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Récits d’un Chasseur/9

La bibliothèque libre.
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Ollendorf (p. 193-224).


IX


KASSIAN DE LA KRASSIVAIA METCHA


Je revenais de la chasse dans une telega sautillante, un jour d’été nuageux (ces jours-là, on le sait, les chaleurs sont plus lourdes que dans les jours clairs, surtout quand il n’y a pas de vent). Je sommeillais, cahoté en tous sens, particulièrement morose, en proie à cette fine et pénétrante poussière des grands chemins, lorsque je fus brusquement réveillé par l’agitation insolite de mon cocher, lequel, jusqu’alors, avait dormi plus profondément que moi. Il tirait les rênes, s’agitait sur son siège et grondait les chevaux en regardant obliquement çà et là. J’examinai les alentours. Nous traversions une grande plaine labourée, accidentée de collines labourées elles-mêmes et le regard embrassait en tout au moins cinq verstes d’espace désert. Au loin, quelques massifs de bouleaux coupaient seuls, de leurs têtes arrondies, la ligne presque droite de l’horizon. D'étroits sentiers serpentaient dans les champs, entouraient les collines. Sur l’une de celles-ci, à cinq cents pas de nous, je distinguai un convoi. Ce convoi était précisément la cause de l’extraordinaire agitation de mon cocher.

C’était un enterrement. Sur le devant d’une telega, attelée d’un seul cheval qui allait au pas, se tenait assis un prêtre, à côté du prêtre le sacristain guidait ; derrière la telega, quatre moujiks tête nue portaient un cercueil recouvert d’un linceul en toile blanche ; deux babas suivaient. La voix faible et dolente de l’une d’elles parvenait jusqu’à moi : j’écoutai. Elle hurlait. C’était une chose triste que d’entendre, au milieu de ces campagnes désertes et désolées, cette cantilène monotone. Mon cocher fouetta ses chevaux. Il tenait à dépasser le convoi ; car c’est un mauvais présage, on le sait, que d’être arrêté dans son chemin par un convoi funèbre. Il réussit à dépasser le carrefour avant que le mort n’eût atteint notre route. Mais il n’était plus qu’à cent pas de nous, quand tout à coup la telega s’ébranla violemment, craqua et faillit verser. Le cocher arrêta court, fit de la main un geste de dépit et cracha.

— Qu’y a-t-il donc ? lui demandai-je.

Il descendit sans me répondre et sans se hâter.

— Mais qu’y a-t-il donc ?

— L’essieu est cassé… brûlé, dit-il maussadement, et il rajusta la douga[1] de la korennaïa si brusquement que le cheval faillit tomber sur le flanc. Il s’ébroua, se secoua et se mit à se lécher la jambe au-dessus du genou. Je descendis, légèrement vexé de la malencontre. La grande roue droite était faussée, déviée et soutenait à peine la petite roue de gauche.

— Qu’allons-nous faire ? demandai-je enfin.

— Voilà la cause de tout le mal, dit le cocher en montrant du manche de son fouet l’enterrement qui venait à nous. Il y a longtemps que je connais ça. C’est un présage sûr… Un mort, oui…

Et il se mit à tourmenter de nouveau la korennaïa qui prit le parti de ne plus bouger du tout, remuant seulement parfois sa queue, modestement. Quant à moi, j’allais et venais, je m’arrêtais devant la roue. Cependant le convoi nous avait rejoints. Il descendit sur la pelouse du bas-côté de la route sans interrompre sa marche lente. Mon cocher et moi saluâmes le prêtre et nous échangeâmes un regard avec les porteurs. Ils marchaient avec peine, leurs larges poitrines se soulevaient. L’une des deux babas était très vieille, très pâle ; ses traits, comme figés par la douleur, avaient une expression sévère et solennelle. Elle allait silencieuse, portant parfois sa main sèche à ses lèvres effacées. L’autre baba pouvait avoir vingt-cinq ans, ses yeux étaient rouges et humides, tous ses traits gonflés. En passant à côté de nous, elle se tut et se couvrit le visage de ses manches. Dix pas plus loin, elle reprit ses lamentations d’un ton d’angoisse contenue qui m’émouvait. Mon cocher suivit des yeux le cercueil balancé, puis se tourna vers moi et me dit :

— C’est le charpentier Martine qu’ils enterrent, Martine de la Riabaïa.

— Qu’en sais-tu ?

— J’ai reconnu les babas : la vieille est la mère ; la jeune, la femme.

— Il était malade ?

— Oui… la fièvre chaude. Avant-hier, l’intendant est allé chercher le docteur, mais on ne l’a pas trouvé chez lui… Martine était un bon charpentier. Il buvait un peu, mais c’était un bon charpentier… Voyez comme sa baba est désolée… Ça ne s’achète pas, des larmes de babas… D’ailleurs, les larmes, c’est de l’eau… oui…

Il se pencha, passa sous le museau de la pristiajnaïa[2], saisit des deux mains la douga.

— Cependant, remarquai-je, il faut faire quelque chose.

