Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles/03
- Paula quitte Rome. — Elle fait avec Jérôme le voyage de la terre sainte. — Césarée. — Joppé. — Jérusalem. — Bethléem. — Hébron et la Mer-Morte. — Jéricho et le Jourdain. — Sichem et Samarie. — Leur voyage en Égypte. — Alexandrie et l’aveugle Didyme. — Le désert de Nitrie. — Ils retournent en Palestine.
Le départ de Jérôme, accompagné de circonstances si douloureuses, confirma plus que jamais les résolutions de Paula[1] ; elle fit avec calme les préparatifs du sien, distribua entre ses enfans une partie de ses biens, fréta un navire au port de Rome et quitta cette ville avant les gros temps de l’hiver. Eustochium, qui n’avait point voulu se séparer d’elle, la suivait en appareil de voyage. Ses enfans, son frère, ses parens, ses amis, l’escortèrent jusqu’au port, essayant de la retenir par des caresses, des conseils ou de tendres reproches. Paula les écoutait sans répondre ; l’œil sec et attaché sur la voûte du ciel, elle semblait y chercher la force de remplir jusqu’au bout ce qu’elle croyait la volonté de Dieu. La fermeté qu’elle avait montrée tout le long de la route ne l’abandonna point d’abord sur le navire ; mais lorsque le vent commença à gonfler les voiles et que, les rameurs frappant la mer avec effort, le vaisseau s’ébranla pour gagner le large, Paula se sentit défaillir. Elle ne put soutenir ni la vue du petit Toxotius, qui lui tendait les bras du rivage, ni celle de Rufina, qui, silencieuse et immobile, semblait lui adresser ce reproche à travers les flots : « O ma mère, que n’attends-tu que je sois mariée ! » La douleur qu’elle éprouva fut insupportable. « Son cœur se tordait, dit l’historien de cette scène, et semblait vouloir s’élancer hors d’elle, tant ses battemens étaient violens. » Elle détourna les yeux pour ne pas mourir. Eustochium, placée à son côté, la raffermissait du regard et de la voix : c’était le jeune arbre qui servait de support à cette fragile plante.
Eustochium emmenait à sa suite une petite troupe de jeunes filles, recrutées à Rome dans toutes les conditions et vouées comme elle à la virginité. Elle les destinait à former le noyau d’un monastère de femmes qu’elle et sa mère voulaient fonder en Palestine. Leur vue ne parvint point à distraire Paula, qui ne sortit de sa torpeur qu’en entendant, en face des côtes de Campanie, signaler l’archipel des îles Pontia. La principale de ces îles était célèbre dans l’histoire de l’église. C’est là qu’au Ier siècle de notre ère une parente de l’empereur Domitien, Flavia Domitilla, avait été reléguée sous l’accusation de christianisme. De la mer on pouvait voir se dessiner, au milieu d’une campagne fraîche et ombragée, les cellules creusées dans le roc où la chrétienne avait passé de longues années d’exil, avant que la mort vînt couronner son martyre. Ce spectacle ranima, comme un puissant cordial, la fille des Scipions, reléguée volontaire aux bornes du monde romain. Les temps avaient bien changé depuis Flavia Domitilla. La religion persécutée siégeait maintenant sur le trône ; césar et ses préfets ne déportaient plus les chrétiens dans des îles désertes, c’étaient eux qui, sur l’inspiration de leur foi, s’arrachaient à leur famille, à leurs richesses, à leur patrie, à eux-mêmes, pour aller mener bien loin une vie incertaine ou misérable. Cependant le vent ne soufflait que faiblement, et le navire dut prendre terre dans le port de la petite ville de Scylla, au-dessous du rocher de ce nom et a l’entrée du détroit de Sicile.
C’est là que le navire de Jérôme avait relâché quelques mois auparavant, et que les voyageurs prenaient habituellement terre quand ils devaient faire voile ou vers l’Égypte ou vers la Syrie. Le fameux rocher de Scylla, jadis si redouté des navigateurs, n’était plus pour eux maintenant qu’un vain épouvantail, ou plutôt un objet de risée ; mais les habitans de la ville savaient mettre à contribution la crédulité des passagers en leur racontant, comme des faits réels, les fables les plus incroyables des poètes. Ils affirmaient que le chant des sirènes et l’aboiement des chiens de Scylla se faisaient toujours entendre la nuit dans leurs parages, et plus d’un étranger, tenté par ces mensonges, consentait à séjourner parmi eux ; les Scylléens avertissaient encore les voyageurs en route pour l’Orient qu’ils avaient à choisir entre deux directions, suivant le motif de leur voyage : la première tendait vers les colonnes de Protée et l’Égypte ; c’était le chemin des exilés, des fugitifs, de ceux en un mot qui avaient quelque chose à démêler avec leur conscience ; la seconde allait droit sur la Palestine par Joppé, c’était celle des gens tranquilles avec eux-mêmes et avec les autres. Ces contes dont s’amusaient les passagers n’offrirent aucun intérêt à Paula, dont la route était marquée d’avance et qui voulait gagner Antioche en passant par l’île de Chypre, où l’évêque Épiphane l’attendait. Cependant le calme le plus contrariant semblait s’acharner à la poursuivre. Quand elle entra dans les eaux de l’Adriatique, le vent tomba tout à fait, la mer devint plane comme la surface d’un étang ; et le navire était menacé de rester en panne, lorsqu’à force de bras il atteignit l’escale de Modon.
Irisée par cette longue et fastidieuse traversée, Paula prit quelques jours de repos, puis son navire alla reconnaître le cap Malée, longea les rochers de l’île de Cythère, et, laissant à sa gauche Rhodes et la côte lointaine de Lycie, entra dans le port de Salamine. Épiphane accourut pour la recevoir, heureux de lui rendre un peu de cette magnifique hospitalité qu’il avait reçue d’elle à Rome. Paula salua le vieil évêque en se prosternant à ses pieds, suivant un usage oriental qui commençait à prévaloir en Occident. Épiphane, ainsi que nous l’avons dit dans notre précédent récit, était un grand promoteur de la vie cénobitique, et l’île de Chypre s’était couverte de monastères fondés ou protégés par lui. Il fallut qu’Eustochium et Paula, par devoir d’hospitalité, les visitassent l’un après l’autre. Les nobles Romaines d’ailleurs étaient curieuses de voir fonctionner en réalité ces établissemens monastiques dont Rome ne leur avait offert que l’ombre et pour ainsi dire la fiction : elles laissèrent partout où Épiphane les conduisit des marques de leur abondante charité. Dix jours se passèrent ainsi en courses pieuses et en conversations sur l’état religieux de l’Orient, dont Épiphane était l’interprète à la fois le plus intéressant et le plus authentique, puis les voyageuses reprirent la mer. Après une courte navigation, elles allèrent toucher à Séleucie, qui était le port maritime d’Antioche. Un service de bateaux partait de cette ville pour l’embouchure de l’Oronte, qui ne portait pas de gros navires en toute saison. Paula et ses compagnes remontèrent le fleuve en une journée, et, sans avoir éprouvé le moindre accident, elles débarquèrent dans la grande métropole de Syrie.
Elles y étaient attendues avec plus d’impatience encore qu’à Salamine. Tous leurs amis de Rome se trouvaient là pour les recevoir : Jérôme, le prêtre Vincent, Paulinien, frère de Jérôme, et les moines romains qui avaient consenti à le suivre en Orient. L’évêque Paulin réclama l’honneur de loger la descendante des Scipions à son palais épiscopal. Les nobles Romaines eurent bientôt vu tout ce qui pouvait les intéresser dans une ville provinciale, fût-elle magnifique comme Antioche, fût-elle, comme Antioche, le type le plus accompli des villes d’Asie : ce n’était pas pour si peu qu’elles avaient fui Rome. Un seul vœu s’échappait de leur cœur, un seul cri sortait de leur bouche : « Jérusalem ! » Vainement Jérôme et Paulin objectaient qu’on n’était encore qu’au milieu de l’hiver, que le froid sévissait dans les montagnes avec une rigueur inaccoutumée, et que les pentes du Liban se trouvaient encombrées de neige ; Paula voulut partir. Il fallut organiser une caravane en toute hâte, car, alors comme aujourd’hui, on ne voyageait guère que par troupe dans les contrées qui avoisinent l’Arabie et le Liban. Tous les Occidentaux en devaient faire partie, et probablement aussi quelques amis orientaux de Jérôme, mais non pas Paulin, qui, chargé de soins et d’années, fut contraint de rester dans Antioche.
Deux routes menaient de cette ville aux frontières de la Palestine : l’une, remontant le cours de l’Oronte, suivait dans sa longueur cette grande vallée concave que les Grecs appelaient Cœlé-Syrie, c’est-à-dire « Syrie creuse, » puis, se bifurquant dans deux directions, se portait à gauche sur Damas, à droite sur la Phénicie et Béryte, par les vallées transversales du Liban ; l’autre gagnait directement Béryte en côtoyant la Méditerranée. La première était la plus commode assurément, au moins dans une partie de son étendue ; mais, malgré les villes importantes et les postes de troupes échelonnés de distance en distance sur l’Oronte, elle offrait aux voyageurs moins de sécurité. De temps à autre, surtout dans le voisinage de l’Arabie, les caravanes voyaient apparaître à l’improviste des bandes de Sarrasins montés sur des chevaux ou des dromadaires, la tête enveloppée de linges, le corps nu sous un manteau traînant, un lourd carquois sur l’épaule et une longue lance en main, qui, se jetant sur le convoi, pillaient les bagages et emmenaient les voyageurs prisonniers. Il y avait à peine quelques années qu’une caravane de soixante-dix personnes, hommes, femmes et enfans, avait été ainsi enlevée et conduite dans le désert pour y être rançonnée ou réduite en captivité. La route du littoral était plus sûre, mais difficile à parcourir : la chaussée étroite et sinueuse, presque toujours taillée dans le roc, était ravinée par les torrens et en plus d’un endroit minée par la mer, très violente dans ces parages ; Paula fit choix de celle-ci, qui était la route ordinaire des pèlerins, tandis que l’autre était celle des marchands. Les voyageurs prirent congé de l’évêque Paulin, qu’ils ne devaient plus revoir, et sortirent d’Antioche du côté de Daphné, ce bourg fameux par ses impurs mystères, et que nos pèlerins ne traversèrent qu’avec horreur. Les hommes s’étaient munis de montures à leur guise, chevaux, ânes ou chameaux ; les jeunes filles étaient probablement portées en litière. Quant à Paula, elle avait choisi un âne, malgré la dureté de l’allure. « C’était merveille, dit l’historien de ce voyage, qui n’est autre que Jérôme lui-même recueillant ses souvenirs en face d’Eustochium, c’était merveille de voir assise et trottant sur ce rude animal la matrone délicate qui ne marchait naguère que soutenue sur les bras de ses eunuques. »
Ils traversèrent rapidement la Syrie maritime. En Phénicie, Béryte ne les arrêta pas : quelle chose pouvait leur plaire dans cette colonie romaine, école trop fameuse de jurisconsultes persécuteurs du Christ ? La première étape de leur pèlerinage chrétien fut, au-delà de Sidon, la tour de Sarepta, plantée, comme un observatoire, au-dessus de la mer. Cette tour avait été jadis la retraite du prophète Élie pendant une longue famine, et c’est là que la pauvre veuve louée par l’Écriture avait nourri l’homme de Dieu d’un gâteau de farine et d’huile qui se renouvelait chaque jour. A leur arrivée à Tyr, les voyageurs coururent d’abord sur la plage où l’apôtre Paul s’était agenouillé avec ses frères quand il débarqua de Tarse pour se rendre à Jérusalem : ils s’y prosternèrent aussi en pressant de leurs lèvres le sable sanctifié. Ptolémaïs, que les Syriens appelaient Acco, et qui porte encore aujourd’hui le nom d’Akka ou Acre, leur présenta d’autres souvenirs de l’apôtre Paul, parti de cette ville pour les prisons de Jérusalem : ils ne la purent laisser qu’à regret. Ils côtoyèrent ensuite la mer autour du promontoire boisé que projette dans la Méditerranée la grande montagne du Carmel. Ce mont fameux était chez les poètes israélites le symbole de la fécondité en opposition à la stérilité, qui avait pour image le désert. « Un jour viendra, disait Isaïe dans un de ses chants prophétiques, où le désert prendra la beauté du Carmel et revêtira les roses de Saron. » Du pied de la montagne qu’ils longeaient, ils purent distinguer, au milieu des pâturages entourés de forêts, les grottes blanches qui avaient servi de retraite au prophète Élie, et les saluèrent sans doute avec respect. L’antique ville de Dor, au midi de cette chaîne, leur présenta des ruines devant lesquelles Paula s’arrêta muette d’étonnement : l’ancienne cité chananéenne, l’ancienne forteresse des Juifs contre les rois de Syrie, ne se rappelait plus à la mémoire que par l’énormité de ses débris.
