Quo vadis/Chapitre XXX

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Quo vadis (s. d. (avant 1936))
Traduction par Ely Halpérine-Kaminski.
Flammarion (p. 210-224).

Chapitre XXIX.

À cette lettre, Vinicius ne reçut pas de réponse : Pétrone n’écrivait pas, espérant que d’un jour à l’autre César donnerait l’ordre de rentrer à Rome. La nouvelle en avait parcouru la ville, provoquant une grande joie parmi la populace avide de voir reprendre les jeux et les distributions de blé et d’huile, dont les réserves s’entassaient à Ostie. Hélius, affranchi de Néron, avait enfin avisé le Sénat du retour de l’empereur. Mais Néron, qui s’était embarqué avec sa cour au cap Misène, ne se hâtait pas, s’arrêtait dans les villes du littoral, soit pour se reposer, soit pour paraître sur les théâtres. À Minturnes, où il avait de nouveau chanté en public, il avait séjourné une quinzaine de jours, se demandant même s’il ne retournerait pas à Naples en attendant la venue du printemps, qui s’annonçait chaud et précoce.

Cependant, Vinicius restait enfermé chez lui, pensant uniquement à Lygie et à toutes les choses nouvelles qui préoccupaient son âme et la remplissaient d’idées et de sentiments si peu familiers. Il ne voyait personne, sinon de loin en loin le médecin Glaucos, dont chaque visite le comblait de joie, parce qu’il pouvait y parler de Lygie. Glaucos, il est vrai, ignorait le lieu de son refuge, mais il affirmait qu’elle y était entourée de la sollicitude des anciens.

Un jour, touché de la tristesse de Vinicius, il lui avoua que l’apôtre Pierre avait blâmé Crispus de ses reproches à Lygie sur son amour terrestre. À ces mots, le jeune patricien pâlit d’émotion. Souvent il s’était dit qu’il n’était pas indifférent à Lygie, mais il retombait toujours dans le doute et dans l’incertitude. Maintenant, il entendait pour la première fois la confirmation de ses désirs et de ses espérances de la bouche d’un étranger, et bien mieux, d’un chrétien ! Sur le moment, il eût voulu aller remercier Pierre. Mais ayant appris que celui-ci prêchait la nouvelle doctrine aux environs de Rome, il conjura Glaucos de le conduire vers lui, lui promettant en échange de faire des largesses aux pauvres de la communauté. Il lui semblait que l’amour de Lygie devait écarter tous les obstacles, car il était prêt lui-même à honorer le Christ. Mais tout en le persuadant de recevoir le baptême, Glaucos n’osait l’assurer que Lygie devrait par là même devenir sienne aussitôt ; il lui disait que l’on devait demander le baptême pour le baptême même et pour l’amour du Christ, et non pour d’autres motifs. « Il faut d’abord avoir l’âme chrétienne », — ajouta-t-il. Et ce Vinicius, que toute entrave irritait, commençait à comprendre que Glaucos parlait comme devait parler un chrétien. Il n’avait pas une compréhension très nette qu’une modification radicale dans sa nature résidât dans ce fait que, précédemment, il ne jugeait les hommes et les choses qu’à travers son égoïsme, tandis qu’à présent il s’accoutumait graduellement à la pensée que d’autres yeux peuvent voir d’autre façon, qu’un autre cœur peut sentir différemment, et que l’équité n’est pas la même chose que l’intérêt personnel.

À présent Vinicius éprouvait fréquemment le désir de voir Paul de Tarse, dont la parole l’intriguait et le troublait. Il cherchait des arguments propres à réfuter sa doctrine, se révoltait intérieurement contre lui, et malgré tout son désir de le voir et de l’entendre augmentait. Mais Paul était parti pour Aricie et les visites de Glaucos s’espaçant de plus en plus, Vinicius se trouva dans une solitude complète. Alors il se mit de nouveau à errer par les ruelles de Suburre et les voies étroites du Transtévère, espérant y apercevoir Lygie, ne fût-ce que de loin ; cet espoir ayant été déçu, il fut pris d’ennui et d’impatience. Puis vint un moment où son naturel primitif triompha une fois encore, avec la violence de la vague dont le ressac vient battre à nouveau le rivage. Il se jugea bien sot de s’être encombré la tête de choses qui ne lui avaient apporté que tristesse, au lieu de prendre de la vie tout ce qu’elle pouvait donner. Il résolut d’oublier Lygie, de rechercher les plaisirs et d’en user sans plus se soucier d’elle. Il sentait néanmoins que ce serait là sa dernière tentative de libération.