Il s’appuya d’un genou contre la korennaïa, secoua la douga, rajusta un harnais, repassa sous le museau de la pristiajnaïa, lui donna un coup de poing sur le nez et revint à la roue malade. Longtemps, attentivement, il la considéra, puis, sans se presser, il tira de son cafetan une tabatière en écorce de bouleau, y fit pénétrer non sans peine deux de ses gros doigts, tassa la poudre, puis renifla, puis prisa bruyamment quatre fois, ce qui bouleversa ses traits et remplit ses yeux de larmes. Alors il resta rêveur.

— Eh bien ! quoi ? finis-je par lui demander.

Il remit soigneusement sa tabatière dans sa poche, enfonça d’un mouvement de tête, et sans y porter la main, son bonnet sur ses sourcils et grimpa pensivement sur son siège.

— Que fais-tu donc ? lui criai-je.

— Veuillez monter, me répondit-il en prenant les guides.

— Mais comment irons-nous ?

— Nous irons.

— Mais l’essieu ?

— Veuillez monter.

— Mais puisque l’essieu est cassé…

— Cassé, oui… Mais nous gagnerons les Métairies… c’est-à-dire au pas, à droite, là, derrière le bois.

— Tu crois que nous irons jusque-là ?

Il ne daigna pas me répondre.

— J’aime mieux aller à pied, dis-je.

— Comme il vous plaira.

Il fit claquer son fouet, les chevaux se mirent en marche, nous atteignîmes, en effet, les Métairies, bien que la petite roue de gauche tînt à peine. En descendant un monticule, elle faillit achever de se disloquer ; mais mon cocher se pencha sur elle pour lui faire une petite scène, et tout se passa sans accident.

Les Métairies Ioudini consistent en six pauvres huttes toutes récentes et déjà déjetées. Les cours n’étaient pas toutes ceintes d’une haie. À notre arrivée, nous n’aperçûmes pas un être vivant. Il n’y avait de poules nulle part et point de chiens. Sauf un fantômal chien noir qui, sans aboyer, alla se cacher sous une porte cochère. Je poussai la porte d’une izba, j’appelai, personne ne me répondit. Je criai de nouveau, un miaulement affamé se fit entendre derrière une autre porte ; je la poussai du pied et un chat maigre passa près de moi en faisant briller dans l’ombre ses yeux verts. J’avançai la tête dans la chambre, je regardai : tout était sombre, noir, désert. J’allai dans la cour, déserte aussi. Derrière une haie, un veau accroupi beuglait ; une oie grise et boiteuse clocha vers moi en canetant. Je passai dans une troisième izba tout aussi déserte.

Mais dans la cour de cette izba, à l’endroit le plus chaud, je trouvai étendu le nez contre terre et le corps recouvert de son armiak, un gamin — du moins, me parut-il tel. À quelques pas de lui, contre une mauvaise petite telega, se tenait, sous un petit toit de chaume, une méchante rosse décharnée avec un harnais en morceaux. Le soleil tachait de clair – sa lumière se découpant aux ouvertures de la muraille délabrée — la robe rousse de la bête. Au-dessus du toit, dans la logette hissée sur une perche, des étourneaux garrulaient tout en regardant curieusement dans la cour. J’allai au dormeur et l’éveillai. Il dressa la tête et se leva brusquement.

— Quoi ? marmotta-t-il. Que voulez-vous ? Qu’est-ce ?

Je ne répondis pas aussitôt. Je restai étonné de l’aspect de l’individu. Qu’on s’imagine un nain de cinquante ans, le visage petit, brun, ridé, le nez pointu, les yeux imperceptibles, le tout surmonté d’un énorme amas d’épais cheveux noirs qui faisaient sur sa minuscule tête l’effet d’un champignon sur sa tige. Tout le corps était entièrement chétif et le regard absolument ineffable.

— Que voulez-vous ? répéta-t-il.

Je lui expliquai de quoi il s’agissait. Il m’écouta sans détourner de moi ses yeux clignotants.

— Eh bien ! pouvons-nous avoir un nouvel essieu ? dis-je enfin. Je payerai avec plaisir.

— Qui êtes-vous ? Des chasseurs ?

— Des chasseurs.

— Et sans honte, vous tirez dans l’air les oiseaux du ciel ! vous tuez les bêtes du bois ! Ne sentez-vous pas que c’est un péché de verser le sang innocent !

L’étrange petit vieillard parlait d’une voix traînante. Le son de cette voix me confondait : on n’y sentait rien de sénile, le timbre en était singulièrement doux, jeune, presque féminin.

— Je n’ai pas d’essieu, reprit-il ; celui de ma telega ne vaudrait rien pour la tienne qui est sans doute grande.

— Mais n’en pourrait-on pas trouver un dans le village ?

— Quel village ? Il n’y a rien ici, tout le monde est à l’ouvrage. Allez-vous-en.

Il s’accroupit de nouveau.

J’étais loin de m’attendre à cette conclusion.

— Écoute, vieux, dis-je en lui touchant l’épaule, fais-moi ce plaisir, aide-nous.