Césarée, jadis la Tour de Straton, les reçut enfin dans ses murs. La ville syrienne grécisée avait fait place à une ville toute romaine ; construite par Hérode en l’honneur d’Auguste et devenue, par ses palais de marbre et par son port, une des plus belles cités de l’Asie. Siège du gouvernement de la province après la destruction de Jérusalem par Titus, Césarée était, au IVe siècle, la résidence du clarissime consulaire qui avait sous sa main les trois subdivisions appelées première et seconde Palestines, et Palestine salutaire. La hiérarchie ecclésiastique étant calquée presque toujours sur la hiérarchie civile, l’église de Césarée tenait aussi le premier rang parmi les églises de la Palestine. Plusieurs évêques célèbres l’avaient illustrée, entre autres le confident de Constantin, Eusèbe, qui, originaire de la province, en avait éclairé l’histoire par ses ouvrages. Jérôme, sans faire grand cas du caractère d’Eusèbe, estimait du moins ses livres, car il traduisit, en l’annotant, le traité de l’évêque grec sur les lieux renommés de la Judée, et il le suivait presque toujours comme un guide certain. Césarée, par suite de circonstances diverses, était alors le centre des études chrétiennes en terre Sainte, comme Tibériade, dont nous parlerons plus loin, y était le centre des études hébraïques. Origène avait habité Césarée au IIIe siècle, et la bibliothèque de cette ville conservait comme un trésor un manuscrit de ses Hexaples qui passait pour la meilleure édition de ce grand livre. Jérôme sans nul doute profita de l’occasion pour le consulter et en recueillir les variantes principales. Nous verrons que c’était le procédé ordinaire du savant voyageur, qui savait faire servir ses pèlerinages à la science autant qu’à la piété : « Voyager, disait-il souvent, c’est apprendre. »
Le nom d’Hérode, qui se lisait en pompeuses inscriptions sur les plus beaux monumens de la Palestine, était attaché aussi à bien des ruines. Ce grand constructeur de villes et de palais, qui tuait tantôt ses femmes, tantôt les prophètes censeurs de ses femmes, et ne ménageait pas plus ses enfans, avait la prétention d’être aussi bon fils que mauvais père. Il avait dédié à la mémoire de son père Antipater, à quelques milles de Césarée, la ville d’Antipatris, que Jérôme et ses amis visitèrent sans y remarquer autre chose que des signes de destruction. Au reste, c’était l’accompagnement douloureux d’un voyage en Judée ; on n’y marchait qu’à travers des débris : débris des guerres juives contre la Syrie et l’Égypte, débris des guerres romaines contre les Juifs, ravages non effacés des rigueurs de Titus, ravages vivans de celles d’Adrien. Aucune terre n’avait été plus remuée par le fer, ni plus trempée de sang. La nature elle-même semblait avoir pris sur ce sol aride un aspect de tristesse que Jérôme remarque, et que les pèlerins trouvaient en harmonie avec l’idée qu’ils apportaient d’une terre maudite. Toutefois il jaillissait de ce sol tant de grands souvenirs sacrés pour toute âme chrétienne, qu’ils communiquaient une vie et une beauté sans pareilles aux ruines des hommes et à la nature inanimée.
Après avoir visité la maison du centurion Corneille, changée en église, et les chambres des trois filles de Philippe, « prophétesses pour prix de leur virginité, » Paula et sa caravane quittèrent Césarée. Ils cheminaient maintenant en pleine terre promise ; c’était les deux Testamens à la main qu’il leur fallait voyager, mais ils connaissaient si bien l’un et l’autre que toute réminiscence d’un fait biblique leur était aussitôt présente. Les champs de Mageddo leur rappelèrent d’abord le trépas de Josias, ce dernier bon roi de la race de David. Ils se le figurèrent au milieu de cette plaine et sur son char de combat essayant d’arrêter le roi d’Égypte Néco dans sa marche vers la Syrie, mais tombant transpercé par un trait que le dieu de Néco avait lui-même dirigé. Les suites désastreuses de cette mort pour le royaume de Juda, la pompe des funérailles royales, la douleur du peuple, les lamentations des filles d’Israël, tout ce récit touchant de la Bible les occupait peut-être encore lorsqu’ils arrivèrent à Joppé.
Joppé, aujourd’hui Jaffa ou Iaffo, était la cité la plus hébraïque qu’ils eussent encore rencontrée, et tout à la fois le port le plus fréquenté de la Palestine et une des plus anciennes villes du monde. La tradition juive en plaçait la fondation avant le déluge, et la mythologie orientale lui accordait une part dans ses fables. C’est là, que Jonas s’était embarquée « pour fuir de devant la face du Seigneur ; » c’est là aussi qu’Andromède, exposée nue sur un rocher, en pâture aux monstres de la mer, avait été délivrée par Persée. On montrait aux curieux, d’un côté du port, la plage où les marchands ciliciens avaient pris à leur bord le malencontreux prophète, et de l’autre un grand écueil à pic où le flot se brisait avec violence : c’était le rocher d’Andromède ; On y pouvait voir encore la trace des chaînes où la captive avait été attachée et la carcasse du monstre envoyé par Neptune pour la dévorer. Le squelette pourtant n’était pas entier, car un général romain, Marcus Scaurus, en avait enlevé jadis et apporté à Rome une partie qui figure parmi les merveilles de son édilité. Ce poisson en effet était miraculeux au dire de Pline, il ne mesurait pas en longueur moins de quarante pieds romains ; ses côtes étaient plus hautes qu’un éléphant indien, et son épine dorsale avait un pied et demi d’épaisseur. Ce qui en restait, après le vol de Scaurus, paraissait encore monstrueux. Si la première pensée de nos pieuses Romaines avait été pour Jonas, on n’en saurait guère douter, la seconde fut certainement pour Andromède. L’aventure d’une jeune beauté persécutée, et sauvée par un jeune guerrier, qu’elle soit de la fable ou de l’histoire, aura toujours le don d’intéresser les femmes. Il y avait aussi « tout proche de la mer, » suivant le mot des Actes des Apôtres, un lieu qui intéressait nos voyageurs, la maison du corroyeur Simon, où saint Pierre, dans une vision symbolique, avait reçu de Dieu l’ordre de catéchiser les gentils. L’échoppe s’était changée en une élégante chapelle que visitaient toujours les pèlerins : les nôtres n’y pouvaient manquer. Du haut du coteau dont la ville couvrait les pentes, Ils purent assister à un spectacle magnifique. L’œil embrassait de là le grand massif des monts de la Judée, s’élevant par assises superposées, comme les gradins d’un amphithéâtre, jusqu’aux montagnes de Jérusalem, qui en formaient le point culminant. Le voyageur y prenait, pour ainsi dire une possession anticipée de la ville sainte ; cette vue dut communiquer à Paula et à ses compagnons un désir violent de repartir.
Quittant Joppé, ils traversèrent la plaine de Saron, dont les roses sont célébrées par l’Écriture ; mais l’hiver ne faisait que finir, et Saron n’avait point encore ses parfums. Deux endroits renommés se présentèrent d’abord sur leurs pas : à droite Arimathie, patrie de l’homme juste qui mérita l’honneur de donner son tombeau au Christ ; à gauche, Nobé, plus sépulcre que ville, suivant le mot de Jérôme, ancienne bourgade lévitique dont le roi Saül, dans une de ses fureurs, avait fait passer au fil de l’épée tous les habitans parce qu’ils se déclaraient pour David. La petite caravane ne s’y arrêta pas : Diospolis au contraire la retint. Diospolis, ou plutôt Lydda, pour lui rendre son nom hébraïque, possédait dans ses murs un de ces trésors que Jérôme cherchait avec passion, et qu’il ne quittait qu’à regret quand il l’avait trouvé : c’était un Juif instruit qui pût le guider dans la connaissance des lieux qu’il parcourait et répondre à toutes ses questions. Le rabbin qui habitait Lydda était estimé de ses compatriotes non moins pour son caractère que pour son savoir. Jérôme se lia avec lui et le fit venir plus tard à Bethléem pour lire ensemble le livre d’Esther ; mais le Juif ne donnait pas gratuitement ses leçons, et Jérôme se plaint d’avoir payé un peu cher le profit qu’il en tira. Ce qu’il fit à Lydda, il le répéta tout le long de la route. Quand il ne trouvait pas de savans, il s’adressait aux habitans et aux guides. Lui-même nous raconte avec une joie naïve que, sur les indications d’un « certain Hébreu, » il découvrit la vraie position d’un village sur lequel les commentateurs de la Bible avaient longtemps disputé. Chemin faisant, il prenait des notes qui lui servirent plus tard et auxquelles il dut dans la discussion des textes sacrés ce caractère de certitude qui fonda son autorité ; mais aussi quel voyageur que Jérôme, et quel charme que ce voyage pour ses savantes amies !
La caravane, ayant repris sa marche, atteignit le bourg d’Emmaüs, où Jésus ressuscité s’était manifesté à ses disciples dans la fraction du pain. Un peu plus loin, l’étroit vallon de Gaas leur montra Bethoron, échelonnée en villes haute et basse sur le versant d’un coteau : c’était une fondation de Salomon, « renversée, dit Jérôme, par la tempête des guerres. » Ils entrèrent de là sur le théâtre des exploits de Josué contre les Chananéens, lorsque, pour exterminer cinq rois et leurs peuples, le chef des Hébreu, arrêta le soleil et la lune. Nos voyageurs cherchèrent à se représenter le miracle en contemplant Aïalon et Gabaon, qui se dessinaient sur leur droite. Ils se remémorèrent aussi le sort des perfidies Gabaonites, devenus les porteurs d’eau et les bûcherons du peuple d’Israël, en punition de leur alliance violée. La route les conduisait à Gabaa. Ils ne foulèrent pas sans horreur le sol où avait commencé l’affreuse tragédie du lévite d’Éphraïm par le viol et le meurtre de sa concubine ; mais ils devaient en parcourir plus tard toutes les scènes pied à pied, et traversèrent celle-ci rapidement ; le temps d’ailleurs leur manquait. Ils laissèrent à gauche sans songer à le voir le mausolée d’Hélène, reine des Adiabéniens, qui, après avoir fourni du blé aux Juifs pendant une famine, n’avait demandé pour sa récompense qu’une sépulture en Judée. Enfin parut devant eux la ville tant désirée, qui s’appelait, dans la nomenclature officielle de l’empire et dans l’histoire profane, Ælia-Capitolina, mais qui, pour tout cœur chrétien ou juif, n’avait pas d’autre nom que Jérusalem.
Une troupe d’appariteurs les attendaient à la porte. Le proconsul gouverneur d’Ælia, informé de l’arrivée de Paula, dont il connaissait la famille, envoyait au-devant d’elle une escorte d’honneur, avec invitation de se rendre au prétoire où son logement était préparé. Paula refusa l’avance gracieuse du proconsul ; il lui sembla plus conforme aux sentimens d’humilité qui avaient dicté son voyage de fuir les dignités et le luxe, et elle choisit pour elle et ses amis une maison modeste, située probablement dans le voisinage du saint-sépulcre.
Jérusalem, primitivement Jébus-Salem, avait subi bien des transformations depuis le jour où le grand roi David, après l’avoir conquise sur les Jébuséens, y avait fixé le siège d’une fédération des tribus hébraïques et le centre religieux de tout Israël, en y transportant l’arche d’alliance. Cette Jérusalem juives glorieuse et prospère sous ses premiers rois, déclina bientôt, par une longue et lamentable suite de malheurs et de crimes, de discordes politiques et d’apostasies religieuses, de défaites au dehors et d’esclavage sous tous les rois de l’Orient, jusqu’au jour où les flammes allumées par Titus la dévorèrent avec son temple. Elle se releva, mais pour retomber plus bas, après une nouvelle révolte sous Adrien. Ce fut sa fin. Des colonies d’étrangers remplacèrent la population juive, chassée et dispersée, et le sol même fut bouleversé. Disciple des sophistes grecs et sophiste lui-même, Adrien avait compris que la vitalité de cette ville, tant de fois détruite et toujours renaissante, tenait à la religion, et il l’attaqua dans les deux cultes dont elle était le double sanctuaires et qu’il détestait lui-même également, le culte juif et le culte chrétien. Pour le premier, il profana jusqu’aux ruines du temple de Salomon, en faisant dresser sur l’emplacement du saint des saints deux de ses statues divinisées, Pour le second, il souilla le Calvaire et les autres lieux témoins de la passion du Christ. Le Golgotha, situé hors de l’ancienne enceinte, comme lieu de supplice, fut réuni à la nouvelle et nivelé ; la caverne sépulcrale où le corps du Sauveur avait reposé avant sa résurrection, et la citerne où les Juifs avaient jeté précipitamment sa croix à l’approche du jour du sabbat, furent enfouies sous un amas de décombres, et sur le terre-plein formé par ces ruines s’élevèrent deux temples et deux autels, l’un à Jupiter du Capitole, l’autre à Vénus, patronne des césars. Tandis que la ville s’étendait ainsi vers le nord et l’ouest par l’adjonction du Golgotha, elle recula vers le midi, laissant en dehors le mont Sion, cité de David, et le mont Moria, cité de Salomon et emplacement du temple. La ville sortie de cette transformation s’appela du nom de l’empereur et du nom du dieu auquel l’empereur la dédiait, Ælia-Capitolina-Adriana ; les Juifs en furent exclus sous peine de mort : ce fut la Jérusalem païenne.
Cette profanation du culte chrétien dans son plus révéré sanctuaire dura près de deux siècles : Constantin la fit cesser, et s’empressa de rendre aux fidèles les saintes reliques, dont ils n’approchaient plus qu’avec horreur. Les dieux païens furent balayés du Calvaire avec leurs temples. Le terre-plein, fouillé et déblayé, laissa à nu la caverne du sépulcre, le jardin dans lequel elle était primitivement située et l’emplacement de la croix : la masse de pierre tirée de ces fouilles fut si considérable, dit-on, qu’elle suffit pour la construction d’un avant-mur au côté nord de la cité. La croix elle-même fut retrouvée : l’impératrice Hélène s’était chargée de la recherche et s’était fait guider soit par l’évêque de Jérusalem, soit par de savans Juifs qui avaient conservé la tradition de leur patrie. Après cette restauration des lieux sanctifiés par la mort et la résurrection du Christ, Constantin fit construire une immense basilique qui les renferma tous dans une même muraille. Elle devint le centre d’un quartier chrétien qui envahit peu à peu les quartiers environnans, et le signe du Dieu crucifié par les Juifs brilla sur cette troisième Jérusalem, d’où le mont Sion et le temple étaient exclus.