Avec son énergie aveugle et sa fougue coutumière, il se lança donc dans le tourbillon de la vie facile. Et la vie elle-même semblait l’y encourager. Morte et dépeuplée durant l’hiver, la ville recommençait à s’animer à l’espérance de la prochaine arrivée de César, à qui l’on préparait une réception solennelle. Le printemps était proche : sur les cimes des monts Albains les neiges avaient fondu au souffle des vents d’Afrique ; les violettes parsemaient le gazon des jardins. Sur les forums et au Champ de Mars grouillait une multitude qui se chauffait à un soleil chaque jour plus ardent. Sur la Voie Appienne, rendez-vous habituel des promeneurs, circulaient de nombreux chars richement décorés. On faisait déjà des excursions aux monts Albains. Des jeunes femmes, sous le prétexte d’honorer Junon à Lavinium ou Diane à Aricie, désertaient leurs demeures pour s’en aller à la recherche d’émotions, de société, de rencontres et de plaisir.

Et un jour, au milieu des chars luxueux, Vinicius aperçut la magnifique carucca de Chrysothémis, la maîtresse de Pétrone, précédée de deux molosses et escortée de jeunes gens mêlés à de vieux sénateurs retenus en ville par leurs fonctions. Chrysothémis dirigeait en personne l’attelage de quatre petits chevaux corses et distribuait autour d’elle des sourires et de légers coups de sa cravache dorée. Apercevant Vinicius, elle arrêta les chevaux, le fit monter dans sa carucca et l’emmena chez elle, où elle le retint à un festin qui dura toute la nuit. Vinicius s’y enivra si bien qu’il perdit même le souvenir du moment où on l’avait ramené chez lui. Il se rappelait pourtant que Chrysothémis s’étant informée de Lygie, il s’en était offensé et, déjà ivre, lui avait vidé sur la tête sa coupe de falerne. Rien que d’y penser, il sentait encore gronder sa colère. Mais, dès le lendemain, et l’injure oubliée, Chrysothémis était revenue le chercher pour l’emmener de nouveau sur la Voie Appienne. Puis, elle était revenue chez lui, lui avouant que depuis longtemps elle était lasse, non seulement de Pétrone, mais aussi de son luthiste, et que son cœur était libre. Huit jours durant, ils se montrèrent ensemble. N’empêche que leurs relations ne pouvaient durer longtemps. Quand bien même, depuis l’incident du falerne, le nom de Lygie n’avait pas été prononcé, Vinicius n’arrivait pas à la bannir de ses pensées. Il éprouvait toujours la sensation de ses yeux fixés sur lui, sensation qui le remplissait d’inquiétude. Il avait beau s’indigner contre lui-même, il ne pouvait se défaire de l’idée qu’il attristait Lygie, ni des regrets que lui causait cette idée. À la première scène de jalousie, provoquée par l’achat qu’il venait de faire de deux jeunes Syriennes, il chassa Chrysothémis sans égards. Toutefois, il ne cessa point pour cela de se livrer au plaisir et à la débauche ; il semblait, au contraire, s’y plonger par animosité contre Lygie. Il n’en finit pas moins par se rendre compte qu’il ne cessait de songer à elle, qu’elle était l’unique inspiratrice de ses actes, bons ou mauvais, et que, en réalité, hors d’elle rien ne l’intéressait. Alors, las et écœuré, il se sentit de la répulsion pour les plaisirs dont il ne gardait que des remords. Il se compara à un indigent, et cela à sa grande surprise, car il avait toujours considéré comme bon tout ce qui lui plaisait. Il avait perdu désormais sa liberté, son assurance, et il tomba dans une complète prostration dont ne put même le tirer la nouvelle que César était de retour. Rien ne l’intéressait plus, jusqu’à Pétrone qu’ il n’alla voir que lorsque celui-ci l’envoya chercher dans sa propre litière.

Vinicius, joyeusement accueilli, ne répondit d’abord qu’à contrecœur aux questions de son ami. Mais à la fin, ses sentiments et ses pensées longtemps refoulés débordèrent en un flux de paroles, il instruisit Pétrone de toutes les recherches qu’il avait faites pour retrouver Lygie, de son séjour parmi les chrétiens, de tout ce qu’il y avait vu et entendu, de tout ce qui avait tourmenté son esprit et son cœur, et il finit par se lamenter d’être plongé dans un chaos où il avait perdu, avec la tranquillité, le don de discerner les choses et de les apprécier. Rien ne l’attirait, il ne prenait goût à rien, ne savait ni à quoi se décider, ni que faire. Il était prêt tout ensemble à honorer et à persécuter le Christ ; il comprenait l’élévation de sa doctrine et ressentait en même temps pour Lui une répulsion invincible. Il se rendait compte que, si même il arrivait à posséder Lygie, ce ne serait pas tout entière, car il lui faudrait la partager avec le Christ. En somme, il vivait comme s’il n’eût pas vécu : sans espoir, sans lendemain, sans foi dans le bonheur. Il se sentait entouré de ténèbres, il cherchait à tâtons et vainement une issue.

Durant le récit de Vinicius, Pétrone examinait ses traits altérés, ses mains tâtonnantes étendues comme pour chercher réellement un chemin dans l’obscurité, et il réfléchissait. Soudain, il se leva, s’approcha de Vinicius et lui rebroussant les cheveux derrière l’oreille :

— Sais-tu, — lui demanda-t-il, — que tu as quelques cheveux gris aux tempes ?