— Allez avec Dieu ! je suis fatigué, je suis allé à la ville…

Et il remonta son armiak sur sa tête.

— Mais je te demande ce service, répétais-je, je payerai.

— Je n’ai pas besoin de ton argent.

— Mais je t’en prie, vieux…

Il s’assit en croisant ses petites jambes…

— Je te mènerai peut-être à la coupe… Des marchands ont acheté le bois… Dieu soit leur juge ; ils abîment les arbres. Ils ont construit un comptoir… Dieu soit leur juge. Tu pourrais leur commander un essieu ou leur en acheter un tout fait.

— Eh ! voilà ! m’écriai-je joyeusement ; très bien ! Partons donc.

— Et un bon essieu en chêne, reprit-il sans bouger.

— Y a-t-il loin d’ici à la coupe ?

— Trois verstes.

— Eh bien ! nous pourrons y aller sur ta telega. Partons donc.

— Mais non…

— Allons, dis-je, vieux, le cocher nous attend.

Le nain se leva de mauvaise grâce et sortit avec moi. Mon cocher était de mauvaise humeur. Il avait voulu abreuver les chevaux, mais le puits était presque à sec et le peu qu’il contenait d’eau était saumâtre, – l’eau, le plus précieux des trésors au dire des cochers. – Cependant, à la vue du vieillard, il sourit, hocha la tête et s’écria :

— Ah ! Kassianouchka, ça va bien ?

— Bonjour Yerofeï, homme juste, répondit Kassian d’une voix triste.

Je communiquai au cocher la proposition de Kassian ; Yerofeï consentit et introduisit notre telega dans la cour, où il détela les chevaux ; pendant ce temps, le vieux, accoté à la porte cochère, regardait d’un air sombre tantôt Yerofeï, tantôt moi. Il était évidemment pris au dépourvu et notre visite ne lui plaisait guère.

— On t’a donc, toi aussi, transféré ici ? lui dit Yerofeï, en rangeant la douga.

— Moi aussi.

— Ah ! marmotta mon cocher entre ses dents. Tu connaissais le charpentier Martine de Riabaïa.

— Je le connaissais.

— Eh bien ! il est mort, nous venons de rencontrer sa bière.

Kassian tressaillit :

— Il est mort ? murmura-t-il, et il baissa les yeux.

— Oui, il est mort. Pourquoi ne l’as-tu pas guéri ? On dit que tu peux guérir les gens, que tu es un guérisseur.

Mon cocher évidemment raillait le vieux.

— Et voilà ton carrosse ? reprit Yerofeï en montrant de l’épaule la mauvaise telega.

— Oui.

— En voilà une telega ! dit Yerofeï en la prenant par le brancard si rudement qu’il faillit la renverser. Une telega, ça ! et c’est là-dedans que vous pensez aller à la coupe ? Mais ces brancards sont trop petits pour nos chevaux.

— Alors, dit Kassian, comment ferez-vous ? Peut-être prendrez-vous mon cheval ? ajouta-t-il en soupirant.

— Ton cheval ! s’écria Yerofeï en pointant le troisième doigt de sa main droite dans le cou de la rosse. Vois-tu, ajouta-t-il d’un ton de reproche, il dormait, le corbeau !

Je priai Yerofeï d’atteler au plus vite et je priai Kassian de nous accompagner à la coupe. (Dans ces endroits on trouve souvent des cailles.) La bête attelée, je montai et m’arrangeai tant bien que mal avec mon chien dans le fond. Kassian, inaltérablement triste, se recroquevilla et se réduisit à rien sur la planche de devant.

— Vous faites bien, batiouchka, me chuchota mystérieusement Yerofeï, d’aller avec lui. C'est… comme cela, un innocent… et on l’a surnommé Blokha[3] ; d’ailleurs… je ne sais comment vous l’avez deviné.

Je voulus faire observer à Yerofeï que Kassian m’avait paru plein de sens, mais mon cocher continua à mi-voix :

— Veillez seulement et faites-vous bien mener où vous voulez, et choisissez vous-même l’essieu bien solide. Eh ! Blokha, ajouta-t-il en élevant la voix, y a-t-il du pain ici ?

— Cherche, peut-être tu trouveras, répondit Kassian.

Il tira les guides et nous partîmes.

À ma grande surprise, la rosse trottait assez bien. Pendant tout le trajet, Kassian resta absolument silencieux, ne répondant à toutes mes questions que par de maussades monosyllabes. Nous fûmes bien vite arrivés. Nous nous rendîmes au comptoir, haute izba isolée que les marchands avaient fait bâcler à coups de hache sur un petit ravin endigué. Je trouvai deux jeunes commis aux dents très blanches, aux yeux très doux, qui parlaient trop et souriaient faux. Je fis marché pour un essieu, puis visitai la coupe. Je pensais que Kassian resterait dans sa telega, mais il nous rejoignit :

— Tu vas tuer les oiseaux ? me dit-il.

— Oui, si j’en trouve.

— Je t’accompagnerai… On peut ?