Au moment où Jérôme et Paula la visitèrent, la Jérusalem chrétienne avait atteint son plus haut degré de prospérité et de développement. La libéralité des princes successeurs de Constantin, le concours des pèlerins venus de toutes les parties de la terre, l’affluence des dons envoyés, même des contrées non romaines (car c’était la ville de la chrétienté), y avaient créé une richesse énorme ; mais la licence y marchait de pair avec la richesse. La présence de ce peuple d’étrangers sans cesse renaissant entretenait dans Ælia-Capitolina, moitié chrétienne, moite païenne, une agitation inexprimable. Au sein de cette société mêlée de toutes les classes, de tous les rangs, de toutes les nations, où le barbare coudoyait le Romain, le plébéien le consulaire, où l’homme libre était confondu avec l’esclave, la courtisane avec la matrone, le prêtre orthodoxe avec l’hérétique, il n’y avait ni ordre, ni règle, et sous un semblant de liberté évangélique chacun pouvait impunément braver la loi civile. On eût cru que la Ville sainte s’était faite le repaire des voleurs, des meurtriers, des prostituées de tout l’Orient. Les contemporains sont d’accord pour nous en tracer le plus lamentable tableau, et voici en quels termes s’exprimait un grand évêque qui y séjourna quelque temps, Grégoire de Nazianze : « Bien loin de trouver purgée des mauvaises épines cette terre qui a reçu l’empreinte de la vraie vie, écrivait-il, je la trouve infectée de toutes les impuretés imaginables. Là règnent la malice, l’adultère, le larcin, l’idolâtrie, les empoisonnemens, l’envie et surtout le meurtre. Les hommes s’y entr’égorgent comme des bêtes féroces pour un peu d’argent, et grâce au relâchement de tous les liens sociaux l’homicide s’y commet plus facilement qu’en aucun lieu du monde. » Ce que Grégoire disait de la morale pouvait s’appliquer à la foi, qui n’était pas moins corrompue que les mœurs. L’arianisme y avait implanté ses poisons, la persécution, l’exil, la révolte contre les autorités légitimement constituées, et le schisme y faisait la loi. Un de ses grands évêques, Cyrille, que l’église romaine dénonçait injustement comme un évêque intrus et tyrannique, avait passé sa vie à batailler dans l’enceinte de Jérusalem et au dehors contre des concurrens appuyés ou suscités par l’hérésie, et n’avait rendu la paix à son malheureux troupeau qu’à force de persévérance et de fermeté. Ce prélat militant venait de mourir ou était près de quitter le monde quand Jérôme et Paula arrivèrent : on verra plus tard ce que cette perte entraîna de malheurs pour l’église de Jérusalem, et d’ennui pour nos voyageurs.
Des pèlerins de leur condition, quelque soin qu’ils prissent de s’effacer, ne pouvaient se soustraire à la curiosité publique, et la fille des Scipions s’en aperçut bien, lorsque, dans son pieux enthousiasme, elle courut avec ses compagnes à la basilique de Constantin. Toute la ville les y attendait.
Il ne faut aller chercher, dans l’église actuelle du Saint-Sépulcre, ni la grande et célèbre basilique dont nous parlons ici, ni même une simple idée de ce que pouvait être au IVe siècle l’œuvre du premier empereur chrétien, construite sur ses plans par les plus habiles architectes et ornée avec une prodigalité vraiment impériale. Rien n’y ressemble de ce qu’on voit aujourd’hui, et qui a traversé deux ou trois destructions successives ; mais les contemporains nous ont parlé avec tant de détail de la fondation première, qu’il nous est permis de la recréer par la pensée avec une presque certitude. La basilique où se rendaient Jérôme et Paula était un vaste enclos de murs, tourné d’occident en orient, à l’inverse des autres basiliques chrétiennes, et renfermant dans son enceinte les trois monumens principaux de la passion du Christ : la croix, le Calvaire, témoin de la mort, et le sépulcre, de la résurrection. Elle se divisait en trois parties, consacrées chacune à un de ces grands mystères, et portant son nom, ce qui la faisait appeler tantôt le Saint-Sépulcre, tantôt le Golgotha, et tantôt l’église de la Croix. Elle contenait, outre deux églises et un baptistère destiné à l’immersion des enfans, deux préaux ou atria et de nombreux portiques.
A l’extrémité occidentale de l’enclos et au chevet de la basilique, on trouvait la chapelle du Sépulcre, édicule construit au-dessus de la caverne dépositaire du corps du Christ. Elle était de forme ronde, et le toit posait sur des colonnes monolithes de la plus grande beauté. Constantin avait voulu en outre que les parois intérieures, également en marbre, fussent incrustées d’une multitude de pierres précieuses les plus éclatantes, afin d’offrir aux yeux par leur rayonnement, nous dit un contemporain de cet empereur, comme une image des splendeurs de la résurrection. La caverne occupait le milieu, complètement isolée de l’édifice et couverte dans son contour d’un revêtement de marbre. Le vestibule, appendice ordinaire des sépultures juives, en avait été retranché, de sorte qu’on pénétrait directement dans le tombeau. La dalle dont nous parle l’Évangile, que Joseph d’Arimathie avait roulée à l’entrée de la caverne, que l’ange avait enlevée au moment de la résurrection, et sur laquelle les femmes le trouvèrent assis en vêtemens blancs « au matin du sabbat, » était déposée à quelques pas plus loin, brisée en deux.
Au sortir de la chapelle du sépulcre et à l’orient, on entrait dans un préau quadrangulaire, long et large de vingt pas ou d’un jet de pierre et pavé d’une riche mosaïque. Un grand portique l’enfermait dans son pourtour, excepté du côté de l’orient, où il attenait au chevet de l’église de la Croix. Cet atrium carré s’appelait le Calvaire, et aussi le Jardin, parce qu’il était un reste des jardins qui séparaient, suivant le récit de saint Jean, le Calvaire du sépulcre du Christ. On y montrait une énorme roche fendue comme avec un coin : c’était, disait-on, la roche dans laquelle la croix avait été implantée. Cette division de la basilique devait au souvenir particulier qu’elle consacrait la dénomination de Golgotha. Elle était assez spacieuse pour que les fidèles pussent s’y rassembler en nombre et les évêques y tenir leurs catéchèses.
Venait ensuite à l’orient de l’atrium une église bien plus vaste que celle du sépulcre et construite au lieu même de l’invention de la croix : aussi en portait-elle le nom. Si les ordres de Constantin et les soins de la pieuse Hélène ne restèrent point sans effet, ce monument dut être le plus beau du monde chrétien. Constantin le voulait ainsi et n’avait rien négligé pour que son désir fût accompli : choix des marbres et même des simples pierres, couverture, dessin de l’intérieur, il avait tout prévu, tout ordonné avec une libéralité sans réserve. Ce que nous en savons, c’est que l’édifice se terminait à l’abside par une rotonde de douze colonnes de marbre surmontées d’énormes vases en argent ciselé, que la nef, également formée de colonnes de marbre, soutenait un plancher peint et doré qui représentait le firmament, et que la couverture était de plomb. A l’extérieur, la pierre des murs était d’un grain fin et poli qui rivalisait avec le marbre. Deux lignes de portiques accompagnaient les faces latérales. Les portes d’entrée, au nombre de trois, donnaient sur un second préau entouré de galeries comme le premier, et débouchant sur le principal marché de la ville. Une église souterraine, construite sous le pavé de celle-ci, en reproduisait les divisions et s’étendait jusque sous les portiques extérieurs.
C’est dans le sol de cette crypte qu’avait eu lieu, sous la recherche de l’impératrice Hélène, l’invention de la croix ; c’est là aussi qu’on la gardait. Le bois en était bien diminué depuis le jour où cette mère croyante et aimante en faisait renfermer la moitié dans la statue de son fils, au haut d’une colonne de porphyre dominant Constantinople, afin qu’elle y fût un palladium pour la ville et pour l’empereur ; depuis le jour aussi où elle faisait jeter un des clous de la croix dans l’Adriatique pour en calmer à jamais les tempêtes. L’imprudente libéralité des évêques de Jérusalem avait grandement diminué la moitié qui leur avait été laissée, quoique, suivant une croyance superstitieuse répandue dans la chrétienté et admise même par Paulin de Nôle, les parcelles enlevées du saint bois s’y reformassent d’elles-mêmes miraculeusement. Ce qui restait était renfermé dans un étui d’argent dont l’évêque seul eut d’abord la clé, et qui fut placé plus tard sous la garde d’un prêtre de haut rang, responsable du sacré trésor. Une fois par an, à des époques qui varièrent, l’étui était porté avec pompe dans l’église supérieure, et le bois offert à l’adoration des fidèles : c’est ce qu’on appelait la fête de l’exaltation ; mais il arrivait aussi qu’en dehors des jours officiellement consacrés, la faveur de voir et d’adorer le monument du salut des hommes était accordée exceptionnellement à des personnages de distinction : on pense bien que Jérôme, Paula et leurs amis furent du nombre des privilégiés.
Dans l’église de la Croix, Paula, prosternée en face du bois sauveur, éprouva un de ces ravissemens extatiques qui accompagnaient chez elle les violentes émotions de l’âme. La parcelle de bois imprégnée du sang de la rédemption disparut à ses yeux ; c’était la croix elle-même qu’elle voyait, c’était le Christ percé de clous, bafoué, meurtri, rendant le dernier soupir, et elle ressentait tous les déchiremens de son agonie. « La ville entière de Jérusalem, nous dit Jérôme, fut témoin de ses larmes, de ses gémissemens, de l’effusion de sa douleur : le Seigneur, qu’elle priait, en fut aussi témoin. » Dans l’église du Sépulcre, elle se précipita sur la pierre qui avait fermé l’entrée du tombeau, l’enserrant de ses bras, et on ne pouvait plus l’en arracher ; mais lorsqu’elle eut pénétré dans la chambre sépulcrale, que ses genoux sentirent le sol qu’avaient touché les membres du Sauveur, que ses mains pressèrent la banquette de pierre où le corps divin avait reposé, elle défaillit. On n’entendait au dehors que le bruit entrecoupé de ses sanglots ; puis, reprenant ses forces, elle couvrit de baisers ces reliques inanimées ; elle y attachait ardemment ses lèvres comme sur une source désaltérante et longtemps désirée : on eût cru qu’elle voulait dissoudre ce rocher à force de baisers et de larmes.
Chaque station dans la ville sainte fut pour Paula le théâtre d’émotions pareilles. « Chaque lieu la retenait tellement, nous dit le narrateur de ces scènes, qu’elle ne consentait à le quitter que pour courir à un autre. » Lorsqu’ils eurent tout vu dans Jérusalem, les voyageurs en sortirent pour gravir au midi la colline de Sion et passer des douleurs de la nouvelle alliance aux splendeurs de l’ancienne ; mais quelles splendeurs présentait alors cette Sion tant célébrée par le roi-prophète ! L’enceinte de murailles n’existait plus, et on n’y pénétrait qu’à grand’peine, à travers les buissons et les ruines. Arrivés à la principale porte, dont quelques pans étaient encore debout, surmontant des monceaux de cendres et de pierres, nos pèlerins s’arrêtèrent avec un étonnement douloureux. Ils semblaient se demander si c’étaient bien là ces portes de Sion « que le Seigneur chérissait par-dessus tous les tabernacles de Jacob, » et contre lesquelles l’enfer ne devait point prévaloir ; mais ce moment de doute et d’anxiété ne dura pas. L’un d’eux, Jérôme vraisemblablement, répondant à leurs secrètes pensées, se hâta d’expliquer « qu’ils n’avaient sous les yeux que la Sion terrestre, passagère et périssable comme les hommes qui l’avaient faite, tandis que l’Écriture parlait de la Sion spirituelle, œuvre de Dieu, inaltérable comme son auteur. » Sur la plate-forme de la montagne, ils n’aperçurent que la désolation du désert. Plus de palais, plus de forteresse de David : le palais d’Hérode même avait disparu : la charrue avait passé sur leurs fondemens. A leur place s’étendaient des terres en friche et quelques jardins dont les clôtures étaient formées des débris de ces demeures royales. C’était la prophétie d’Isaïe réalisée : « la citrouille fleurira où resplendissait naguère le luxe des rois. » Des sept synagogues qu’avait renfermées Sion, il en restait une encore, mais déserte et délabrée. Seul debout au milieu de cette solitude, un monument de la foi nouvelle semblait braver les destructions du temps et des hommes : cette maison à deux étages où Jésus avait fait la pâque avec ses apôtres, et où, cinquante jours après sa résurrection, cent vingt disciples reçurent le Saint-Esprit, le Cénacle, comme on l’appelait, avait été transformé en église et attirait un grand concours de fidèles. Les voyageurs s’y rendirent, et purent voir au péristyle la colonne à laquelle, suivant la tradition, Jésus avait été flagellé : on y montrait même des gouttes de sang.
Descendirent-ils de Sion pour remonter à Moria et visiter ; après ! la cité de David, celle de Salomon et les ruines du temple ? On peut le supposer, quoique Jérôme n’en parle point, car c’était la tournée habituelle et en quelque sorte obligée des pèlerins. Ils purent alors contempler ces ruines recouvrant des ruines, et les deux statues d’Adrien dominant le saint des saints, comme le génie de la profanation. Les guides faisaient remarquer à un endroit situé entre l’autel et le parvis le sang du prêtre Zacharie, resté vermeil, dit l’Itinéraire de Bordeaux, comme s’il eût été versé le jour même. On montrait aussi une grande pierre percée que les Juifs venaient oindre chaque année et sur laquelle ils se lamentaient et déchiraient leurs vêtemens, droit qu’ils achetaient fort cher des magistrats de la ville. Entre autres curiosités recherchées des étrangers, on leur faisait visiter, dans les soubassemens de l’ancien temple, une prison souterraine où Salomon renfermait les démons et les torturait pour les rendre plus souples à sa volonté. Cette croyance superstitieuse, en pleine vigueur au IVe siècle, existait déjà au Ier, d’après le témoignage de l’historien Josèphe. Les contes orientaux sur la magie du plus sage des rois avaient commencé de bonne heure.
Bethléem et la crèche les appelaient, — le mystère de la nativité après ceux de la mort et de la résurrection. Ils voulaient aussi, une fois au midi de Jérusalem, dans l’ancien royaume de Juda, en parcourir les lieux les plus renommés. C’était un voyage long et pénible, qui exigeait des préparatifs sérieux ; la petite caravane se réorganisa donc, et sortit de la ville, nous pouvons le supposer, dans, le même attirail qu’elle y était entrée.