— C’est possible, — repartit Vinicius ; — je ne serais même pas étonné de les voir bientôt blanchir tous.

Un silence se fit. Pétrone, en homme intelligent, avait médité quelquefois sur l’âme humaine et sur la vie. Dans leur monde à tous deux, cette vie pouvait, en général, sembler extérieurement heureuse ou malheureuse ; intérieurement elle était toujours calme. Ainsi que la foudre ou un tremblement de terre renversaient un temple, de même le malheur pouvait bouleverser une existence. Mais, considérée en soi, cette existence ne se composait que de lignes pures, harmonieuses et exemptes d’irrégularités. Et voici que les paroles de Vinicius reflétaient tout autre chose, voici que Pétrone se trouvait pour la première fois en présence d’une série d’énigmes intellectuelles que jusqu’ici personne n’avait cherché à résoudre. Il était assez sagace pour en apercevoir la portée, mais, en dépit de toute sa finesse, il ne trouvait aucune explication à ses propres doutes. Et seulement après un long silence, il dit :

— Il ne peut y avoir là que des sortilèges.

— C’est aussi ce que j’ai cru, — répondit Vinicius. — Bien souvent il m’a semblé qu’on nous avait jeté un sort.

— Et si tu t’adressais aux prêtres de Sérapis ? — opina Pétrone. — Évidemment, parmi eux comme parmi tous les prêtres, il ne manque pas d’imposteurs, pourtant il en est qui ont approfondi d’étranges mystères.

Sa voix mal assurée trahissait son peu de conviction, car il sentait combien, dans sa bouche, ce conseil pouvait paraître vain, sinon ridicule.

Vinicius se frotta le front et dit :

— Des sortilèges !… J’ai vu des mages qui savaient utiliser les forces souterraines et en tirer profit. J’en ai vu d’autres qui s’en servaient pour nuire à leurs ennemis. Mais les chrétiens vivent dans la pauvreté ; ils pardonnent à leurs ennemis ; ils prêchent l’humilité, la vertu et la miséricorde. Quel bénéfice tireraient-ils des envoûtements et en quoi en profiteraient-ils ?

Pétrone commençait à s’irriter de ce que son intelligence ne trouvait rien. Ne voulant pas toutefois en convenir et tenant à répondre quand même, il dit :

— C’est une secte nouvelle…

Et bientôt il ajouta :

— Par la divine souveraine des bosquets de Paphos ! comme tout cela gâte la vie ! Tu admires la bonté et la vertu de ces gens, et moi je te dis qu’ils sont méchants, car ce sont les ennemis de la vie au même titre que les maladies, que la mort. Nous en avons pourtant assez sans cela ! Compte un peu : les maladies, César, Tigellin, les vers de César, les savetiers qui commandent aux descendants des quirites, les affranchis qui siègent au Sénat. Par Castor ! c’en est assez. C’est une secte pernicieuse et détestable. As-tu essayé de secouer toutes ces tristesses et d’user un peu de la vie ?

— J’ai essayé, — répondit Vinicius.

Pétrone riait.

— Ah ! traître ! Les nouvelles sont vite connues par les esclaves : tu m’as soufflé Chrysothémis !

Vinicius avoua, d’un geste dégoûté.

— N’empêche que je t’en remercie, — continua Pétrone. — Je lui enverrai une paire de souliers brodés de perles. En mon langage amoureux, cela veut dire : « Va-t’en » Je te suis reconnaissant à double titre : d’abord de n’avoir pas accepté Eunice, ensuite de m’avoir débarrassé de Chrysothémis. Écoute-moi bien : tu vois devant toi un homme qui se levait de bon matin, prenait son bain, festoyait, possédait Chrysothémis, écrivait des satires, parfois même rehaussait sa prose de quelques vers, mais qui s’ennuyait comme César et souvent n’arrivait pas à chasser ses idées noires. Et sais-tu pourquoi il en était ainsi ? Parce que j’allais chercher bien loin ce que j’avais sous la main… Une belle femme vaut toujours son pesant d’or, mais quand, au surplus, elle vous aime, elle n’a pas de prix. Tous les trésors de Verres ne sauraient la payer. À présent je me dis : remplis ta vie de bonheur, ainsi qu’une coupe du meilleur vin que produit la terre et bois jusqu’à ce que ta main devienne inerte et que blêmissent tes lèvres. Ensuite, advienne que pourra : telle est ma nouvelle philosophie.

— Tu l’as toujours professée. Elle ne comporte rien de nouveau.

— Elle possède, à présent, l’idéal qui lui faisait défaut.

Il appela Eunice, qui entra, drapée de blanc, resplendissante sous ses cheveux d’or, et non plus l’esclave de naguère, mais une sorte de déesse d’amour et de félicité. Pétrone ouvrit les bras en disant :

— Viens.