— On peut, on peut.

Nous partîmes. La coupe occupant environ une verste carrée, je m’occupai de Kassian plus que de mon chien. Son surnom de Blokha était bien justifié. Sa tête nue, — la masse énorme de ses cheveux ébouriffés le dispensait certes de toute autre coiffure — se montrait çà et là entre les arbustes. Il marchait agilement et semblait sauter. À chaque instant il se baissait et ramassait des simples qu’il mettait dans sa poitrine en marmottant je ne sais quoi ; puis il nous regardait, mon chien et moi, avec un étrange regard. Dans les arbustes bas, sur la coupe se trouvent souvent de petits oiseaux gris qui s’élancent d’un arbre à l’autre en sifflant et en plongeant, Kassian les agaçait, criait avec eux ; une caille s’envola en piaulant, comme de dessous ses pieds et il improvisa un accompagnement aux cris de la caille. Une alouette voleta au-dessus de lui ; il saisit à l’instant même le chant de l’alouette ; mais à moi Kassian n’adressait pas la parole.

Le temps était magnifique, plus beau encore que naguère, mais il faisait une chaleur accablante. Sur le ciel clair pelotaient légèrement des nuages hauts et rares d’un bleu jaunâtre, comme une neige tardive du printemps, et plats et longs, comme des voiles baissées. Leurs bords festonnés, cotonneux, changeant de forme à chaque instant, ils semblaient fondus et ne donnaient point d’ombre. Nous errâmes longtemps, Kassian et moi, à travers la coupe. De jeunes pousses qui n’avaient pas atteint la hauteur d’un mètre embrassaient de leurs tiges ténues et lisses les troncs bas et noircis. Des excroissances rondes et spongieuses, — de celles dont on fait l’amadou avec des bords gris, se collaient contre les troncs. Le fraisier étalait ses moustaches roses auprès des champignons réunis en famille. Mes pieds s’embarrassaient sans cesse dans les herbes cuites au soleil. Partout l’éclat métallique des feuilles rougeâtres éblouissait l’œil. L’herbe rebelle émaillait le sol de clous bleus auprès des corolles d’or de glaucone et des pétales lilas et jaunes du mélampyre. Çà et là, dans les sentiers abandonnés où les traces des roues restaient signalées par des rubans aplatis sur l’herbe rouge, s’élevaient des monceaux de bois noircis par le vent et la pluie et rangés en cubes dont l’ombre affectait une forme de losange, — la seule ombre qu’on rencontrât dans ce lieu. Une légère brise s’élevait tantôt, tantôt se calmait ; et à son moindre souffle tout bruissait, s’agitait ; la fougère abaissait avec grâce ses panaches ondoyants et tout se réjouissait, — mais si le souffle cessait, tout se taisait de nouveau et s’immobilisait. Les grillons seuls continuaient à grincer ; leur cri semblait provoquer la chaleur de midi et on le prendrait alors pour le crépitement de la terre qui brûle. Et il est fatigant ce cri incessant, sec et aigre.

Sans avoir rien rencontré, nous arrivâmes aux nouveaux abattages. Là les trembles, fraîchement coupés, gisaient à terre, écrasant de leur masse les herbes et les arbustes. Les uns avaient des feuilles vertes encore, quoique déjà mortes et affaissées, inertes sur les branches fanées ; sur d’autres les feuilles étaient déjà tordues et desséchées. Des éclats de bois frais, d’un blanc doré, s’amoncelaient auprès des troncs humides et éclatants. Il s’en exhalait une très agréable odeur amère. Plus loin, contre le fourré, la hache frappait sourdement et, d’heure en heure, avec majesté, avec douceur, comme s’il saluait et tendait les bras, se penchait un arbre frisé…

Pendant longtemps, je n’avais point trouvé de gibier : enfin, d’un massif de chênes envahi par des absinthes, s’envola un râle de genêt. Je tirai, il tournoya dans l’air et tomba. Kassian au moment de la détonation se couvrit les yeux de la main et ne bougea pas pendant que j’armai mon fusil et que je ramassai la bête. Quand je fus un peu plus loin, il vint à l’endroit où l’oiseau était tombé, se pencha vers le gazon tacheté de gouttelettes de sang, branla la tête et me regarda avec effroi… Je l’entendis murmurer : « Péché ! oh ! c’est un péché ! »

