion, lui inspirait une pitié qui le lui rendait plus cher encore. Et, par moments, il lui prenait envie de lui parler franchement de son ténébreux passé. Or, un jour qu’assise auprès de lui, elle lui disait que, hors de la doctrine chrétienne, il n’y avait pas de vie, lui, qui commençait à récupérer ses forces, se souleva sur son bras valide, posa soudain sa tête sur les genoux de la jeune fille et lui dit :

— La vie, c’est toi !

Alors, Lygie cessa de respirer ; la conscience l’abandonna et une sorte de tressaillement de plaisir courut dans tout son être. De ses mains elle le prit aux tempes, s’efforça de lui soulever la tête, mais dans cet effort, elle se pencha si bien vers lui que ses lèvres frôlèrent les cheveux de Vinicius. Ce fut un instant d’ivresse et de lutte contre eux-mêmes et contre un amour qui les poussait aux bras l’un de l’autre. Enfin Lygie, sentant la tête lui tourner et une flamme lui parcourir les veines, se releva et s’enfuit. C’était la dernière goutte qui allait faire déborder le vase.

Vinicius ne se doutait pas de quel prix il allait payer cette minute de bonheur. Mais Lygie avait compris qu’elle-même, dorénavant, avait besoin de secours. Elle passa la nuit suivante dans l’insomnie, dans les larmes et la prière, persuadée qu’elle était indigne de prier et même d’être exaucée. Le lendemain, elle quitta de bonne heure le cubicule, appela Crispus au jardin et, sous le berceau fait de lierre et de liserons desséchés, elle lui ouvrit toute son âme, le suppliant de lui permettre de quitter la maison de Myriam : car elle n’avait plus confiance en elle-même et ne pouvait plus arracher de son cœur son amour pour Vinicius.

Crispus était un homme âgé, rude, et sans cesse en extase ; il approuva le projet de départ, mais n’eut pas un mot de pardon pour cet amour dans lequel il ne voyait que péché. Son cœur s’enfla d’indignation à la seule pensée que cette Lygie, cette fugitive qu’il protégeait, qu’il aimait, qu’il avait affermie dans la foi, qu’il tenait jusqu’ici pour un lis immaculé, poussé sur le sol de la doctrine chrétienne et que n’avait encore pollué aucun souffle terrestre, pouvait trouver de la place en son âme pour un amour autre que l’amour divin. Il avait cru jusqu’alors que, dans le monde entier, aucun cœur plus pur n’avait battu pour le Christ ; il se proposait de le lui offrir comme une perle, comme un trésor, comme une œuvre précieuse façonnée de ses mains, et sa déception le comblait de stupéfaction et d’amertume.

— Va et demande à Dieu pardon de tes fautes, — lui dit-il avec sévérité. — Fuis, avant que l’esprit malin qui t’a ensorcelée t’entraîne à la chute complète et que tu renies le Sauveur. Dieu est mort sur la croix pour racheter ton âme de son sang, et tu as préféré aimer celui qui a voulu faire de toi sa concubine. Par miracle, Dieu t’avait tirée de ses mains, et toi, tu as ouvert ton cœur à une passion impure, tu as aimé le fils des ténèbres. Et qui est-il, cet homme ? L’ami et le serviteur de l’Antéchrist, son compagnon de crimes et de débauches. Où te mènera-t-il, sinon dans ce gouffre et dans cette Sodome où il vit lui-même et que la flamme de la colère divine anéantira ? Je te le dis : mieux vaudrait que tu fusses morte, que les murs de cette maison eussent croulé sur ta tête avant que ce serpent se fût glissé dans ta poitrine pour y répandre le venin de son iniquité !

Il s’exaltait de plus en plus. La faute de Lygie n’excitait pas seulement sa colère, mais encore son mépris pour toute la nature humaine, pour celle surtout de la femme, que la doctrine chrétienne elle-même ne pouvait garantir contre les faiblesses de l’Eve. Il lui importait peu que la jeune fille fût demeurée pure, qu’elle voulût fuir cet amour et s’en repentît avec douleur. Il avait voulu en faire un ange, l’élever jusqu’au sommet où ne planait que l’amour du Christ. Et voici qu’elle s’éprenait d’un augustan. Cette pensée emplissait son cœur de courroux mêlé de désillusion. Non, il ne pouvait le lui pardonner. Des paroles enflammées comme des charbons ardents lui brûlaient les lèvres. Il luttait cependant pour ne pas les prononcer et se contentait de brandir ses bras décharnés au-dessus de la jeune fille épouvantée. Elle se sentait coupable, mais sa faute ne lui paraissait pas si grande. Elle croyait même que son départ de la maison de Myriam serait une victoire sur la tentation et rachèterait cette faute. Mais Crispus l’écrasait : il lui montrait la misère et l’imperfection de son âme, toutes choses qu’elle soupçonnait si peu. Elle aurait cru même que le vieux pasteur, si paternel à son égard depuis sa fuite du Palatin, lui témoignerait un peu de pitié, la consolerait, lui rendrait force et courage.