Elle accourut, s’assit sur ses genoux, lui entoura le cou de ses bras et posa sa tête sur sa poitrine. Vinicius voyait les joues d’Eunice s’empourprer peu à peu et ses yeux se voiler. Ainsi réunis, ils formaient un merveilleux groupe de tendresse et de bonheur. Pétrone étendit la main vers une potiche, y prit une poignée de violettes et les répandit sur la tête, la poitrine et la stole d’Eunice ; ensuite il lui dégagea les épaules et dit :

— Heureux celui qui, comme moi, a rencontré l’amour enfermé dans un tel corps !… Parfois, il me semble que nous sommes deux divinités… Regarde : Praxitèle, Miron, Scopas, Lysias, ont-ils imaginé lignes plus pures ? Est-il à Paros ou au Pentélique un marbre aussi chaud, aussi rose et aussi voluptueux ? Il est des hommes qui usent de leurs baisers les bords d’un vase ; moi, je préfère chercher le plaisir là où je puis réellement le trouver.

Ses lèvres se mirent à errer sur les épaules et sur le cou d’Eunice. Elle frissonnait, ses yeux s’ouvraient et se refermaient sous l’empire d’une indicible félicité. Enfin Pétrone, relevant sa tête élégante et se tournant vers Vinicius :

— Et maintenant, réfléchis à ce que valent tes mornes chrétiens et compare ! Si tu ne saisis pas la différence, eh bien ! va les rejoindre. Mais ce spectacle t’aura guéri…

Au parfum de violettes qui flottait dans la salle, les narines de Vinicius se gonflèrent. Il pâlit à la pensée que s’il pouvait promener ainsi ses lèvres sur les épaules de Lygie, après ce bonheur sacrilège, il lui importerait peu de voir crouler le monde. Habitué déjà à se rendre promptement compte de ce qui se passait en lui, il s’aperçut qu’en ce moment même il songeait à Lygie, à elle seule.

— Eunice, ma divine, — murmura Pétrone, — donne l’ordre de nous apporter des couronnes et à déjeuner.

Eunice sortit… Il continua en s’adressant à Vinicius :

— J’ai voulu l’affranchir, et sais-tu ce qu’elle m’a répondu ? « J’aime mieux être ton esclave que l’épouse de César. » Alors, je l’ai affranchie à son insu. Le préteur, pour me complaire, a bien voulu ne pas exiger sa présence. Elle ignore qu’elle est libre, elle ignore aussi que si je meurs, cette maison et tous mes bijoux, sauf les gemmes, sont sa propriété.

Il se leva, déambula par la salle :

— L’amour, — poursuivit-il, — transforme les gens, les uns plus, les autres moins. Il m’a transformé, moi aussi. J’aimais jadis le parfum de la verveine, mais Eunice préférant les violettes, je me suis mis à les aimer plus que toute autre fleur, et, depuis le retour du printemps, nous ne respirons que des violettes.

Il s’arrêta devant Vinicius et lui demanda :

— Et toi ? tu t’en tiens toujours au nard ?

— Laisse-moi, — répliqua le jeune homme.

— J’ai voulu te montrer Eunice et je te parle d’elle parce que peut-être tu cherches bien loin ce qui est tout près. Un cœur fidèle et simple peut battre pour toi dans les cubicules de tes esclaves. Applique ce baume sur tes blessures. Tu dis que Lygie t’aime ; c’est possible, mais qu’est-ce qu’un amour qui se refuse ? N’est-ce pas une preuve qu’il y a quelque chose de plus fort que lui ? Non, mon cher, Lygie n’est pas Eunice.

Mais Vinicius de répliquer :

— Tout n’est qu’un même tourment. Je t’ai vu couvrir de baisers les épaules d’Eunice ; aussitôt j’ai pensé que si Lygie m’avait découvert les siennes, la terre aurait pu s’entrouvrir. Mais à cette idée, une sorte de crainte s’est emparée de moi, comme si je m’étais attaqué à une vestale, ou que j’aie voulu souiller une divinité… Lygie n’est pas Eunice. Mais leur différence m’apparaît tout autre qu’à toi. L’amour a modifié ton odorat et tu préfères aujourd’hui les violettes à la verveine. Moi, il m’a transformé l’âme. Et, malgré ma misère et ma passion, je préfère que Lygie soit ce qu’elle est et ne ressemble pas aux autres femmes.

Pétrone haussa les épaules.

— Alors, tu n’as pas à te plaindre. Mais moi, je ne puis le comprendre.

Vinicius répondit avec chaleur :

— Oui ! oui ! nous ne pouvons plus nous comprendre.

Un silence suivit.

— Que le Hadès engloutisse tous les chrétiens ! — s’exclama Pétrone. — Ils t’ont rempli d’inquiétudes et ils ont sapé chez toi le sens de la vie. Que le Hadès les engloutisse ! Tu te trompes, si tu crois leur doctrine bienfaisante : cela seul est bienfaisant qui nous donne le bonheur, à savoir : la beauté, l’amour et la force ; et c’est là ce qu’ils qualifient de vanités. Tu te trompes aussi en les croyant justes, car, si nous rendons le bien pour le mal, que rendrons-nous pour le bien ? Et si, pour l’un comme pour l’autre, la récompense est la même, pourquoi les hommes seraient-ils bons ?