La chaleur nous obligea d’entrer dans un massif de coudriers au-dessus duquel un jeune érable élancé étendait gracieusement ses légers rameaux. Kassian s’assit sur le gros bout d’un bouleau abattu. Les feuilles étaient légèrement agitées et leur ombre d’un vert rare glissait doucement sur le corps chétif du nain accoutré de son armiak noir et sur son petit visage. Il ne relevait ni n’abaissait la tête. Ennuyé de ce silence, je m’étendis sur le dos et me mis à observer le jeu paisible des feuilles enchevêtrées sur le ciel lointain et clair. C’est une très agréable position que de se tenir couché sur la mousse des bois, la face vers le ciel. Il vous semble que vous regardez dans une mer sans fond, qu’elle s’étend largement au-dessus de vous, que les arbres au lieu de s’élever de terre sont des racines d’immenses plantes et plongent verticalement dans les ombres claires et vertes. Les feuilles sur les arbres tantôt sont transparentes et tantôt opaques avec de très sombres teintes vert et or. Quelque part, loin au bout d’un mince rameau, on voit une feuille isolée, immobile sur un coin bleu du ciel diaphane et tout près d’elle une autre s’agite imitant le jeu du poisson qui rame — comme si ce mouvement était l’effet, non de l’air, mais d’une volonté. Semblable à de magiques îles sous-marines, des nuages ronds et blancs viennent doucement et doucement s’en vont, et voilà tout à coup que cette mer, cet air radieux, ces branches, ces feuilles — tout frissonne sous un fugitif rayon. Voilà que s’élève un chuchotement frais et tremblant, semblable au clapotement continu d’une vague montante. Vous ne bougez pas, — vous regardez. Et l’on ne peut exprimer par des paroles combien l’on a le cœur joyeux, doux et paisible. Vous regardez : — cette sérénité profonde, pure, amène sur vos lèvres un sourire innocent comme elle. Ainsi que les images sur le ciel et avec eux passent dans votre âme en lentes théories vos heureux souvenirs et sans cesse votre regard s’étend, croyez-vous, et vous entraîne dans des abîmes de paix et de lumière et l’on ne peut renoncer à cette hauteur, à cette profondeur.

— Bârine, bârine ! dit tout à coup Kassian de sa voix sonore.

Je me soulevai avec surprise ; il avait jusqu’alors à peine répondu à mes questions et voilà qu’il parle de lui-même.

— Que veux-tu ? lui dis-je.

— Eh bien… pourquoi as-tu tué l’oiseau ? dit-il en me regardant en face.

— Comment, pourquoi ? Le râle est un gibier, cela se mange.

— Bârine, ce n’est pas pour cela que tu l’as tué. Comme si tu avais besoin de le manger ! Tu l’as tué pour ton plaisir.

— Mais toi-même, tu manges bien, j’espère ! une oie ou une poule, tu les manges.

— L’oie et la poule sont destinées à la nourriture de l’homme. Le râle est libre dans les bois, — et il y a beaucoup d’autres êtres libres : tous les habitants des forêts, des champs, des rivières, des marais, des prairies, et d’en haut et d’en bas, il y en a beaucoup, de ces êtres. C’est un péché de les tuer. Qu’ils vivent sur la terre jusqu’au terme. L’homme a de quoi se nourrir sans les toucher. Sa nourriture est autre et sa boisson est autre, — il a le blé, don de Dieu, et l’eau du ciel, et les animaux qu’il domestiqua depuis nos pères antiques.

Je regardai avec étonnement Kassian, ses paroles coulaient d’abondance, il ne les cherchait pas, il s’animait doucement et s’exprimait avec une gravité timide en fermant les yeux par intervalles.

— Est-ce un péché aussi de tuer un poisson, d’après toi ?

— Le poisson a le sang froid, dit-il avec assurance, c’est un être muet, il ne craint ni ne jouit, il n’a pas de voix, pas de sensibilité, son sang n’est pas vivant… Le sang, poursuivit-il après un silence, le sang est une chose sainte ; le sang ne doit pas voir le soleil de Dieu. Le sang est naturellement caché à la lumière et c’est un grand péché d’exposer le sang à la lumière, c’est un grand péché ; ah ! c’est un grand péché !

Il soupira et baissa les yeux. J’avoue que je contemplais avec ahurissement l’étrange vieillard. Son langage, certes, n’était pas celui d’un moujik, le simple peuple ne parle pas ainsi, mais les beaux diseurs non plus… je n’avais jamais rien entendu de tel.

— Dis-moi, Kassian, je t’en prie, de quoi vis-tu ?

Il ne répondit pas tout de suite, ses prunelles roulaient dans ses orbites.

— Je vis comme Dieu l’ordonne, dit-il enfin, et quant à m’occuper d’affaires, non, je ne m’occupe de rien, j’ai l’entendement dur depuis mon enfance. Je travaille autant que je peux, mais je suis un mauvais travailleur, je n’ai pas beaucoup de force et mes mains sont maladroites. Eh bien ! au printemps, j’attrape des rossignols.

— Tu attrapes des rossignols. Comment disais-tu tout à l’heure qu’on ne doit toucher à aucun hôte libre des bois, des champs ?

— Il ne faut point tuer, voilà ce qu’il ne faut point. La mort vient toute seule : voyez le charpentier Martine. Il a vécu, cet homme, peu de temps et il est mort. Et sa femme se chagrine, elle le regrette et elle a peur pour ses petits enfants… Ni l’homme ni la bête ne rusent avec la mort, la mort ne court pas et pourtant on ne lui échappe point. Mais il ne faut pas lui aider… Je ne tue pas les rossignols, que Dieu m’en garde, et je ne les torture pas ; je les prends pour la consolation ou la joie des hommes.