Sa première halte fut à un mille et demi d’Ælia, au tombeau de Rachel, situé un peu à droite du chemin de Bethléem. C’est là que l’épouse infortunée de Jacob avait quitté la vie en la donnant à son dernier né, cet enfant qu’elle nomma Bénoni, « le fils de ma douleur, » mais que le père, dans un élan de sainte confiance en Dieu, voulut appeler Benjamin, « l’enfant de ma droite. » Il y eut là sans doute pour la mère si durement éprouvée un moment de retour cruel vers le passé : Jérôme nous la peint debout et silencieuse devant cette tombe qui pouvait répondre à tant de souvenirs. Après quelques instans d’arrêt, donnés à cette muette douleur, Paula reprit sa route, et ils arrivèrent à Bethléem.
La patrie de David, autrefois ville florissante, n’était plus alors qu’un gros village, placé sur la pente d’une colline dont le sommet et le revers opposé avaient été jadis couverts de bois. Ces bois étaient entremêlés de cavernes qui, suivant un usage général en Orient, servaient d’étables aux habitans pour leur bétail, et de retraite, soit aux bergers des environs, soit aux voyageurs attardés. Ce fut dans la plus spacieuse de ces grottes que, durant la nuit qui ouvrit pour le monde l’ère du salut, Joseph et Marie se réfugièrent, ne trouvant pas d’hôtellerie dans la ville, et que naquit le Rédempteur. La caverne de Bethléem resta pour les chrétiens, dès les premiers temps de la prédication évangélique, un objet de vénération et de pieuses visites, jusqu’à ce que l’empereur savant en profanations, Adrien, consacrât les bois et la caverne aux mystères d’Adonis. La grotte qui avait vu naître le Dieu de pureté devint alors le sanctuaire d’un des cultes les plus impurs du paganisme. Il arriva pour la crèche ce qui s’était passé pour le Calvaire : Constantin purifia ce qu’Adrien avait souillé, et l’impératrice Hélène, rendant au culte chrétien la grotte de la nativité, comme elle lui avait rendu celle de la mort, fit construire au-dessus une église qui rivalisa de magnificence, sinon de grandeur, avec la basilique de Jérusalem. Suivant le procédé déjà employé pour cette dernière, la grotte servit de crypte à l’église de Bethléem, un escalier tournant y conduisit de chaque côté de l’autel, et elle fut mise en communication avec les cavités environnantes par des corridors pratiqués dans le roc. C’est à cette crypte que couraient d’abord les pèlerins ; Jérôme, Paula, Eustochium, tous enfin furent bientôt en prière devant la crèche.
Peindre ici, d’après le témoin oculaire qui nous les transmet, les émotions de notre héroïne, comme je l’ai déjà fait à propos du saint-sépulcre, c’est encore écrire une page d’histoire ; ces naïves manifestations du cœur en disent plus sur l’état moral d’un siècle que les plus ingénieuses dissertations philosophiques. Prosternée sur la pierre de Bethléem, tout entière à la contemplation du grand mystère dont le théâtre parlait à ses yeux, Paula éprouva, comme au saint sépulcre et à l’église de la Croix, un de ces états d’exaltation violente qui tiennent le milieu entre la vie réelle et la vision. « Je vous jure, disait-elle à Jérôme, agenouillé près d’elle, que je vois l’enfant divin enveloppé de ses langes : le voici ; la Vierge-mère le prend dans ses bras ; de quelle tendre sollicitude l’entoure son père nourricier ! J’entends son premier vagissement, et là-bas retentissent le pas des bergers et le chant des anges. » Elle voyait aussi les mages, leurs présens, l’étoile miraculeuse rayonnant sur l’étable ; puis la scène changeait. Au lieu de la joie, c’était du sang et des larmes : Hérode furieux ordonnait le massacre de tous les enfans, et des soldats, l’épée en main, les arrachaient du sein de leurs mères ; Joseph et Marie fuyaient en Égypte. Elle pleurait, elle souriait, elle priait en même temps. Tout à coup on l’entendit s’écrier : « Salut, Bethléem, justement appelée « maison du pain[2], » car c’est ici qu’est né le vrai pain de la vie ! Salut, Ephrata « la fertile[3], » fertile en effet, car Dieu lui-même a été ta moisson ! » — Tous les passages prophétiques de l’Écriture se présentant alors à sa mémoire, elle les citait en latin, en grec, en hébreu, comme ils lui venaient, et ses pieuses compagnes faisaient assaut de mémoire avec elle. A propos du bœuf et de l’âne, elles se rappelèrent le verset d’Isaïe : « le bœuf a reconnu son maître, et l’âne la crèche de son Seigneur, » et cet autre aussi : « heureux celui qui sème sur les eaux, où le bœuf et l’âne enfoncent leurs pieds ! » À ces mots du psalmiste : « voici que nous avons appris qu’il était dans Ephrata, et nous l’avons trouvé au milieu des bois, » Paula, qui les avait cités, s’arrêta, et s’adressant à Jérôme : « Vous remarquerez, lui dit-elle, que j’ai traduit il et non pas elle, αύτόν et non pas αὐτήν (elle citait en grec), c’est-à-dire Jésus et non sa mère, car il y a en hébreu zo qui est bien le signe du masculin, comme vous me l’avez enseigné ; vous voyez que je n’ai pas publié vos leçons[4] » Ainsi la science chez ces admirables pèlerins avait droit de se mêler aux élans de la dévotion la plus enthousiaste.
Les amis de Paula eurent peine à l’arracher de ces lieux où un secret pressentiment semblait l’enchaîner. On eût dit que sa destinée se dessinait tout entière à sa vue, quand on l’entendit s’écrier avec un accent prophétique ; « Quoi ! misérable pécheresse que je suis, j’ai été jugée digne de baiser la crèche où mon Seigneur a poussé son premier cri ! J’ai été jugée digne de prier dans cette caverne où une Vierge-mère a enfanté mon Dieu ! J’établirai ici ma demeure, parce que mon Sauveur y a placé la sienne, et la patrie de mon Dieu sera aussi le lieu de mon repos ! » La noble étrangère, venue des collines du Tibre, ne croyait pas si bien dire : le repos, éternel devait commencer pour elle à Bethléem et y peser long temps sur ses os.
L’impatience les aiguillonnait cependant ; ils partirent, et traversant l’endroit appelé la tour d’Ader, où furent les pâturages de Jacob, et où les bergers veillant dans la nuit de la Nativité entendirent l’hymne de réconciliation entre le ciel et la terre, ils gagnèrent l’ancienne route qui menait à Gaza. Bethsora leur fournit une station près de la fontaine où l’eunuque de la reine Candace, Juif prosélyte, converti au christianisme par Philippe, avait « changé de peau spirituelle, » comme disait Jérôme. Ce lieu était d’une rare beauté. La source sortie d’un roc tombait d’abord dans un bassin large et profond où Philippe et l’eunuque avaient pu descendre tous deux pour le baptême par immersion ; elle s’en échappait ensuite par nappes pour aller se perdre dans les fissures des rochers voisins. L’ancien pays des Philistins, avec Gaza, sa capitale, leur offrait des monumens des guerres hébraïques et du fort Samson, le héros traditionnel de la contrée : ils visitèrent les plus curieux, puis, se détournant à l’est, ils suivirent le vallon de la grappe, Escole, dont ils admirèrent en passant les vignobles. C’est là que les explorateurs envoyés par Moïse dans la terre promise cueillirent ce cep et cette grappe fameuse que deux hommes eurent peine à porter sur leurs épaules en les suspendant à un bâton, Des raisins aussi miraculeux ne se retrouvaient plus, mais les vignobles d’Escole méritaient toujours leur renom de fertilité. D’Escole, ils passèrent dans la grande vallée de Membré, antique résidence d’Abraham et à jamais célèbre par les récits de la Genèse.
Un respect, universel en Orient, entourait ce berceau de la plupart des peuples orientaux : on venait le visiter, non-seulement de toute la Judée, mais des contrées païennes au-delà du Jourdain, de l’Idumée, de l’Arabie, des déserts habités par les Ismaélites, et le respect avait de bonne heure dégénéré en superstition. L’arbre traditionnel de Membré, sous lequel Abraham avait reçu ses hôtes divins se rendant à Sodome, devint, par la suite des temps, l’objet d’un véritable culte ; ses rameaux étaient perpétuellement chargés d’offrandes et d’ex-voto ; on l’adorait comme une idole. L’empereur Constance crut faire cesser l’idolâtrie en abattant l’arbre et faisant construire à la place une église chrétienne ; mais l’idolâtrie ne prit point le change, elle se transporta sur un arbre du voisinage. Au reste, celui de Membré avait maintes fois changé d’espèce et de lieu depuis les jours du premier patriarche. Au temps d’Abraham, c’était un chêne, au temps de l’historien Josèphe un térébinthe, et ce fut encore un térébinthe que Constance sacrifia à ses scrupules religieux ; maintenant on montrait aux étrangers un chêne, et Jérôme put raconter sous son ombrage, aux amis qui l’accompagnaient, les détails que je viens de donner et que j’ai tirés de ses livres ; Ils ne quittèrent point Membré sans aller visiter « la caverne double » achetée par Abraham pour y déposer le corps de Sara, et, gravissant une montagne assez escarpée, ils entrèrent dans la ville d’Hébron. Hébron, une des plus anciennes cités des Chananéens, portait en hébreu le surnom de Cariath-Arbé, « la ville des Quatre-Hommes, » parce qu’elle renfermait les tombeaux d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, celui du grand Adam, le père du genre humain, quoiqu’une autre tradition place sa sépulture sous la montagne même du Calvaire. Abraham, Isaac et Jacob y avaient à leurs côtés, dans le même monument, Sara, Rébecca et Lia, leurs femmes ; on ne dit pas qu’Eve y fût près d’Adam. Le monument d’ailleurs, orné de marbres précieux, était une œuvre des Juifs ; les chrétiens y avaient ajouté une église. Nos pèlerins admirèrent sur les flancs de la vallée les bassins creusés jadis par Othoniel pour l’irrigation des arides terrains de la plaine. C’était un indice remarquable de l’art des premiers Hébreux et du soin qu’ils apportaient à l’agriculture ; nos voyageurs voulurent y voir aussi, tant l’interprétation mystique excitait leur imagination, un symbole du baptême, dont les eaux ont porté la vie dans les stérilités de l’ancienne loi.
Le lendemain de cette course aux bassins d’Othoniel, Paula voulut partir de grand matin pour la Ville de la Bénédiction (Caphar-Barucha) lieu où le patriarche Abraham, pour dernier acte d’hospitalité, avait conduit les messagers divins, qui pouvaient de là découvrir Sodome. Nos voyageurs arrivèrent au sommet du coteau quand le soleil était déjà levé. Un spectacle à la fois triste et magnifique frappa leurs regards. Ils dominaient de là le bassin de la Mer-Morte, et l’emplacement ou plutôt le tombeau des villes maudites, Sodome, Gomorrhe, Adama et Séboïm. A leurs pieds se dessinait Engaddi entouré de ses champs d’aromates, que Salomon appelait « un vignoble de baumiers. » Dans le lointain, vers le midi, et au-dessus de la périlleuse descente du Scorpion, ils apercevaient Ségor, que l’écriture compare à une génisse de trois ans, et, plus à l’ouest, les montagnes de Séir et leur désert peuplé par les fils d’Ismaël. Que de pensées assaillirent les pieux voyageurs durant leur longue halte au théâtre des vengeances de Dieu ! que de saintes réflexions sur cette justice patiente qui éclate, au moment venu, par des châtimens terribles, qui remplissent d’horreur jusqu’à la nature elle-même ! Montrant au loin, près de Ségor, la caverne où Loth, enivré par ses filles, avait donné naissance à la race incestueuse de Moab, Paula disait avec émotion à ses jeunes compagnes : « Voyez ce que peut produire l’intempérance : c’est du vin que sortent les crimes les plus affreux, n’en buvez pas ! »
Leur voyage dans l’ancien royaume de Juda était terminé ; ils reprirent la direction de Jérusalem par le bord de la Mer-Morte, Thécua, patrie du prophète Amos, et le torrent de Cédron, qu’ils remontèrent jusqu’à Jérusalem. Chemin faisant, ils se délassaient par des conversations d’où la gravité n’excluait pas toujours l’enjouement, et Paula, d’un caractère habituellement mélancolique, s’échappait parfois en saillies d’une douce gaîté. On lui proposait de visiter, près d’Hébron, une vieille ville située sur une montagne assez raide, et appelée en hébreu Cariath-Sépher, « la Ville-des-Lettres, » parce qu’elle avait été du temps des Chananéens le siège d’une sorte d’académie religieuse, et sous les Israélites une cité lévitique. Paula ne s’en souciait pas, soit qu’elle n’éprouvât aucun désir de curiosité, soit qu’elle craignît la fatigue. « La Ville-des-Lettres ! dit-elle en riant, nous n’en avons point besoin. On dédaigne la lettre qui tue, quand on a l’esprit qui vivifie. » Jérôme mêlait plus d’amertume à ses plaisanteries. Lui qui avait tant souffert des persécutions du clergé romain, et qui s’élevait naguère avec tant d’énergie contre l’intempérance des prêtres et la gloutonnerie des moines, ne s’épargnait guère les allusions satiriques quand l’occasion s’en présentait. Passant un jour avec sa petite troupe d’amis dans la ville de Bethphagé, un des grands sièges du sacerdoce lévitique, il fit remarquer malicieusement que ce mot signifiait en hébreu « ville des mâchoires[5]. »
Ils venaient de parcourir le midi de la Palestine ; ils connaissaient déjà dans le nord la zone qui confine à la Grande Mer, il leur restait à voir le centre de la Samarie et de la Galilée, ainsi que la vallée du Jourdain jusqu’à la Mer-Morte. Ce nouveau voyage fut entrepris sans hésitation. Paula était devenue infatigable ; non-seulement elle supportait les plus rudes montures, mais elle marchait à pied des heures entières et gravissait même de hautes montagnes. Les femmes qui la suivaient étaient toutes jeunes et animées d’ailleurs d’une pieuse curiosité. Il fut résolu qu’on partirait au plus tôt, mais qu’on visiterait d’abord la montagne des Oliviers, dont les sentiers étroits et rocailleux n’effrayèrent personne.