— Non, la récompense n’est pas la même ; mais, suivant leur doctrine, elle commence dans la vie future, la vie éternelle.

— Je n’entre pas dans ces considérations, que nous ne pourrons vérifier que plus tard, si même nous pouvons vérifier quelque chose… sans yeux. En attendant, ce sont simplement des hallucinés. Ursus a étouffé Croton, tout simplement parce qu’il a des muscles d’acier. Mais les chrétiens, eux, sont quantité négligeable ; ce sont des gens obtus, et l’avenir ne saurait appartenir à des obtus.

— Pour eux, la vie ne commence qu’avec la mort.

— C’est comme si quelqu’un disait : le jour commence avec la nuit. As-tu l’intention d’enlever Lygie ?

— Non. Je ne puis lui rendre le mal pour le bien, et j’ai juré de ne pas le faire.

— Peut-être songes-tu à adopter la doctrine chrétienne ?

— Je le voudrais, mais toute ma nature s’y oppose.

— Es-tu capable d’oublier Lygie ?

— Non.

— Alors, voyage.

À ce moment, les esclaves vinrent annoncer que le déjeuner était prêt ; tout en se rendant au triclinium, Pétrone poursuivit :

— Tu as parcouru une partie de la terre, mais en soldat qui se hâte vers son lieu de destination et ne s’arrête pas en route. Viens avec nous en Achaïe. César n’a pas encore renoncé à ce projet de voyage. Il s’arrêtera partout, chantera, recueillera des couronnes, dépouillera les temples, et, finalement, rentrera ici en triomphateur. Ce sera quelque chose comme la procession d’un Bacchus et d’un Apollon en une seule divinité. Des augustans ! des augustanes ! des milliers de citharistes ! Par Castor ! cela vaut d’être vu, le monde n’ayant encore rien vu de semblable.

Il s’étendit sur la couchette aux côtés d’Eunice. Un esclave vint lui orner la tête d’une couronne d’anémones, et il continua :

— Qu’as-tu vu au service de Corbulon ? Rien ! As-tu convenablement visité les temples grecs, ainsi que je le fis moi-même, pendant deux ans, passant des mains d’un guide à celles d’un autre ? Es-tu allé à Rhodes où se dressait le colosse ? As-tu vu, à Panopie, en Phocide, l’argile dont se servit Prométhée pour pétrir les hommes ? As-tu vu, à Sparte, les œufs pondus par Léda, ou à Athènes la fameuse cuirasse sarmate faite de sabots de cheval, ou en Eubée le vaisseau d’Agamemnon, ou la coupe qui fut moulée sur le sein gauche d’Hélène ? As-tu vu Alexandre, Memphis, les Pyramides, le cheveu qu’Isis s’arracha en pleurant Osiris ? As-tu entendu les soupirs de Memnon ? Le monde est vaste et tout ne finit pas au Transtévère ! J’accompagnerai César, et, sur le chemin du retour, je le quitterai pour m’en aller à Cypre, car ma divine aux cheveux d’or désire que nous offrions ensemble, à Paphos, des colombes à Cypris, et je ne dois pas te laisser ignorer que tout ce qu’elle désire s’accomplit.

— Je suis ton esclave, — interrompit Eunice.

Mais lui, la tête posée sur son sein, dit en souriant :

— Je suis alors l’esclave d’une esclave. Je t’admire, ma divine, des pieds à la tête.

Puis, s’adressant à Vinicius :

— Viens avec nous à Cypre. Mais souviens-toi qu’auparavant il faut que tu voies César. C’est mal à toi de ne t’être pas encore rendu chez lui ; Tigellin serait capable d’exploiter la circonstance pour te nuire. Il n’a, il est vrai, aucune haine personnelle à ton égard, mais il ne saurait t’aimer, toi, mon neveu… Nous dirons que tu étais malade. Il nous faudra réfléchir à la réponse à faire au cas où César te parlerait de Lygie. Le mieux serait de dire, avec un geste de lassitude, que tu l’as gardée jusqu’à satiété. Il comprendra cela. Tu ajouteras que la maladie t’a confiné à la maison, que ta fièvre s’est augmentée de ton chagrin de n’avoir pu te rendre à Naples pour l’écouter chanter et que l’espoir de bientôt l’entendre a hâté ta guérison. N’aie pas peur d’exagérer. Tigellin annonce qu’il prépare pour César quelque chose, non seulement de grand, mais encore d’écrasant… Pourtant je flaire un piège. Je me méfie aussi de ta disposition d’esprit…

— Sais-tu, — interrompit Vinicius, — qu’il est des gens qui ne craignent pas César et vivent aussi tranquilles que s’il n’existait pas ?