— Tu vas les prendre à Koursk ?

— À Koursk et quelquefois plus loin, cela dépend. Je passe la nuit dans les marais, dans les taillis ou bien dans les champs, dans les déserts. Les bécasses sifflent, les lièvres crient, les canards cancanent… Le soir, je regarde ; le matin, j’écoute, et le lendemain avant l’aurore, je tends mes filets entre les arbustes… Les rossignols chantent si doucement, si plaintivement ! C’est pitié.

— Et tu les vends ?

— Je les donne à de bonnes gens.

— Et que fais-tu encore ?

— Comment, ce que je fais ?

— De quoi t’occupes-tu ?

Le vieillard resta un instant silencieux.

— Je ne m’occupe de rien de particulier, je suis un mauvais travailleur. Pourtant je sais lire…

— Tu sais lire ?

— Oui, je sais lire, avec l’aide de Dieu et des bonnes gens.

— Tu as de la famille ?

— Non, pas de famille.

— Pourquoi donc, tous les tiens sont morts ?

— Non, mais je suis comme cela. Ce n’était pas ma destinée, tout est dans la main de Dieu et nous sommes tous sous sa garde. L’important, c’est d’être juste… voilà… c’est-à-dire, on doit plaire à Dieu.

— Et tu n’as aucun parent ?

— J’ai… oui… comme cela.

Le vieillard parut gêné.

— Dis-moi, je te prie… j’ai entendu mon cocher te demander pourquoi tu n’as pas guéri Martine : tu sais donc guérir ?

— Ton cocher est un homme juste, dit Kassian rêveur ; mais il n’est pas sans péché, lui non plus. On m’appelle guérisseur, mais quel guérisseur suis-je ? Qui a le pouvoir de guérir ? Tout cela est à Dieu… Il y a pourtant des fleurs salutaires. Le poivre d’eau, par exemple, est une herbe bonne à l’homme, le plantin aussi : on peut les recommander, ce sont des simples de Dieu ! Pour d’autres herbes, c’est autre chose, elles sont salutaires et pourtant, rien que d’en parler, c’est un péché, à moins qu’en priant… et il y a aussi certaines paroles… Le salut est à ceux qui croient, ajouta-t-il en baissant la voix.

— Tu n’as rien donné à Martine ?

— J’ai su trop tard, répondit Kassian ; mais quoi, on ne peut échapper à sa destinée, il ne devait pas vivre, c’est ainsi. Pour ceux qui ne doivent pas vivre, le soleil les chauffe inutilement et le pain ne les nourrit pas, ils sont appelés ailleurs. Oui… que Dieu apaise son âme.

— Y a-t-il longtemps qu’on vous a transférés dans notre pays ? demandais-je après un court silence.

— Il y a quatre ans, dit Kassian d’un air attentif. Du vivant du feu bârine nous vivions tous dans l’ancien pays et la tutelle nous a exportés. Notre maître était bon, doux, pieux… Dieu lui donne le ciel !… Eh bien, la tutelle a certainement jugé juste et cela devait être.

— Où demeuriez-vous auparavant ?

— Nous sommes de la Metcha de la Krassivaïa-Metcha.

— C’est loin d’ici ?

— Cent verstes.

— Eh bien, vous étiez mieux là-bas ?

— Mieux, ah ! mieux ! l’espace est large, libre… des rivières… et puis c’est notre nid. Ici, c’est étroit, sec ; ici, nous sommes orphelins. Chez nous on gravit une colline et… mon Dieu ! ce que c’est, hé ! quelle vue on a ! Et rivières, et prairies, et forêts, ici une église, là de grands prés. On voit loin, loin, oh ! combien loin ! On regarde, on regarde, et… parole !… Ici sans doute la terre est meilleure, c’est de la bonne argile, disent les moujiks, mais pour moi il y a toujours assez de blé partout.

— Eh quoi ! vieillard, dis-moi la vérité ; tu voudrais revoir ton pays ?

— Oui, je le voudrais ; du reste on est bien partout, je suis sans famille, sans bien fixe ; eh bien ! qu’y gagne-t-on quand on reste à la maison, lorsqu’on va, lorsqu’on marche ! on se sent plus léger, parole ! le soleil chauffe mieux, on se sent plus directement sous le regard de Dieu. On chante plus clair… et on regarde pousser l’herbe ; tu la remarques, tu l’arraches si tu veux. Là, c’est de l’eau qui coule, l’eau bénie, l’eau sainte, on boit et on note l’endroit. Et les oiseaux chantent. Derrière Koursk ! ah ! les steppes ! quelle beauté ! quelle joie ! comme c’est grand ; c’est la bénédiction de Dieu ! On dit que ces steppes vont jusqu’aux mers chaudes où chante l’harmonieux oiseau gamaïoul. Là, les arbres sont verts, l’automne et l’hiver même. Des arbustes d’argent y portent des fruits d’or, et les hommes vivent dans le contentement et la justice… Voilà je voudrais aller ! J’ai voyagé assez ! j’ai vu Romion, Simbirsk, la belle cité, Moscou aux coupoles d’or, l’Oka, nourrice du peuple, Tsna, la colombe, et la petite mère Volga… Et j’ai vu beaucoup de bons chrétiens, beaucoup de bonnes villes ; mais j’irais volontiers là-bas et… voilà… Et je ne suis pas le seul pécheur ! Il y a beaucoup de chrétiens chaussés de laptis qui errent dans le monde à la recherche de la vérité ! Non, que gagne-t-on à rester chez soi ? Il n’y a pas de justice dans l’homme — voilà.