Traversant donc la vallée de Josaphat du côté gauche, dans des terrains plantés de vignes, et laissant de côté la roche sur laquelle Judas lscariote livra son maître, ils commencèrent à gravir parmi les oliviers et quelques palmiers jusqu’au monticule d’où Jésus ressuscité s’éleva au ciel. Hélène y avait fait bâtir sous le vocable de l’Ascension une basilique dans laquelle ils entrèrent. C’était une rotonde de médiocre grandeur, mais splendidement ornée : Jérôme fit remarquer que la coupole en restait ouverte, et il raconta la tradition, accréditée depuis Constantin, qu’aucun architecte n’avait jamais pu remplir le vide dans la portion où avait passé le corps du Christ. Il exposa, avec plus de certitude, l’ancien usage juif de brûler chaque année une vache rousse sur la montagne, et d’en répandre la cendre en expiation des péchés d’Israël. Il rappela aussi que la vision prophétique d’Ézéchiel, qui avait vu les chérubins du temple de Salomon émigrer sur la montagne des Oliviers et y construire un temple nouveau, avait reçu son accomplissement dans la basilique de l’Ascension. Du haut de la montagne, le regard planait sur un des plus beaux paysages de la Judée, et on apercevait le couvent de Rufin occupant le côté opposé à la ville. Paula voulut-elle visiter ce monastère dont on lui avait fait tant d’éloges ? Jérôme voulut-il revoir l’ami de son enfance, ou plutôt Rufin et Mélanie ne se trouvèrent-ils pas là pour les recevoir et faire en quelque sorte les honneurs du saint lieu où ils avaient placé leur tente ? Notre historien ne prononce pas leur nom ; mais son récit fut composé plus tard, quand une inimitié implacable divisait ces deux hommes, et que l’inimitié avait rejailli jusque sur Paula elle-même. Croyons que si Rufin et Mélanie, comme on n’en saurait douter, se trouvaient alors à Jérusalem, ils assistèrent à la visite de nos voyageurs et les guidèrent sur le mont des Oliviers. De quels précieux détails historiques ces fatales rancunes nous ont peut-être privés ! Avec quel intérêt on lirait aujourd’hui les entretiens des deux savans dalmates sur qui se partageait l’attention de l’Occident, non encore portée vers Augustin ! Avec quel charme on suivrait, sous la plume d’un des interlocuteurs, leurs observations, tantôt pratiques, tantôt élevées, sur l’état du christianisme en Orient et en Occident, et les progrès du monachisme dans le monde entier ! Comme on aimerait à retrouver dans leurs épanchemens, après une si longue séparation, ici l’affection calme et protectrice de Rufin, là l’amitié enthousiaste et la parole animée de Jérôme ; chez le premier la logique glaciale, mais puissante, chez le second l’éloquence et la passion ; et, pour cadre à ce tableau, la terrasse du couvent des Oliviers, la ville de Jérusalem au-dessous, les campagnes de Bethléem au midi, celles d’Éphraïm au nord, et à perte de vue, à l’est et à l’ouest, les chaînes de montagnes s’échelonnant sans interruption entre la Grande-Mer et la Mer-Morte ! Si cette entrevue eut lieu, ce fut là sans doute que Paul a puisa, dans les confidences de Mélanie, revenue récemment d’Égypte, le projet du grand voyage qu’elle accomplit l’année suivante.
En quittant la montagne des Oliviers, la petite caravane fit route vers Jéricho, et s’arrêta d’abord à Béthanie, patrie de Lazare et de Marthe et Marie, ses sœurs. Paula voulut entrer dans le sépulcre du mort ressuscité et visiter la maison des deux filles douces et aimantes gracieux symbole de la vie contemplative comparée à la vie réelle. Bethphagé ne les retint pas, et ils gagnèrent, non sans un sentiment de secrète terreur, le défilé dangereux appelé Adomim ou le pas du sang. C’était un lieu redouté de tout temps, et que l’Évangile avait choisi pour y placer la parabole du voyageur percé de coups par des brigands, laissé sur la route par un prêtre et sauvé par un Samaritain. Quoique ce passage mal famé fût alors sous la garde d’un poste militaire romain, on ne cessait point de le regarder comme un repaire de meurtriers et de voleurs. Nos voyageurs le franchirent sans accident, mais non sans deviser longuement sur la dureté du lévite, opposée à la sainte charité de l’infidèle. Le sycomore de Zachée n’obtint d’eux qu’un coup d’œil ; puis ils firent leur entrée dans Jéricho. Quel spectacle attristant y frappa leurs regards ! Trois villes s’étaient succédé dans ce même lieu et y avaient superposé leurs ruines : une ville chananéenne détruite par Josué, une ville juive élevée avec les restes de la première et détruite par les Romains, une ville romaine enfin détruite par la guerre civile. Rien ne survivait de tout cela que de rares maisons éparses, et à peine un village. On n’apercevait même plus dans la campagne l’arbre qui avait fait donner à Jéricho le surnom de ville des palmiers ; la nature avait été dans ses destructions aussi implacable que les hommes. Trois curiosités appelaient aux environs la visite des pèlerins : la maison de la courtisane Rahab, qui reçut chez elle les espions de Josué et fut seule sauvée du massacre des Chananéens ; la fontaine amère qu’Elisée changea en source fécondante et douce en y jetant du sel : on montrait même un pot de terre qui avait, disait-on, appartenu au prophète ; enfin les douze pierres enlevées du lit du Jourdain par les douze tribus comme un monument de leur passage, et dressées dans un champ où la tradition religieuse les avait en partie préservées : Jérôme et ses compagnons s’y rendirent. Il leur restait à voir le Jourdain, dont ils étaient encore séparés par une plaine de deux lieues, aride et brûlante.
La chaleur était excessive, et pour échapper à ses ardeurs Paula voulut qu’on partît la nuit. Le soleil commençait à paraître lorsqu’ils atteignirent les bords du fleuve, où un spectacle émouvant les attendait. L’astre monta en face d’eux, derrière les montagnes d’Ammon, inondant de ses clartés l’ancien campement de Josué, le désert de saint Jean-Baptiste et le Jourdain lui-même, qui semblait porter à la Mer-Morte des nappes de feu. Paula se tenait debout sur la rive, oppressée par l’admiration, et, semblable à une prophétesse du passé, elle se mit à dérouler le tissu des merveilles dont ces grandes scènes avaient été témoins. Ici l’arche d’alliance fendant le courant du Jourdain et les lévites la suivant à pied sec ; là le fleuve redressant ses eaux comme deux murailles pour laisser passer Élie et Elisée ; puis le Christ lui-même, venant se courber sous cette onde, afin que, par la vertu de son baptême, le créateur purifiât toutes les eaux terrestres souillées des impuretés du déluge. Elle peignit alors le vrai soleil de justice s’élevant sur le monde et dissipant les antiques ténèbres sous des rayons mille fois plus resplendissans que ce soleil périssable qui éblouissait leurs regards. Arrachés avec peine à ce beau spectacle et devançant la chaleur du joui, ils entrèrent par la vallée d’Achor, c’est-à-dire du Tumulte, dans les domaines de Benjamin et d’Éphraïm. Ils virent à Bethel le lieu où Jacob, pauvre et nu, couché sur la terre nue, n’ayant qu’une pierre pour soutenir sa tête, avait aperçu en songe l’échelle symbolique dont Dieu tenait l’extrémité, aidant les zélés à monter, et précipitant en bas les indifférens : ce fut du moins ainsi que Jérôme expliqua le rêve du patriarche. Beth-el, « la maison de Dieu, » profanée par le culte du veau d’or sous le roi Jéroboam, et devenue, comme disaient les prophètes, Beth-aven, « la maison du crime, » n’était plus, au IVe siècle, qu’une bourgade sans importance, oubliée même des itinéraires.
A leur passage par la montagne d’Éphraïm, les voyageurs saluèrent, de loin le tombeau de Josué et celui d’Éléazar, fils d’Aaron. Éphraïm, Benjamin, Bethel, Rama, qu’ils traversèrent, Gabaa, qu’ils avaient déjà traversée en venant de Joppé, tous ces lieux rappelaient la sombre tragédie du lévite et son sanglant dénoûment. Chaque pas qu’ils faisaient semblait réveiller quelque incident de ce drame affreux. Là, la femme violée par les Gabaonites était morte sous les outrages ; ici, le lévite avait placé le cadavre sur un âne pour l’emporter à sa maison ; plus loin, il l’avait dépecé en douze morceaux envoyés aux douze tribus d’Israël, comme un appel à la vengeance. La vengeance ne s’était pas fait attendre, et sur le sol qu’ils parcouraient la tribu de Benjamin avait subi, disaient-ils, la juste extermination due à son crime. « Non, non, interrompait Jérôme, elle ne fut pas exterminée ; Dieu ne le voulut pas, parce que de Benjamin rentré en grâce et régénéré devait sortir Paul, le grand apôtre des nations. » Il exposait alors comment six cents hommes échappés au massacre se réfugièrent dans le désert de Remmon, et comment, rappelés dans leur patrie, ils durent employer la violence et le rapt pour avoir des femmes des autres tribus, aucune fille ou femme benjamite n’ayant survécu au désastre de la sienne. On leur montra en effet à Silo les ruines d’un autel près duquel deux cents jeunes filles, attirées par une fête nationale, avaient été enlevées, au milieu des danses, par deux cents Benjamites, et arrachées à leurs familles. La ressemblance de cette histoire avec celle des Sabines, enlevées aussi dans une fête, fut de la part des voyageurs un objet de savantes remarques, et peut-être alors quelque aiguillon d’orgueil mondain entra-t-il au cœur des pieuses patriciennes, dont la lignée allait se perdre dans les obscurités du berceau de Rome.
Ce grave sujet les occupait probablement encore lorsqu’ils arrivèrent au puits de Jacob, puits fameux où Jésus, assis sur la margelle, fatigué et altéré, échangea avec la Samaritaine, pour un peu de l’eau qu’elle avait puisée, « la source de vie qui désaltère à jamais. » Autour et au-dessus de ce puits, creusé dans le roc à une grande profondeur, avait été construite une église en forme de croix, où les voyageurs entrèrent : l’orifice du puits, bien gardé d’ailleurs, était béant près de la clôture du chœur, et on n’en approchait qu’avec un saint frémissement. Au dehors se trouvait une piscine alimentée par la même source, et à quelques pas plus loin des platanes que la tradition faisait remonter jusqu’à Jacob. La route, en un court espace de temps, conduisait du puits à l’antique ville de Sichem, appelée sous la domination romaine Flavia Neapolis, en l’honneur de l’empereur Vespasien. Située dans une étroite vallée entre le Mont-Hébal et le Mont-Garizim, Sichem était devenue, lors de là séparation des dix tribus, la Jérusalem du schisme, et le temple bâti par les rois d’Israël sur la seconde de ces montagnes restait encore, pour ce qu’il y avait de Samaritains au IVe siècle, aussi sacré que le temple de Salomon pour les Juifs fidèles. La même destinée avait frappé d’ailleurs les deux temples rivaux : celui de Garizim n’était plus aussi qu’une ruine où l’on montait par trois cents degrés taillés dans le roc. Il n’eut point la visite de Jérôme et de ses amis, qui se contentèrent de l’observer de loin, soit scrupule religieux, soit désir d’arriver plus vite à Samarie.
Un spectacle curieux et tout nouveau les attendait dans cette capitale des rois d’Israël, dédiée à l’empereur Auguste sous le nom de Sébaste et ornée des plus splendides monumens d’Hérode. Ces magnificences étaient encore debout, au moins en partie ; mais ce n’était pas ce qui piquait la curiosité ou excitait l’admiration du pèlerin chrétien. Samarie était, à proprement parler, la ville de saint Jean-Baptiste, dont elle possédait le tombeau. Par un bizarre retour de choses de ce monde, l’homme qu’Hérode avait tué comme un censeur incommode de ses cruautés et de ses débauches régnait maintenant, comme un dieu plutôt que comme un roi, dans sa ville de prédilection, et éternisait le souvenir de ses crimes. Le tombeau de Jean-Baptiste avait la vertu de chasser les démons et de guérir les possédés : nul n’eût osé mettre en doute cette vertu surnaturelle sans être traité de blasphémateur et d’incrédule. Aussi voyait-on les possédés, ou ceux qu’on croyait tels, accourir ou être amenés de toutes les parties de la Judée à Samarie pour y trouver leur guérison. Lorsqu’arrivèrent nos voyageurs, un grand nombre de ces malheureux se trouvaient réunis autour du sépulcre, attendant le moment de paraître devant le saint et d’invoquer sa puissance. Il se passait là des choses capables de glacer de terreur les plus fortes âmes. On n’entendait que gémissemens et soupirs, cris inarticulés et sauvages ; on ne voyait que contorsions et grincemens de dents, signes auxquels le démon était censé manifester dans le corps de ses victimes ses propres tortures et sa fureur. « Quelle ne fut pas la surprise de Paula, nous dit Jérôme, quelle ne fut pas son épouvante, lorsque retentirent les rugissemens de l’esprit des ténèbres, et qu’elle entendit des hommes hurler comme des loups, aboyer comme des chiens, frémir comme des lions, siffler comme des serpent, mugir comme des taureaux ! Les uns faisaient pirouetter leurs têtes avec la volubilité d’une roue ; d’autres la courbaient en arrière jusqu’à ce que leurs cheveux balayassent la poussière du sol. Des femmes restaient suspendues en l’air par un pied, les vêtemens rabattus sur le visage. L’aspect de ces affreuses misères émut à ce point Paula qu’elle se mit à fondre en larmes ; elle pleurait et priait en même temps. » Une visite au tombeau d’Elisée l’enleva à ces tristes impressions. Elle voulut aussi gravir à pied la montagne où s’étaient cachés, dans, deux grandes cavernes, les cent prophètes fidèles que Jézabel poursuivait, et qu’Abdias nourrit et sauva.