— Je sais qui tu vas nommer : les chrétiens.

— Oui. Eux seuls… Et notre vie, qu’est-elle, sinon un continuel effroi ?

— Laisse-moi donc la paix avec tes chrétiens. Ils ne redoutent point César, parce que peut-être il n’a jamais entendu parler d’eux. En tout cas, il ne sait rien sur leur compte et ne s’intéresse pas plus à eux qu’à des feuilles mortes. Je te le répète, ce sont des infirmes, et tu le sens toi-même, car si ta nature répugne à suivre leur doctrine, c’est justement parce que tu vois leur nullité. Tu es un homme pétri d’une autre argile : n’y pense plus et ne m’en parle plus. Nous saurons vivre et nous saurons mourir, et eux, que sauront-ils faire ? Le sait-on ?

Vinicius fut frappé de ces paroles. Rentré chez lui, il se demanda si réellement cette bonté et cette miséricorde n’étaient pas une preuve de la faiblesse de leurs âmes. Il lui sembla que des hommes forts et bien trempés ne pourraient pardonner ainsi. De là sans doute la répugnance de son âme de Romain pour leur doctrine. « Nous, nous saurons vivre et nous saurons mourir », avait dit Pétrone. Et eux ? Ils ne savent que pardonner, mais ils ne comprennent ni l’amour véritable, ni la véritable haine.


Chapitre XXX.

César, de retour à Rome, s’en voulait d’y être revenu, et, peu de jours après, il brûla de nouveau du désir de partir pour l’Achaïe. Il publia même un édit pour annoncer que son absence serait de courte durée et que les affaires publiques n’auraient pas à en souffrir. Puis, en compagnie des augustans, parmi lesquels se trouvait Vinicius, il se rendit au Capitole pour y sacrifier aux dieux et les remercier d’avoir favorisé son voyage. Mais le lendemain, le jour venu de visiter le sanctuaire de Vesta, un incident se produisit qui modifia tous les projets de César. Il ne croyait pas aux dieux, mais les craignait. La mystérieuse Vesta surtout le remplissait d’effroi. À la vue de cette divinité et du feu sacré, ses cheveux se dressèrent tout à coup, ses mâchoires se contractèrent, un frisson courut par tous ses membres, il chancela et tomba entre les bras de Vinicius qui, par hasard, se trouvait derrière lui. On le fit sortir du temple et on le transporta sur-le-champ au Palatin, où il revint bientôt à lui ; mais néanmoins, il dut garder le lit toute la journée. Au grand étonnement de tous les assistants, il déclara qu’il se décidait à remettre son voyage à plus tard, la divinité l’ayant secrètement mis en garde contre toute hâte. Une heure après, on proclamait publiquement partout dans Rome que César, voyant les visages attristés des citoyens et pénétré pour ceux-ci de ce même amour qu’un père a pour ses enfants, resterait parmi eux afin de partager leurs joies ou leurs peines. Le peuple, fort heureux de ce contrordre, qui lui assurait des jeux et des distributions de blé, s’assembla en foule devant la Porte Palatine, pour acclamer le divin César. Lui, qui jouait aux dés avec des augustans, s’arrêta :

— Oui, — dit-il, — il faut attendre. L’Égypte et la souveraineté de l’Orient ne peuvent m’échapper, suivant les prophéties, et conséquemment, l’Achaïe non plus. Je ferai percer l’isthme de Corinthe et nous élèverons en Égypte des monuments auprès desquels les pyramides ne seront que jouets d’enfants. Je ferai édifier un sphinx sept fois plus grand que celui qui, près de Memphis, contemple le désert, et je lui ferai donner mes traits. Les siècles futurs ne parleront plus que de ce monument et de moi.

— Par tes vers tu t’es déjà érigé un monument non pas sept, mais trois fois sept fois plus imposant que la pyramide de Chéops, — dit Pétrone.

— Et par mon chant ? — demanda Néron.

— Ah ! si l’on était capable de t’élever, comme à Memnon, une statue qui puisse faire entendre ta voix au lever du soleil, durant des milliers de siècles les mers qui bordent l’Égypte se couvriraient de navires chargés de multitudes qui viendraient, des trois parties du monde, pour écouter ton chant.

— Hélas ! qui donc est capable d’une telle œuvre ? — soupira Néron.

— Mais tu peux faire tailler dans le basalte un groupe où tu serais représenté conduisant un quadrige.

— C’est vrai ! Ainsi je ferai.

— Ce sera un cadeau à l’humanité.

— De plus, en Égypte, j’épouserai la Lune qui est veuve, et alors je serai vraiment un dieu.

— Et tu nous donneras pour femmes des étoiles, et nous formerons une constellation nouvelle qui sera dénommée la constellation de Néron. Tu marieras Vitellius avec le Nil, pour qu’il enfante des hippopotames. Donne le désert à Tigellin, il y sera roi des chacals…

— Et à moi, que me réserves-tu ? — demanda Vatinius.