Kassian prononça ces derniers mots avec volubilité. Il ajouta encore d’autres paroles qui m’échappèrent. Et son visage prit une expression si étrange que je me rappelai malgré moi le mot innocent dont on le désignait. Il baissa la tête, toussa et parut revenir à lui.

— Quel beau soleil ! dit-il à demi-voix, quelle bénédiction !… comme il fait chaud !

Il remua les épaules, se tut, regarda devant lui d’un œil distrait et se mit à fredonner doucement. Je ne pus saisir toutes les paroles de sa traînante chanson. Voici ce que je me rappelle.


Mon nom est Kassian
Mon surnom Blokha.


— Eh ! pensai-je, il compose.

Tout à coup, il tressaillit, se tut, puis regarda attentivement dans l’épais du bois. Je me retournai et vis une petite paysanne, de huit ans environ, vêtue d’un sarafan bleu, avec un mouchoir à carreaux sur la tête et un panier tressé pendu à son bras nu bruni par le soleil. Il est probable qu’elle ne s’attendait pas à le voir. Elle se heurtait, comme on dit, contre nous et restait immobile sur le fond vert d’un massif de coudriers, à l’ombre dans une clairière. Elle me regardait timidement de ses yeux noirs, puis elle disparut derrière un arbre.

— Anna, Annouchka, viens ici, ne crains rien ! lui cria le vieux tendrement.

— J’ai peur, fit-elle d’une voix grêle.

— Non, n’aie pas peur, n’aie pas peur ; viens.

Anna quitta silencieusement sa retraite et s’approcha de nous par un détour. Ses petits pieds ne faisaient point de bruit dans les hautes herbes. Elle déboucha de la coudraie et se trouva près du vieillard. Elle avait, non pas huit ans, comme je l’avais cru d’abord à sa petite taille, mais treize ou quatorze. Elle était petite et maigre, mais gracieuse, et son visage ressemblait singulièrement à celui de Kassian, bien que celui-ci ne fût pas joli garçon. C’étaient les mêmes traits anguleux, le même regard étrange, malin et confiant, rêveur et pénétrant ; c’étaient les mêmes gestes… Kassian la regardait, elle se tenait auprès de lui.

— Quoi, lui dit-il, tu as ramassé des champignons ?

— Oui, des champignons, répondit-elle avec un sourire timide.

— Tu en as trouvé beaucoup ?

— Beaucoup.

Elle jeta à Kassian un regard très vif et sourit encore.

— En as-tu trouvé des blancs ?

— Oui, il y en a des blancs.

— Montre donc, montre.

Elle baissa son panier, et souleva à demi la grande feuille de bardane dont ses champignons étaient recouverts.

— Eh ! dit Kassian en se penchant, quels beaux champignons ! Bravo ! Annouchka.

— C’est ta fille, Kassian ? demandai-je. (Annouchka rougit un peu.)

— Non, comme cela, une parente, répondit Kassian en affectant une feinte négligence. Va avec Dieu, Annouchka, et prends garde.

— Pourquoi irait-elle à pied ? interrompis-je, nous la prendrons avec nous.

Annouchka rougit cette fois comme un coquelicot. Elle saisit des deux mains la corde de son panier, et regarda le vieillard avec inquiétude.

— Non, elle ira bien, répondit-il du même ton indifférent et paresseux.

Annouchka disparut dans l’épaisseur du bois. Kassian la suivit du regard, puis baissa la tête et sourit. Dans ce long sourire, dans les quelques paroles qu’il avait dites à l’enfant, dans le son même de sa voix, il y avait un amour indicible, une tendresse passionnée. Il regarda encore dans la direction qu’elle avait prise, sourit de nouveau et, passant la main sur sa figure, secoua la tête.

— Pourquoi l’as-tu si vite renvoyée ? lui demandai-je, je lui aurais acheté des champignons.

— Eh bien, vous pourrez en acheter à la maison, si vous le voulez, me répondit-il en employant pour la première fois le mot vous.

— Elle n’est pas ta petite ?

— Non… quoi !… répondit-il comme malgré lui, et il retomba dans son mutisme primitif.

Voyant que tous mes efforts pour le faire parler étaient vains, je me dirigeai vers la coupe. La chaleur était tombée, mais la malchance me poursuivit, et je dus regagner les métairies avec un essieu neuf et mon unique râle de genêts. En atteignant sa cour, Kassian se retourna vers moi.

— Bârine, bârine, j’ai des torts envers toi, c’est moi qui ai ensorcelé tout le gibier !