La caravane avait hâte de quitter cet épouvantable lieu ; elle reprit son voyage vers le vallon calme et fleuri de Nazareth, « la nourricière du Christ, » comme disait Jérôme. Le savant Dalmate expliqua peut-être à ses compagnons, chemin faisant, ce que nous lisons dans ses livres, à savoir que le nom de Nazaréen avait passé primitivement de Jésus à ses disciples et aux fidèles, qui s’en faisaient gloire, avant d’avoir adopté celui de chrétien, mais que les Juifs et les païens continuaient à le leur appliquer par dérision et par injure. Quelles curiosités eurent-ils à visiter dans cette bourgade célèbre ? Le récit ne le dit pas ; il ne parle en aucune façon d’un oratoire de la Vierge, qu’on voit figurer plus tard parmi les monumens chrétiens et se transformer en églises ; l’Itinéraire de Bordeaux à Jérusalem n’en fait pas non plus mention. Quoi qu’il en soit, les voyageurs demeurèrent peu de temps à Nazareth, se rendirent à Gana, premier théâtre des miracles du Christ ; puis, rétrogradant un peu dans leur marche, se dirigèrent vers le Thabor.
Deux grands souvenirs, l’un religieux, l’autre profane, s’attachaient à cette montagne, non moins fameuse dans la topographie que dans l’histoire de la Palestine, et qui dresse son immense cône tronqué, flanqué de forêts, au milieu de la plaine de Galilée. Jérôme en faisait le lieu de la transfiguration du Christ, quoique, suivant une indication donnée par le pèlerin de Bordeaux, une autre tradition plaçât l’événement divin au-dessus de Jérusalem, sur le monticule de l’Ascension. Paula, qui partageait volontiers les opinions de son ami, voulut aller reconnaître au Thabor l’endroit où Pierre s’écriait dans sa joie : « Seigneur, il est bon de demeurer ici, nous y dresserons trois tentes ! » C’était là le souvenir religieux, bien digne du Dieu de paix ; l’autre était un souvenir de la fureur des hommes. Le Thabor avait dû à sa position abrupte et isolée dans ces vastes plaines le triste honneur d’être un observatoire de guerre et une forteresse. On y rencontrait à chaque pas des traces encore récentes de la guerre. L’historien Josèphe, héroïque défenseur de la Galilée, durant la lutte contre Titus, avait lui-même construit des ouvrages avancés avec une enceinte en partie debout, et les murailles d’un château-fort occupaient le sommet du cône. La fatigue de la marche avait été si grande à travers des sentiers raboteux et escarpés, que la caravane dut faire une halte prolongée sur ces ruines. Favorable pour la guerre, l’observatoire était commode aussi pour les voyageurs qui voulaient d’un coup d’œil embrasser tout le pays de Galilée et le cours du Jourdain supérieur. Paula, que les beautés de la nature saisissaient vivement, comme toutes les âmes tendres, se fit expliquer le tableau imposant qui se déployait, sous leurs yeux. Ils apercevaient à leur droite et dans le lointain, nous dit Jérôme, l’Hermon, point culminant de tout le Liban, et où le Jourdain prend sa source au milieu des neiges éternelles. Le fleuve, courant du nord au sud, apparaissait ensuite comme une ligne blanchâtre tracée à l’orient. A l’occident, on pouvait distinguer la Grande-Mer, et suivre le cours du fleuve Cison qui s’y jette, après de longs méandres, à travers la plaine de Galilée, qu’il coupe par le milieu. La campagne était parsemée de villes et de bourgades, nommées dans l’Ancien ou le Nouveau Testament. Ici on remarquait le lieu où la prophétesse Débora rendait la justice sous un palmier, et celui où par ses conseils l’armée de Sisara fut anéantie ; là le bourg de Béthulie, patrie de Judith ; plus loin Endor, avec son autre prophétesse et ses évocations magiques ; enfin, au midi et sur la rive même du Gison, Naïm, où Jésus ressuscita le fils de la veuve, et qui était encore au IVe siècle une ville assez importante. Dans le récit malheureusement trop abrégé de ce voyage, Jérôme nous retrace cependant avec complaisance les grandes lignes de ce tableau, comme s’il avait encore vivans dans la pensée sa propre émotion et l’enthousiasme de son amie.
Ils touchaient au bout de leur pèlerinage, et Jérôme en précipite le récit. « Le jour finirait plus tôt que ces lignes, nous dit-il, si je voulais énumérer tous les lieux parcourus par la vénérable Paula. » Il cite Capharnaüm, où nos pèlerins ne virent plus sur le front de la ville superbe et incrédule que le signe de son châtiment. Traversant le lac de Génézareth « sanctifié par la navigation du Seigneur, » ils visitèrent le désert témoin de la multiplication des pains : Tibériade enfin les reçut dans ses murs, où le voyage se termina.
Cette dernière de toutes leurs stations ne fut probablement pour Jérôme ni la moins agréable ni la moins fructueuse. Nous avons fait remarquer avec quel soin cet admirable voyageur, partout où il passait, recherchait les Juifs instruits pour causer avec eux, leur proposer des difficultés et s’éclairer de leurs lumières. La position exacte des endroits cités dans les Écritures, leurs noms, la signification de ces noms lui paraissaient une étude indispensable à qui veut saisir la Bible au vif et surtout la commenter. Il disait à ce sujet, que « de même que l’on comprend mieux les historiens grecs quand on a vu Athènes, et le troisième livre de l’Enéide quand on est venu par Leucate et les monts Acrocérauniens, de la Troade en Sicile, pour se rendre ensuite à l’embouchure du Tibre, de même on voit plus clair dans les saintes Écritures quand on a parcouru la Judée, interrogé les souvenirs de ses antiques cités, étudié sa géographie. « Ce travail, ajoute-t-il, j’ai pris soin de le faire avec les plus érudits des Hébreux : j’ai parcouru avec eux la contrée que proclament toutes les bouches chrétiennes. » Or il y avait à Tibériade plus que des érudits isolés, il y existait une société de rabbins et une académie hébraïque. Après la ruine du temple et la dispersion des Juifs sous Titus, tout ce qu’il y avait de docteurs à Jérusalem et de Juifs instruits attachés à l’ancienne loi s’étaient retirés à Tibériade, où ils avaient fondé une école célèbre, celle d’où est sortie la Mischna. Ces rabbins s’occupaient beaucoup d’interprétation biblique. Jérôme dut les rechercher avec un empressement qui sans doute aussi fut réciproque, malgré l’opposition des croyances et la différence des points de vue. C’est alors probablement qu’il se lia avec le rabbin Barraban, homme admiré pour sa science, estimé pour son caractère, et qui le servit efficacement dans ses travaux. Le grand docteur chrétien rentra donc à Jérusalem avec un trésor de renseignemens et de notes qu’il avait conquis sur l’ennemi, comme jadis les vases d’Égypte, emportés par Israël. Mais le plus précieux trésor était dans sa vaste mémoire, qui valait à elle seule toutes les notes et toutes les bibliothèques du monde.
Ils avaient vu le passé du christianisme dans son berceau ; il leur restait à le voir vivant et agissant dans un de ces grands corps cénobitiques où l’esprit du siècle trouvait la perfection de la vie chrétienne. Aiguillonnée par l’exemple de Mélanie, Paula voulait visiter à Nitrie cette Ville des Saints qui n’avait pas sa pareille dans la chrétienté, et auprès de laquelle les monastères de l’île de Chypre n’étaient guère plus que le conventicule de Marcella auprès des fondations d’Épiphane. Elle voulait aussi se plonger dans la poésie mystique du désert, en contemplant ces héros du monachisme dont les légendes avaient fait tant de fois battre son cœur, et ses désirs étaient partagés par ses jeunes compagnes. Jérôme ne voulut point les quitter. Il trouvait d’ailleurs dans ce voyage une occasion de continuer en Égypte le travail d’exploration biblique qu’il avait commencé en Judée. Tous se préparèrent donc avec joie, et la caravane, organisée pour un voyage plus long et plus aventureux que celui qu’ils venaient d’accomplir, gagna de toute la vitesse de ses montures la ville philistine de.Gaza.
Ils ne purent cependant point passer à Socoth sans que Paula eût la fantaisie de visiter la fontaine de Samson jaillie d’une dent de la mâchoire d’âne, et de se désaltérer à cette eau. Marasthim lui donna une tentation pareille, elle voulut aller prier sur le tombeau du prophète Michée, changé en église. Gaza, qu’ils connaissaient, ne les arrêta point, et leur passage par le désert des Amalécites ne fut troublé d’aucun incident fâcheux, quoiqu’ils côtoyassent la dangereuse frontière des Iduméens et des Coréens infestée par les Arabes. Le seul désagrément de leur route fut la fatigue causée par ces sables mobiles qui se dérobaient sous le pied des montures et où s’effaçait en un clin d’œil la trace des hommes. Cheminant au plus près possible de la mer, ils tournèrent le cap et les lacs de Casius, et se trouvèrent bientôt en face du fleuve Sior, près de son embouchure pélusiaque. C’est par ce nom de Sior, qui signifiait le bourbeux, le trouble, que les anciens Hébreux désignaient ou ce bras du Nil ou le Nil tout entier, et nos érudits voyageurs se gardèrent bien de lui en appliquer un autre par respect pour la science. Péluse, qui n’avait point de souvenirs bibliques, ne les retint pas ; ils coururent au contraire à Thanis chercher dans les roseaux du fleuve la trace du berceau de Moïse, et dans la terre de Gessen les pas des Israélites fugitifs. Chemin faisant, Jérôme observa que les cinq villes égyptiennes qu’il traversait parlaient la langue chananéenne. Il remarqua aussi que le Nil, à ses sept embouchures, était si faible qu’on pouvait presque le franchir à pied sec. « Comment, demandait-il aux Égyptiens, de si faibles eaux peuvent-elles être dirigées et utilisées pour la fertilisation d’un si grand pays, et comment les relations de ville à ville et les transports du commerce peuvent-ils avoir lieu sur un pareil fleuve ? » Il apprit alors qu’un peu plus haut le Nil coulait à pleins bords entre deux digues élevées le long de ses rives ; que ces digues avaient une hauteur déterminée, de telle façon que si le niveau des eaux ne dépassait pas les bords supérieurs, l’année restait stérile, et que si, par l’incurie des gardiens ou par la violence du courant, ces digues venaient à se rompre, l’inondation dévastait la terre au lieu de la féconder.
Il apprit encore que la navigation se pratiquait à la remonte au moyen d’un halage à dos d’homme, dont les manouvriers se relevaient de station en station, et qu’au nombre des stations on calculait la longueur du trajet. Il se fit renseigner sur la défense de l’empire romain du côté de l’Ethiopie, sur l’existence de la tour de Syène et le camp retranché de Philœ, sur les fameuses cataractes, en un mot sur tout ce qui regardait la configuration du pays, ses divisions, ses habitans. Il étudia tout, afin de se servir de ces renseignemens, comme il le fit en effet, dans l’interprétation de l’Ancien Testament. Coupant ainsi la Basse-Égypte en travers, d’un bras à l’autre du Nil, nos voyageurs arrivèrent enfin à sa bouche occidentale, et saluèrent de leurs acclamations la ville de Nô.
Sous ce nom d’une antique bourgade pharaonique, Nô n’était pas moins que la grande Alexandrie, métropole de toute l’Égypte et une des capitales du monde romain. Ce ne fut pourtant point l’admirable beauté de son port qui les intéressa le plus, ni le souvenir du conquérant macédonien, ni celui de Pompée, de César, de Cléopâtre, dont les aventures se lisaient en même temps que leurs noms sur tous les monumens de la ville : sans être indifférent aux choses de l’histoire, Jérôme avait un but plus précis. Alexandrie renfermait alors dans ses murs un docteur chrétien dont il ne connaissait que quelques ouvrages, mais dont il avait entendu parler par ses maîtres d’Antioche, de Laodicée, de Constantinople, comme d’un rival d’Athanase et d’un philosophe digne d’être placé assez près d’Origène : ce grand docteur se nommait Didyme, nom à présent bien inconnu ; il était aveugle. Rien n’est plus digne peut-être des sympathies de l’historien que ces gloires éphémères d’un siècle, ignorées des autres, et mortes avec le sentiment qui les avait produites, mais qui ont à un certain moment illustré leur pays et enthousiasmé les contemporains. Didyme, à ce prix, mérite une mention particulière dans nos récits.
Il était Égyptien, né de parens chrétiens et chrétien lui-même. Un affreux malheur l’avait frappé dans sa première enfance : il n’avait pas encore cinq ans et commençait à peine à connaître ses lettres quand un mal soudain lui enleva complètement la vue. Le magnanime enfant ne se rebuta point : il acheva d’apprendre à lire au moyen de caractères mobiles qui lui servaient à composer des mots et des phrases. Il sut bientôt ce que les clairvoyans pouvaient savoir, et bien plus qu’ils ne savaient : l’étude était devenue la seule condition de sa vie. Assidu aux leçons des professeurs les plus célèbres, il étudia tout, grammaire, rhétorique, poésie, philosophie, mathématiques et jusqu’à la musique, qui faisait alors partie de cette dernière science. Nul n’interprétait mieux Platon, nul ne parlait si bien d’Aristote. Ce qu’on citait surtout comme une merveille, c’est qu’étant aveugle il sût résoudre les problèmes les plus compliqués de la géométrie sur des figures qu’il n’avait jamais vues. Dans la science sacrée, ses prodiges surpassaient tout cela. Didyme savait par cœur les deux Testamens, de manière à en réciter, rapprocher, commenter les textes avec la sûreté de mémoire que les travaux exégétiques réclamaient. Il en était de même des autres livres chrétiens.