— Que le bœuf Apis te protège ! À Bénévent, tu nous as gratifiés de jeux si splendides que je ne saurais te vouloir du mal : confectionne une paire de chaussures pour le sphinx, dont les pattes s’engourdissent, la nuit, au moment des rosées. Tu en feras aussi pour les colosses alignés devant les temples. Chacun trouvera là-bas l’emploi de ses aptitudes. Par exemple, Domitius Afer, dont la probité est indiscutable, sera trésorier. Je suis ravi, César, que tes rêves te portent vers l’Égypte, mais je m’attriste que tu diffères d’y aller.

Néron répondit :

— Vos yeux de mortels n’ont rien vu, parce que la divinité reste invisible pour qui lui plaît. Sachez que, dans le temple, Vesta elle-même a surgi à mon côté et m’a glissé à l’oreille : « Retarde ton voyage ». Cela a été si brusque que j’en ai été terrifié, en dépit de la reconnaissance que je devais aux dieux pour une protection aussi manifeste.

— Nous avons tous été terrifiés, — déclara Tigellin, — et ta vestale Rubria a perdu connaissance.

— Rubria ! — s’écria Néron, — quelle gorge neigeuse !

— Mais, elle aussi a rougi à ta vue, divin César !

— Oui ! je l’ai remarqué également. C’est étrange ! Une vestale ! Il y a quelque chose de divin dans chaque vestale, et Rubria est fort belle.

Il réfléchit un instant et demanda :

— Dites-moi pourquoi les humains craignent Vesta plus que les autres divinités ? Pour quelle raison ? Moi-même, pontife suprême, j’ai été pris de peur. Il me souvient seulement que j’ai défailli et que j’aurais roulé à terre si quelqu’un ne m’avait soutenu. Qui était-ce ?

— Moi, — répondit Vinicius.

— Ah ! toi, « sévère Arès » ? Pourquoi n’es-tu pas venu à Bénévent ? Tu étais malade, m’a-t-on dit, et, de fait, tu es changé. Oui, j’ai entendu parler que Croton avait voulu t’assassiner. Est-ce vrai ?

— Oui ; et il m’a cassé un bras, mais je me suis défendu.

— Avec ton bras cassé ?

— J’ai été aidé par certain barbare, plus fort que Croton.

Néron le regarda avec surprise.

— Plus fort que Croton ! Tu plaisantes, sans doute ? Croton était le plus fort de tous, et maintenant c’est Syphax, l’Éthiopien.

— Je te dis, César, ce que j’ai vu de mes propres yeux.

— Où donc est cette perle ? N’est-il pas devenu roi du bocage de Nemora ?

— Je l’ignore, César, je l’ai perdu de vue.

— Et tu ne sais même pas de quelle nation il est ?

— J’avais le bras cassé et ne pensais guère à le questionner.

— Cherche-le-moi.

Tigellin intervint :

— Je vais m’en occuper, moi.

Mais Néron continua de s’adresser à Vinicius :

— Merci de m’avoir soutenu. J’aurai pu me briser la tête en tombant. Autrefois tu faisais un bon compagnon, mais depuis la guerre, depuis que tu as servi sous Corbulon, tu es devenu sauvage et je ne te vois plus que rarement.

Après un court silence, il reprit :

— Et comment se porte cette jeune fille… aux hanches étriquées… dont tu étais amoureux et que j’ai retirée pour toi de chez les Aulus ?

Vinicius se troubla, mais Pétrone vint aussitôt à la rescousse.

— Je parie, seigneur, qu’il l’a oubliée, — dit-il. — Tu vois son trouble ? Demande-lui donc combien il en a eu depuis ; et je doute qu’il puisse répondre à ta question. Les Vinicius sont de vaillants soldats, mais des coqs meilleurs encore. Il leur faut toute une basse-cour. Punis-le, seigneur, en ne l’invitant pas à la fête que Tigellin promet de nous donner en ton honneur sur l’étang d’Agrippa.

— Non, je ne ferai pas cela. J’ai confiance en Tigellin et bon espoir que la basse-cour sera bien pourvue.

— Les Charites pourraient-elles manquer là où sera l’Amour lui-même ? — répliqua Tigellin.

Mais Néron dit :

— L’ennui me ronge ! La volonté de la déesse m’oblige à rester dans Rome, que j’exècre. Je partirai pour Antium. J’étouffe dans ces quartiers étroits, parmi ces maisons branlantes et ces ruelles infectes. Un air empesté parvient jusqu’ici, jusque dans ma maison, jusque dans mes jardins. Ah ! si un tremblement de terre détruisait Rome, si dans sa colère quelque dieu la nivelait au ras du sol, je vous montrerais alors comment on doit bâtir une ville, tête du monde et ma capitale.

— César, observa Tigellin, — tu as dit : « Si, dans sa colère, quelque dieu détruisait la ville », c’est bien cela ?

— Oui ! Et après ?

— N’es-tu donc pas un dieu ?