— Comment cela ?

— C’est mon secret. Tu as là un chien bon et bien dressé, et pourtant il ne t’a guère servi. Et quand on pense que les hommes, hein ! les hommes ont fait cela de ce chien.

J’eusse vainement cherché à convaincre Kassian qu’on n’ensorcelle pas le gibier. Je m’abstins de répondre, et d’ailleurs, à ce moment, nous passions sous la porte cochère.

Annouchka n’était pas dans l’izba, elle était arrivée avant nous et avait laissé là son panier de champignons. Yerofeï ajusta le nouvel essieu après l’avoir soumis à un examen sévère. Une heure après seulement je pus partir après avoir eu quelque peine à faire accepter à Kassian un peu d’argent. Sur mon instance, il réfléchit, prit la monnaie dans sa main et la glissa dans son sein. Jusqu’à notre départ, il ne prononça pas dix mots ; il restait adossé contre la porte, tout à fait désintéressé des murmures et des reproches de mon cocher, et il répondit très froidement à mes adieux.

À peine hors de la cour, je m’aperçus que l’humeur de Yerofeï ne s’était pas adoucie. C’est qu’en effet il n’avait rien trouvé pour calmer sa faim, et qu’il n’avait pas même pu faire boire ses chevaux. Avec un mécontentement visible, même sur sa nuque, il se tenait sur sa banquette de trois quarts, désirant évidemment me parler, mais attendant mes questions, et se contentant de sermonner ses chevaux.

— Un village, murmura-t-il tout à coup, ça un village. Vous demandez du kvas, pas de kvas. Ah ! Seigneur ! Et leur eau, c’est tout simplement… pouah ! (Il cracha.)

— Ni concombre, ni kvas, ni rien… Hé, toi, ajouta-t-il en s’adressant à la pristiajnaïa de droite, je te connais, vaurien, tu fais semblant de tirer, n’est-ce pas… je te ferai… moi… (un coup de fouet) ; il a tout à fait tourné à la fourberie, tandis qu’avant, la bonne bête que c’était. Allons, allons, tourne la tête !…

— Dis-moi, je t’en prie, Yerofeï, quel homme est-ce que ce Kassian ?

Yerofeï prit avant de répondre le temps de la réflexion. C’était un homme posé, mais je pus comprendre que ma question ne lui était pas désagréable.

— Blokha, dit-il en tirant les guides, c’est un homme curieux, tout à fait un innocent. Quel homme étrange ! il n’a pas son pareil. Par exemple, il est comme ce cheval là, qui ne veut plus rien faire. C’est vrai que Blokha, de quel travail serait-il capable. On ne sait où l’âme se tient, mais, quand même, il est ainsi depuis l’enfance ! D’abord il s’était mis avec ses oncles les voituriers. Ils avaient des troïkas, puis il s’en est lassé. Il est si agité ! une vraie puce ! Il appartenait, pour son bonheur, à un bon bârine qui le laissa libre, et il en profita pour courir comme une chèvre sans gîte. Dieu sait ! Et tantôt il est muet comme un morceau de bois, et tantôt il se met à parler, et ce qu’il dit, Dieu sait ! Est-ce que c’est une vie, une manière ? Non, ce n’est pas une manière. C’est un homme sans esprit. Pourtant il chante bien, assez bien.

— Est-ce qu’il guérit ?

— Comment, guérir ? lui ! Ce n’est pas un homme à cela. Il ne pourrait pas. C’est vrai qu’il m’a guéri de la scrofule… mais, ajouta Yerofeï après un silence, ce n’en est pas moins un homme stupide, vrai…

— Il y a longtemps que tu le connais ?

— Oui, nous étions voisins sur le Sitchofka à la Krassivaïa-Metcha.

— La petite Annouchka que nous avons rencontrée est-elle sa parente ?

Yerofeï me regarda par-dessus l’épaule et bâilla de rire.

— Eh ! eh ! parente ! une orpheline, elle n’a pas de mère, et même on ne sait pas qui a été sa mère… mais elle doit bien être à Blokha, car elle lui ressemble terriblement. Elle vit chez lui. Une fine fillette, il n’y a pas à dire, une bonne petite. Il l’adore, et, le croiriez-vous, il lui apprend à lire… On peut s’attendre qu’il réussisse. C’est un homme si extraordinaire, si incompréhensible. Hé ! hé ! cria-t-il tout à coup en arrêtant et en humant l’air, je crois que ça sent le brûlé. Oui, justement… Ah ! les essieux neufs !… et pourtant je l’ai graissé… Je vais prendre de l’eau, voilà une mare.

Il descendit lentement, détacha le petit seau, puisa de l’eau, et prit plaisir à écouter le sifflement du moyeu de la roue qui s’éteignait…

Six fois, en dix verstes, il dut arroser ainsi l’essieu qui se calcinait, et nous n’atteignîmes la maison qu’à la nuit tombante.

  1. Un arc en bois attaché aux deux brancards et au-dessus du timonier – la korennaïa.
  2. Le cheval de côté.
  3. La puce.