Alexandrie était encore le siège de cette haute école d’exégèse où la philosophie servait d’introduction à la théologie et Platon d’initiateur à l’Évangile. La chaire fondée au Ier siècle par Pantène, transmise par lui à Clément, et par Clément à un disciple qui les éclipsa tous deux, Origène, cette chaire était maintenant occupée par Didyme. Origène y régnait toujours dans l’enseignement de ses successeurs : par la profondeur de sa science et la hardiesse de sa pensée, il était devenu l’âme de l’école alexandrine. Didyme l’admirait, sans le suivre dans les hypothèses aventureuses où s’était égaré son génie, et, tout en repoussant certaines erreurs sur lesquelles l’église avait prononcé et se gardant des autres, il l’aimait, il le proclamait son maître ou plutôt son oracle. Tel était Didyme, et ce fanatisme d’école ne le fit jamais dévier de la vraie foi ; le courage avec lequel il défendit la cause de la consubstantialité dans les disputes de l’arianisme lui valut toute l’affection d’Athanase. Les évêques les plus éminens de la Syrie et de l’Asie-Mineure venaient se faire écoliers pour l’entendre, tant sa parole avait d’élévation et de charme, et les moines d’Égypte accouraient du fond de leurs solitudes seulement pour apercevoir ses traits. On raconte que le grand Antoine (on le qualifiait ainsi) étant venu le visiter du fond de son désert, voisin de la Mer-Rouge, Didyme l’entretint avec intérêt, car Antoine joignait un esprit droit et un cœur généreux à une foi inébranlable. Et comme il lui arriva pendant leur entretien de gémir sur sa cécité, le moine l’interrompit : « O Didyme, s’écria-t-il dans un élan d’enthousiasme, ne parle pas ainsi ! Ne te plains pas du lot que le ciel t’a fait ! Si Dieu t’a refusé les yeux du corps, qui sont communs à tous les hommes et même aux animaux les plus immondes, aux serpens, aux lézards, aux mouches, il t’a donné les yeux des anges pour le contempler face à face. »
On devine l’empressement de Jérôme à converser avec le savant aveugle. Il courut chez Didyme dès son arrivée et le revit ensuite presque tous les jours, car l’Égyptien et le Dalmate se prirent d’un goût mutuel l’un pour l’autre. Paula accompagnait son ami à ces conférences, où toutes les sciences de ce temps étaient passées en revue pour venir appuyer la vérité évangélique, et elle ne tarissait pas d’admiration. Ainsi jadis son ancêtre Scipion écoutait Lélius lui révélant les arts de la Grèce. Jérôme nous dit que si par hasard il oubliait l’heure de la visite, elle était la première à la lui rappeler, « n’osant pas, ajoute-t-il, se rendre seule chez Didyme de peur d’encourir le blâme de présomption ou d’importunité. » Un mois s’écoula dans ces confidences du savoir et de la piété. Jérôme en rapporta plusieurs traités devenus rares même en Orient, et l’érudit docteur voulut bien composer pour lui, et à sa demande, des commentaires sur les prophéties de Michée, d’Osée et de Zacharie. Bien des années après, Jérôme au comble de la gloire proclamait heureux entre tous les jours de sa vie ceux qu’il avait passés dans ces doux entretiens. Le nom de Didyme resta sacré pour lui, lors même qu’il se mit à combattre avec passion l’origénisme en la personne de Rufin. Il disait avec une grâce charmante de son ami d’Alexandrie, qu’il lui plaisait d’appeler son maître : « Cet aveugle est vraiment un voyant dans toute la force du mot hébreu appliqué aux prophètes. Son regard plane au-dessus de la terre. Didyme a ces yeux que l’Écriture loue dans l’épouse du Cantique, et ceux-là aussi que le Christ nous ordonne de lever en haut, pour voir si les campagnes sont blanches et les épis déjà mûrs. »
Cependant le temps paraissait long aux compagnons de Jérôme et de Paula : rien ne les intéressait plus dans Alexandrie, et la vue de quelques solitaires établis dans les environs (car la vie monastique, sortie du désert, commençait à assiéger les villes) aiguillonnait leurs désirs : Nitrie les appelait. La caravane se remit donc en marchent nous la suivrons dans cette nouvelle excursion ; mais, pour l’intelligence de notre récit, nous devons exposer d’abord, ce que c’était que ce lieu fameux, dans quelle contrée de l’Égypte il était situé, et par quels chemins on s’y rendait.
Quand on descend de la haute dans la moyenne Égypte, en suivant le cours du Nil, on voit les deux chaînes de montagnes parallèles, qui forment son lit jusque-là, se séparer à la hauteur de l’ancienne Memphis. Celle de droite, sous le nom de chaîne arabique, se dirige obliquement vers la Mer-Rouge et l’isthme de Suez ; celle de gauche projette deux grands rameaux, le premier vers le lac Maréotide, au midi d’Alexandrie, le second plus à l’occident, vers la Méditerranée, à travers les sables de la Libye : c’est ce qu’on appelle la chaîne libyque. Entre ces deux rameaux et les collines du Nil d’un côté, les sables libyens de l’autre, s’ouvrent deux larges vallées, dont la plus orientale renferme des terrains nitreux et plusieurs lacs salés[6] ; et la plus occidentale, remplie de sables et sans végétation, semble avoir été un ancien bras du Nil, et ports encore aujourd’hui parmi les Arabes le nom de Fleuve-sans-Eau. Ces deux vallées, séparées l’une de l’autre par un plateau de quatorze lieues dans sa plus grande largeur, composaient les domaines monastiques de Nitrie et de Sceté. Rien de plus stérile, rien de plus attristant que ce royaume de la solitude avec ses sombres spectacles et ses privations pour ceux qui l’habitaient, ses périls pour les curieux ou les dévots qui venaient le visiter.
Trois routes y conduisaient en partant d’Alexandrie, routes inégalement longues, et qui présentaient chacune son caractère particulier de fatigues et de dangers. La première franchissait d’abord le lac Maréotide et longeait ensuite la vallée, au milieu des cristallisations de nitre et des marécages salins, jusqu’à la montagne qui formait le centre des établissemens monastiques ; mais le lac, soumis aux vents du large, et parfois agité comme la mer, était redouté pour, plus d’un naufrage ; souvent aussi les fondrières de la vallée devenaient impraticables. La seconde route se dirigeait à l’ouest, entre la mer et le lac Maréotide, jusqu’à son extrémité, puis, tournant au midi, gravissait, à travers les sables, le contre-fort qui séparait de la vallée de Nitrie celle du Fleuve-sans-Eau. Cette route passait par un pays désolé, qui n’offrait au voyageur ni une goutte d’eau ni un brin de verdure. L’aventureuse Mélanie avait voulu la suivre pendant sa tournée en Égypte : elle faillit d’abord être enlevée avec Rufin par une bande d’Arabes embusqués près de la mer, et ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval ; puis son escorte, mal fournie de vivres et peut-être égarée, fut sur le point de mourir de faim et de soif ; il fallut qu’elle lui abandonnât ses provisions au risque d’en manquer elle-même. La troisième route enfin remontait le Nil jusqu’à Memphis ou Arsinoé, et débouchait de là dans l’une ou l’autre vallée, en les prenant à leur origine ; mais on rencontrait du côté de Nitrie des flaques d’eau profondes laissées par les inondations du Nil et remplies d’animaux malfaisans. Mélanie, qui se hasarda aussi sur cette route, en éprouva les rudes inconvéniens. Une fois qu’elle traversait un de ces petits lacs mobiles, où se jouaient parmi les fleurs et les plantes aquatiques une multitude d’animaux de toute espèce, et qu’elle se récriait sur la beauté du site, sa voix réveilla des crocodiles monstrueux endormis sous des touffes de joncs, et qui accoururent vers elle la gueule béante. Elle était perdue, sans le dévouement des Égyptiens qui l’accompagnaient et sans un secours inespéré, celui de Macaire, le fameux anachorète, qui habitait sur un rocher voisin et arriva à temps pour la délivrer. Jérôme, qui avait à répondre d’une femme et de tout un troupeau de jeunes filles, n’osa affronter ni les crocodiles ni les Bédouins : il choisit la route par le lac Maréotide, comme la plus directe et la plus sûre.
La traversée fut bonne, mais avec le trajet de terre commencèrent les tribulations. Une brume épaisse et fortement salée, qui remplissait le vallon pendant la nuit, semblait se solidifier au lever du soleil, et retombait en petits cristaux comparables à du grésil. On marchait sur des aiguilles de nitre et des espèces de glaçons à pointes aiguës qui entraient dans le sabot des chevaux et perçaient la chaussure des guides. Nos voyageurs pénétrèrent bientôt dans des marécages, les uns profonds à s’y perdre, hommes et bêtes, les autres pestilentiels dès que cette boue infecte se trouvait remuée, de sorte qu’on y courait le double risque d’être englouti ou suffoqué. Il leur fallut bien du courage ; mais la vue de la montagne de Nitrie, qu’ils avaient en perspective, soutenait leur force et les ranimait. Placée à peu près à mi-chemin entre Alexandrie et Memphis et détachée de la chaîne libyque, elle dominait toute la vallée. On apercevait de loin l’église qui couronnait son sommet, les cinquante monastères qui garnissaient ses flancs et son pied, et l’ancien bourg de Nitrie, habité par une population indigène. Cet ensemble formait ce qu’on appelait la Ville-des-Saints. Les cinquante monastères étaient tous sous la même règle cénobitique et sous le gouvernement du même abbé. Ils dépendaient en outre de l’évêque d’Hermopolis-la-Petite, ville riveraine du Nil, à l’orient des collines libyques. On trouvait, soit dans le bourg de Nitrie, soit dans un endroit de la cité monastique, comme je le dirai plus loin, des boulangers, des bouchers, des pâtissiers, des marchands de vin, des médecins, en un mot tout ce qui était nécessaire soit aux étrangers en passage ou à demeure, soit aux cénobites malades.
À douze milles environ de ce chef-lieu, plus au midi, et dans les nombreuses fissures de la chaîne libyque non moins que dans la vallée, s’étendait le quartier des Cellules : c’est ainsi qu’on nommait plus particulièrement les retraites des anachorètes. Là régnait la vie solitaire dans son isolement le plus farouche. Les cavernes naturelles, les cabanes de feuilles, les huttes souterraines qu’habitaient ces ermites étaient disposées de manière qu’ils ne pussent ni s’entendre ni même s’apercevoir les uns les autres ; ils ne se recherchaient qu’en certaines circonstances et pour s’assister. Les Cellules dépendaient de la Ville-des-Saints, et n’avaient pas d’autre église que la sienne. Enfin, à un jour et une nuit de marche, et probablement sur l’aride terrasse qui séparait la vallée de Nitrie de celle du Fleuve-sans-Eau, s’élevait un monastère en comparaison duquel les couvens de Nitrie étaient presque un Éden : c’était le monastère de Sceté, dont la seule vue faisait peser sur l’âme une tristesse mortelle. Il n’admettait que des vocations en quelque sorte désespérées. C’est de lui surtout qu’on pouvait dire ce mot d’un religieux de Nitrie à Mélanie, qui dépassait le seuil d’un des couvens : « Arrêtez ; madame, on entre ici, on n’en sort pas ! »
L’hospitalité exercée dans la Ville-des-Saints ne manquait pas d’une certaine grâce à l’égard des visiteurs, et quand on savait que les arrivans étaient des gens de distinction ou des moines appartenant à d’autres pays, l’accueil redoublait d’empressement. Rufin nous dépeint dans les termes suivans celui que reçurent Mélanie et lui, quand ils se présentèrent sur la montagne : « Aussitôt qu’on nous vit approcher, dit-il, et que ces saints reconnurent que nous étions des frères étrangers, ils s’élancèrent soudain au-devant de nous, comme un essaim d’abeilles. » C’étaient des religieux non reclus chargés du service extérieur, car les autres se tenaient enfermés dans des enceintes murées, gardées aussi soigneusement que des places de guerre. « Ces frères, continue Rufin, laissèrent paraître une vive gaîté et un grand plaisir à nous recevoir. Les uns apportaient des pains, d’autres des peaux de bouc remplies d’eau (car l’eau de la vallée était saumâtre, mais il y avait vers le pied de la montagne une fontaine excellente). Nous fûmes conduits à l’église, puis on nous lava les pieds, qu’on essuya avec des linges, non pour nous soulager de la lassitude du chemin, mais pour ranimer dans nos âmes la force et la santé spirituelles par cet office de charité, » Telle avait été la réception de Mélanie : celle de Paula présenta plus d’appareil et de solennité. L’évêque d’Hermopolis, Isidore, informé de son départ, soit par le gouverneur d’Alexandrie, soit par Didyme lui-même, avait voulu y présider en personne. Son clergé, rangé autour de lui, était au grand complet. Il avait même convoqué une partie des anachorètes des Cellules et des cénobites des couvens : on eût dit un peuple que son chef commandait sous les ornemens épiscopaux. Dès que Jérôme, Paula et leurs compagnons, ayant mis pied à terre, commencèrent à gravir la montagne, la procession s’ébranla et descendit à leur rencontre, au chant des hymnes et des psaumes. Ce spectacle inattendu et magnifique les remplit tous d’une émotion que Paula trahissait par des larmes à peine contenues. Aux complimens de bienvenue que lui fit Isidore, elle répondit modestement « qu’elle se réjouissait de cet accueil pour la gloire de Dieu, mais qu’elle se sentait indigne de tant d’honneur. » Prenant place aux côtés de l’évêque, nos voyageurs s’acheminèrent avec lui vers l’église, tandis que la montagne et les vallons environnans retentissaient des sons de la sainte musique.