Néron ébaucha un geste de lassitude, puis :

— Nous verrons ce que tu vas nous organiser sur l’étang d’Agrippa ; ensuite, je partirai pour Antium. Vous tous, vous êtes mesquins, et vous ne comprenez pas que j’ai besoin de ce qui est grand.

Il ferma à demi les yeux, en signe qu’il voulait se reposer ; les augustans se retirèrent les uns après les autres. Pétrone sortit avec Vinicius et lui dit :

— Te voilà donc convié à la fête. Barbe d’Airain a renoncé au voyage ; en revanche, il fera plus de folies que jamais, et se conduira dans la ville comme dans sa propre maison. Cherche dans les folies, toi aussi, la distraction et l’oubli. Que diable ! nous qui avons soumis l’univers, nous sommes en droit de nous amuser. Toi, Marcus, tu es un fort beau garçon, et j’attribue en partie à cela ma faiblesse à ton égard. Par Diane d’Éphèse ! si tu pouvais voir tes sourcils d’un seul arc et ta figure resplendissante du vieux sang des quirites ! Auprès de toi, les autres n’ont l’air que d’affranchis. Oui, n’était cette doctrine sauvage, Lygie serait chez toi à cette heure. Essaye encore de me prouver que ces chrétiens ne sont pas les ennemis de la vie et des hommes… Soisleur reconnaissant de leurs bons procédés envers toi ; mais, à ta place, je détesterais cette doctrine et chercherais le plaisir là où il se trouve. Tu es beau, je te le répète, et les divorcées fourmillent dans Rome.

— Une seule chose m’étonne, c’est que tu ne sois pas encore fatigué de tout cela, — répliqua Vinicius.

— Et qui te l’a dit ? J’en suis fatigué depuis longtemps, mais j’ai plus d’ans que toi. En outre, j’ai des goûts que tu n’as pas. J’aime les livres que tu n’aimes pas, la poésie qui t’ennuie, les vases, les gemmes, et nombre de choses que tu ne regardes même pas ; j’ai des douleurs rénales, que tu n’as pas ; enfin, j’ai Eunice, et tu n’as rien de pareil… Je me complais parmi les chefs-d’œuvre ; on ne fera jamais de toi un esthète. Je sais ne devoir rien trouver dans la vie de meilleur que ce que j’y ai trouvé, et toi, tu en es encore à espérer et à chercher quelque chose. Si la mort venait frapper à ta porte, tu serais étonné, malgré ton courage et tes chagrins, d’être obligé de quitter déjà la terre, tandis que moi, sachant par expérience qu’il n’est pas de fruits au monde auxquels je n’aie goûté, j’accepterais cette fin inévitable. Rien ne me presse, mais je ne me ferai pas non plus tirer l’oreille. Je m’efforcerai seulement de vivre gaiement jusqu’au bout : seuls, sur cette terre, les sceptiques sont gais. À mon avis, les stoïciens sont des sots, mais tout au moins le stoïcisme trempe les caractères, tandis que tes chrétiens apportent au monde la tristesse, qui est à la vie ce que la pluie est à la nature. Sais-tu ce que j’ai appris ? Pour les fêtes que donnera Tigellin, on élèvera sur les bords de l’étang d’Agrippa des lupanars où figureront les femmes des premières familles de Rome. Ne s’en trouvera-t-il pas une assez belle pour te consoler ? Il y aura même des vierges, dont ce sera le début dans le monde… comme des nymphes. Tel est notre empire romain… Il fait chaud déjà : le vent du midi réchauffera les eaux et ne fera pas frissonner les corps nus. Et toi, Narcisse, sache bien que pas une seule ne sera capable de te repousser, pas une, — fût-elle vestale.

Vinicius se frappa le front, comme un homme toujours hanté d’une idée fixe.

— Est-ce de la chance que je sois tombé sur l’unique exception !…

— Et qui l’a faite ainsi, sinon les chrétiens ? Mais des gens qui ont la Croix pour symbole ne sauraient être autrement. Écoute-moi : La Grèce était belle et elle a enfanté la sagesse du monde ; nous, nous avons enfanté la force ; que peut, selon toi, enfanter cette doctrine ? Si tu le sais, éclaire-moi ; car par Pollux ! je ne m’en doute même pas.

Vinicius haussa les épaules :

— On dirait que tu as peur de me voir devenir chrétien.

— J’ai peur que tu ne gâches ton existence. Si tu ne peux être la Grèce, sois Rome : gouverne et jouis. Si nos folies ont un certain sens, c’est justement parce que cette idée s’y fait jour. Je méprise Barbe d’Airain qui singe les Grecs ; s’il se disait Romain, je reconnaîtrais qu’il a raison de se permettre des folies. Si tu trouves un chrétien en rentrant chez toi, promets-moi de lui tirer la langue. Si, par hasard, c’était le médecin Glaucos, il n’en serait pas même étonné. Au revoir, sur l’étang d’Agrippa !