— J’offre à Dieu ma déception et ma douleur, — clamait-il ; — mais toi, tu as déçu le Sauveur lui-même en descendant dans un marécage aux émanations fétides qui ont empoisonné ton âme. Cette âme, tu pouvais l’offrir au Christ, tel un vase précieux, et Lui dire : « Seigneur, remplis-le de ta grâce ! » et tu as mieux aimé l’offrir à qui sert le malin. Que Dieu te pardonne, qu’il ait pitié de toi, parce que moi… tant que tu n’auras pas rejeté ce serpent… moi, qui te considérais comme une élue…

Tout à coup il s’arrêta en s’apercevant qu’ils n’étaient plus seuls.

Il venait de voir, à travers les liserons desséchés et le lierre toujours vert, deux hommes, dont l’un était l’Apôtre Pierre. Tout d’abord il ne put reconnaître le second, dont le visage était en partie caché par un manteau tissé de poils, appelé cilicium, et il crut un moment que c’était Chilon.

Aux éclats de voix de Crispus, les nouveaux venus avaient pénétré sous la tonnelle et s’étaient assis sur un banc. Quand le compagnon de Pierre laissa voir sa face d’ascète et son crâne chauve, orné seulement aux tempes de cheveux en boucles, ses paupières rouges, son nez recourbé, tout son visage laid, mais en même temps inspiré, Crispus reconnut Paul de Tarse.

Lygie était tombée à genoux et, incapable de prononcer une parole, cachait sa petite tête éplorée dans les plis du manteau de l’Apôtre.

Et Pierre dit :

— Paix à vos âmes !

Voyant la jeune fille à ses pieds, il demanda ce qui se passait. Crispus lui répéta alors l’aveu de Lygie, lui dit son amour coupable, son intention de fuir la maison de Myriam, et aussi sa propre douleur de voir cette âme, qu’il voulait offrir au Christ, pure comme une larme, ternie maintenant par un sentiment terrestre pour un familier de ces crimes où s’enlisait le monde païen et qui appelaient le châtiment divin.

Durant son récit, Lygie demeurait prosternée aux pieds de l’Apôtre, comme pour implorer du secours, ou tout au moins un peu de pitié.

Après avoir écouté jusqu’au bout, Pierre se baissa, posa sa main ridée sur la tête de Lygie, puis, levant les yeux vers le vieux prêtre :

— Crispus, n’as-tu pas entendu dire qu’aux noces de Cana, notre Divin Maître bénit l’amour de l’épouse et de l’époux ?

Les bras de Crispus retombèrent, et surpris, muet, il considéra l’Apôtre.

Après un instant de silence, celui-ci lui demanda encore :

— Crispus, peux-tu croire que le Christ, qui permit à Marie de Magdala de se prosterner à ses pieds et qui pardonna à la pécheresse, détournerait sa face de cette enfant pure comme un lis des champs ?

Lygie, en sanglotant, se pressa plus fortement contre les pieds de l’Apôtre ; elle comprit qu’elle n’avait pas en vain cherché protection auprès de lui. Il releva la face baignée de larmes de la vierge, en lui disant :

— Tant que les yeux de celui que tu chéris ne seront pas ouverts à la lumière de la vérité, évite-le, de crainte qu’il ne t’induise en péché, mais prie pour lui et sache que ton amour n’est pas coupable. Et ta volonté de fuir la tentation te sera comptée comme un mérite. Ne te chagrine pas et ne pleure pas, car, je te le dis, la grâce du Sauveur ne t’a pas abandonnée ; tes prières seront exaucées et, après l’affliction, viendront des jours d’allégresse.

Il imposa les mains sur les cheveux de Lygie et, levant les yeux au ciel, il la bénit. Son visage était illuminé d’une bonté céleste.

Crispus, déconcerté, tentait maintenant de se justifier :

— J’ai péché contre la miséricorde, — dit-il, — mais je croyais qu’en laissant envahir son cœur par un amour terrestre, elle avait renié le Christ…

Pierre répondit :

— Moi, je l’ai renié trois fois, et pourtant il m’a pardonné et m’a institué le pasteur de son troupeau.

— … Et puis, — dit encore Crispus, — Vinicius est un augustan…

— Le Christ a attendri des cœurs plus durs, — répliqua Pierre.

Alors, Paul de Tarse, silencieux jusque-là, posa le doigt sur sa poitrine et déclara :

— Je suis celui qui persécutait et vouait à la mort les serviteurs du Christ. C’est moi qui, durant le supplice d’Étienne, gardais les vêtements de ceux qui le lapidaient. Je voulais bannir la Vérité de partout où il y a des hommes, et cependant le Seigneur m’a destiné à la prêcher par toute la terre. Je l’ai répandue en Judée, en Grèce, dans les Îles, et dans cette ville impie quand j’y suis venu, prisonnier, pour la première fois. Et maintenant que Pierre, mon supérieur, m’a appelé près de lui, je viens dans cette maison pour incliner une tête altière aux pieds du Christ et jeter le bon grain dans ce terrain pierreux que le Seigneur rendra fertile pour qu’il produise une abondante moisson.

Il se leva, et ce petit homme voûté parut en ce moment à Crispus ce qu’il était en réalité, un géant qui devait ébranler le monde sur ses fondements, et qui se rendrait maître des peuples et des continents.