L’église, d’une architecture très simple, était assez vaste pour contenir la multitude qui s’y pressait le dimanche, car on comptait alors dans les couvens environ cinq mille cénobites, et l’empereur Valens, quelques années auparavant, en avait extrait de force un pareil nombre pour en faire des soldats elles incorporer dans ses légions. Six cents anachorètes répandus dans les Cellules n’avaient pas non plus d’autre lieu pour entendre la messe. Ils s’y réunissaient donc chaque dimanche, et les absences révélaient soit les morts, soit les maladies graves advenues durant la semaine : on courait, après l’office, vers la cellule de l’absent, pour savoir ce que Dieu avait ordonné de lui. Huit prêtres, assistés de diacres et de sous-diacres, étaient attachés au service de cette église ; mais le premier d’entre eux célébrait seul les saints mystères, faisait seul les exhortations, décidait seul en matière spirituelle ; les autres se tenaient au-dessous de lui dans une attitude de profonde obéissance. Arrivait-il à quelqu’un des religieux une lettre intéressant la communauté, il la montrait d’abord au prêtre, qui permettait ou non qu’elle fût lue publiquement. Jérôme admira cet ordre parfait, dont n’approchaient pas les monastères de Syrie. Ayant remarqué près de l’église trois palmiers aux branches desquels étaient suspendus trois fouets, il en demanda la raison, et on lui répondit que chacun de ces palmiers, suivant la règle de Macaire, était destiné à servir de pilori pour la fustigation de certains coupables. Le premier était réservé aux moines convaincus d’infraction à la discipline, le second aux voleurs, s’il s’en trouvait dans la contrée, le troisième aux criminels fugitifs ou aux étrangers qui tentaient d’échapper à la justice civile en se couvrant de la sainteté du lieu. On leur faisait embrasser le palmier, et on leur administrait un nombre de coups de fouet proportionné à leurs démérites.
En parcourant le plateau de la montagne, ils aperçurent sept moulins employés à moudre le grain des couvens et une maison où semblait régner une assez grande agitation. On leur apprit que c’était l’hospice ou hôtellerie des étrangers que la communauté hébergeait. La règle était qu’ils y demeurassent tant qu’il leur plairait, plusieurs semaines, plusieurs mois, et même deux ou trois années ; mais à l’expiration de la première semaine on leur distribuait des tâches pour les besoins des monastères. Celui-ci était envoyé à la boulangerie, celui-là au jardin, cet autre à la cuisine. Les personnes instruites recevaient un livre avec invitation de ne point parler avant midi. La règle intérieure des monastères, qu’ils ne pouvaient voir fonctionner, leur fut également expliquée. « Ces hommes si étroitement emprisonnés, leur disait-on, mettent leur bonheur dans leur séquestration même. Quand les affaires de la communauté exigent qu’on dépêche quelque frère aux provisions ou en mission, c’est à qui s’excusera, et l’acceptant ne le fait que par obéissance. » Ainsi renseignés sur la Ville-des-Saints, ils prirent congé de l’évêque et se rendirent aux Cellules, quartier des anachorètes.
C’est là surtout que se déployait la poésie du désert sous l’originalité des inspirations personnelles, là que s’inventaient les moyens les plus ingénieux de torturer le corps pour améliorer l’âme, là que s’accumulaient les souffrances savantes comme autant de degrés pour escalader le ciel. Chaque cellule avait sa physionomie, chaque ermite son caractère particulier d’austérité. L’un vivait sur la pointe d’un roc, l’autre dans les entrailles de la terre ; celui-ci s’exposait presque sans abri au soleil torride de l’Égypte ; celui-là n’apercevait jamais le jour. Leur manière de vivre, leurs costumes offraient aussi les bizarreries les plus variées ; mais sous une enveloppe sauvage, plus rapprochée souvent de l’animal que de l’homme, se cachaient des âmes simples et charitables, de nobles cœurs, parfois même de grands esprits. Jérôme et Paula se portèrent vers les cellules des plus célèbres, Sérapion, Arsénius, Macaire, etc., héros de ces solitudes, exilés volontaires après lesquels courait le monde.
Sérapion habitait une caverne située au fond d’un trou, où l’on descendait par un sentier abrupte à travers un fourré de broussailles. La caverne suffisait à peine pour contenir un lit de feuilles sèches et une planche en forme de table encastrée dans une entaille du roc. Une vieille bible déposée dessus et une croix grossièrement charpentée, appendue au rocher, formaient tout l’ameublement de la demeure. Le maître de ce beau lieu offrit aux yeux des visiteurs un squelette basané plutôt qu’un être vivant. Ses cheveux lui couvraient le visage et une partie des épaules, et son corps velu paraissait être celui d’une bête fauve. Cet étrange personnage avait pourtant connu Rome, parlait bien le latin et aimait à s’entretenir des familles patriciennes qui l’avaient accueilli au-delà des mers. Son histoire, non moins extraordinaire que sa personne, ne tenait pas plus qu’elle à l’humanité et semblait pour ainsi dire une fable céleste. Durant sa jeunesse, et pendant qu’il habitait la ville éternelle, Sérapion s’était pris d’une grande compassion pour deux comédiens, l’un homme et l’autre femme, qui vivaient dans toute la licence de leur profession, et il se mit en tête de les ramener au bien par la vraie foi. Pour cela, il se vendit à eux comme esclave, et se plongea à leur suite dans cette vie de désordres d’où il voulait les retirer, comme on se jette à la mer pour sauver des gens qui se noient. La sainte entreprise fut couronnée de succès : grâce à ses représentations, à ses conseils, à ses prières, ses maîtres devinrent honnêtes ; ils devinrent chrétiens, reçurent le baptême et affranchirent l’esclave qui les avait convertis. Mais Sérapion n’accepta point cette faveur. Se présentant à eux quelques pièces d’argent dans la main : « Mes frères, leur dit-il, au moment de courir à d’autres aventures où Dieu m’appelle, je vous rapporte cet argent, c’est le prix dont vous m’aviez payé, il vous appartient ; moi, j’emporte le gain de vos âmes. » Après avoir longtemps songé aux autres, le saint aventurier songea à lui-même, et vint s’ensevelir dans cette affreuse solitude, ne croyant pas que tant de bonnes œuvres fussent suffisantes pour le sauver.
A propos du désintéressement de Sérapion, on leur raconta un trait de Pambon, mort trois ans auparavant, et que Mélanie avait visité. Cet homme, un des législateurs monastiques de l’Égypte, était la simplicité même : pendant les visites qu’il recevait, il tressait des cordes avec des branches de palmier, afin de ne point rester oisif. La seule aumône qu’il acceptât était celle que son travail avait produite. Mélanie, toujours fastueuse jusque dans son humilité, imagina de faire porter un jour dans la cellule de ce bon moine quantité de vases et de vaisselle d’argent enfermés dans des étuis. Elle les fit déposer à ses pieds, mais Pambon ne les regarda seulement pas : « Prenez, dit-il au disciple qui l’assistait, et envoyez cela à nos frères de Libye et des îles, qui ont plus besoin que nous. » Et comme il continuait à travailler en silence, Mélanie l’interpella par ces mots : « Savez-vous, mon père, que ces aumônes sont de quatre cent cinquante marcs d’argent ? — Dieu, qui les reçoit, répondit le moine en attachant sur elle un regard sévère, n’a pas besoin qu’on lui dise ce qu’elles pèsent ; quant à moi, je ne me connais pas à ces choses-là. N’oubliez pas, ma fille, que Dieu, qui n’a pas dédaigné deux oboles offertes par les mains de la veuve, les a peut-être plus estimées que les plus grands présens des riches. » Les deux Macaire, autres Lycurgues monastiques, n’étaient pas moins célèbres que Pambon. L’un, celui d’Alexandrie, demeurait au-dessus du lac des crocodiles, et semblait avoir apprivoisé ces hideux animaux, qui ne lui faisaient point de mal ; l’autre, dit l’Ancien ou l’Égyptien, avait hérité du bâton d’Antoine, à qui il avait fermé les yeux au désert de Colzim. Arsénius enfin devait à des austérités extraordinaires la réputation d’un pouvoir surhumain, et on lui avait donné le nom de Grand. Tout, dans cette contrée de l’ascétisme, était un monument de quelque saint décédé, et chaque lieu avait sa légende. On montrait l’arbre planté par tel moine, la caverne creusée par tel autre, ou l’échelle qu’il s’était fabriquée dans le roc vif. Des bêches, des pioches, des instrumens de travail, ayant appartenu aux plus illustres morts, restaient comme des reliques entre les mains de leurs disciples. Des visions, des miracles accompagnaient chaque récit, et étaient racontés avec la même foi qui les faisait écouter.
Paula, enivrée de tant de merveilles, voulait rester à Nitrie ; elle parlait d’y fonder un monastère, et ses jeunes compagnes, dans un pareil mouvement d’enthousiasme, protestaient avec elle qu’elles désiraient vivre et mourir dans ce lieu béni. Il ne fallut pas moins pour détourner Paula de cette singulière idée que le souvenir des engagemens qu’elle avait pris à Bethléem. On peut croire aussi que les sages avis de Jérôme contribuèrent à lui faire abandonner ce projet qu’il ne pouvait s’empêcher d’admirer tout en le blâmant. « Incomparable ardeur, écrivait-il plus tard, et courage à peine croyable dans une femme ! Elle oubliait son sexe, elle oubliait la délicatesse de son corps, et désirait habiter avec ses jeunes filles au milieu de tant de milliers de solitaires. Peut-être en eût-elle obtenu le pouvoir, tant cette résolution était sublime, si le désir des saints lieux n’eût parlé encore plus fortement à son cœur. »
Il faut le dire, ces autorisations n’étaient pas accordées légèrement par les supérieurs ecclésiastiques. Des abbés prudens, des évêques expérimentés, ne voyaient pas toujours sans appréhension l’établissement de monastères de femmes dans le voisinage des monastères d’hommes. Plusieurs blâmaient jusqu’à ces visites mondaines de matrones qui, si respectables qu’elles fussent, pouvaient laisser après elles parmi des reclus quelque ressouvenir du passé, ou quelque souffle de l’esprit tentateur. On voyait même des femmes diaboliques se faire un jeu cruel de troubler la paix des pauvres anachorètes et leur faire perdre dans un seul moment d’égarement le fruit de dures et longues victoires sur eux-mêmes. Parfois heureusement les suppôts de Satan se trouvaient pris dans leurs propres lacs, témoin la courtisane Zoé, dont tout l’Orient répétait l’histoire. Elle s’était glissée dans la cellule d’un solitaire appelé Martinien, et, sous prétexte de lui demander ses prières, elle le sollicitait au mal. Martinien allait succomber, quand tout à coup elle le vit allumer un grand feu et plonger ses jambes dans la flamme jusqu’aux genoux. « Que faites-vous là, mon père ? s’écria-t-elle avec surprise. — Je veux voir, répondit-il, comment je pourrai supporter les feux de l’enfer, moi qui les brave en ce moment. » Zoé s’enfuit épouvantée jusque dans un îlot de la côte de Syrie, où elle se retira, anachorète à son tour, y finit ses jours repentante et sainte. D’autres femmes, dans une intention meilleure et restée souvent mystérieuse, se mêlaient aux solitaires sous un vêtement d’homme, et usurpaient sur leurs domaines quelque demeure sauvage. On racontait à ce sujet une aventure touchante arrivée récemment au désert de Sceté. Deux moines étrangers en visitaient les cellules, lorsque, entrés dans une caverne, ils virent un frère assis qui tressait une natte avec des cordes de palmier. Ce frère, encore jeune, ne les salua pas, ne leur parla pas, ne les aperçut même pas ; son regard, comme sa pensée, semblait fixé sur un objet invisible, tandis que ses doigts travaillaient machinalement à son ouvrage. Les deux étrangers achevèrent leur tournée, et plusieurs jours après, repassant près de la même caverne, ils eurent la curiosité d’y rentrer. « Sachons, se dirent-ils, si Dieu n’aurait pas inspiré à ce frère quelque désir de nous parler. » Le frère était étendu mort sur son grabat, et en s’approchant pour l’ensevelir les étrangers reconnurent que c’était une femme. D’autres frères, accourus à leur voix, creusèrent une fosse où le corps fût déposé, et la terre recouvrit le secret de cette infortunée.
Cependant les chaleurs étaient devenues excessives : le solstice d’été approchait, et avec lui les inondations du Nil, qui allaient faire du Delta un lac immense et couper les chemins de la vallée. La caravane se remit en route pour Péluse, tandis que les passages restaient encore libres. Quant à Paula, ses forces épuisées ne lui permettant plus de retourner en Palestine par le désert, elle loua dans le port de Péluse un navire en partance pour Maïuma. La traversée fut heureuse et prompte : le navire les amena, dit Jérôme, « avec la vélocité d’un oiseau. » De Maïuma, ils prirent tous la direction de Bethléem ; mais ni Jérôme ni Paula ne devaient trouver dans ce lieu si désiré la paix qu’ils avaient rêvée.
AMEDEE THIERRY.
- ↑ Voyez, sur le départ de Jérôme pour l’Orient et sur les circonstances qui l’accompagnèrent, la Revue du 15 novembre 1864 ; voyez aussi la première partie de cette étude dans la Revue du 1er septembre de la même année.
- ↑ C’est la signification du mot hébreu Beth-léhem.
- ↑ C’est également la signification du mot Ephrata ou Efrata.
- ↑ « Zo enim sermo hæbraïcus, ut te docente didici, non Mariam matrem Domini, hoc est αύτήν, sed ipsum, id est αύτόν significat. » Hier. ep. 86. Epitaph. Paul. — Ce passage est très altéré dans les manuscrits de saint Jérôme. J’ai admis le texte, suivi par les Bénédictins et l’interprétation qu’ils donnent aux paroles de Paula. La distinction qu’elle établit roule sur le pronom démonstratif zo, su, zoth ; il paraît qu’il y avait déjà controverse parmi les commentateurs des psaumes sur l’explication du verset : Paula suit l’opinion de son maître.
- ↑ « Belhphage, domum sacerdotalium maxillarum. » — Hier. ep. 86. Epitaph. Paul. — „Bethphage, domus oris vallium, vel domus buccœ » Lib. nom. Hebr. Hier t. II, p. 112.
- ↑ Elle porte aujourd’hui le nom de vallée du Natron. — Voyez les Mémoires de l’Expédition française en Égypte.