Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles/05

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Récits de l’Histoire romaine aux IVe et Ve siècles
Revue des Deux Mondesvolume 58 (p. 521-563).
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RECITS
DE L'HISTOIRE ROMAINE
AU IVe ET Ve SIECLES

V.
LUTTES DE L'ORIGENISME A ROME. - MORT DE PAULA.


Douleurs aux couvens de Bethléem. — Visite de Fabiola, sa pénitence publique à Rome. — Rufin prêche à Borne l’origénisme sous le nom de Jérôme ; il est condamné par un synode. — Il publie ses Invectives, Jérôme répond par son Apologie. — Vigilantius. — Mort de Pauline ; Pammachius se fait moine. — Naissance de la jeune Paula. — Voyage de Mélanie à Rome. — Mariage de la jeune Mélanie, sa petite-fille ; l’aïeule veut faire séparer les deux époux. — Elle échoue dans ses tentatives pour faire absoudre Rufin. — Ses prédictions sur la chute de Rome. — Maladie et mort de Paula. — Ses funérailles, son sépulcre à Bethléem. — Désespoir de Jérôme.


I

Que devenaient Eustochium et Paula au milieu des disputes, des excommunications, des souffrances de toute sorte accumulées sur les monastères de Bethléem[1] ? Paula surtout éprouva le contrecoup des haines liguées contre son ami. A Bethléem comme à Rome, elle vit pleuvoir sur elle le dénigrement et la calomnie : ses moindres actions, ses moindres paroles, rapportées à Jérusalem, étaient noircies ou tournées en ridicule. Un personnage qu’ils désignaient entre eux par le surnom d’Adad l’Iduméen — ce cruel ennemi de Salomon, suscité par Dieu même — se faisait l’odieux instrument des persécutions contre Paula. C’était, suivant un mot de Jérôme, le soufflet placé par le Seigneur près de sa joue pour l’empêcher de s’enorgueillir. La persistance et la méchanceté des outrages finirent pourtant par décourager le solitaire, et alors eut lieu entre son amie et lui une scène touchante dont il nous a conservé le souvenir.

Un jour qu’il avait ressenti l’injure jusqu’au fond de l’âme, il alla, dans l’excès de sa douleur et de son affection, trouver Paula pour lui conseiller de retourner à Rome. « Partez, lui disait-il ; on ne lutte pas corps à corps avec l’envie, on la fuit. Jacob s’est retiré devant Ésaü, David s’est dérobé par l’absence aux embûches de Saül. — Non, répondit avec fierté la noble femme, je ne partirai pas. Lorsque Dieu permet au démon de persécuter ses serviteurs, vous le fuiriez en vain, il vous précède dans votre fuite. Je suis ici au lieu que j’ai choisi : quel autre endroit de l’univers me rendrait ma Bethléem[2] ? » — Elle disait encore : « Une conscience tranquille sait ce que valent les afflictions de la terre ; ce sont des préparations aux joies d’en haut. Saint Paul a tracé la conduite du chrétien en face des injustices qui l’assiègent. « Ne vous révoltez pas contre le mal qu’on vous fait, nous enseigne-t-il ; sachez plutôt l’étouffer à force de bien. » Elle aimait à citer aussi ces beaux versets du prophète Isaïe sur la destinée humaine : « O homme, dès que tu es sevré du fait de ta nourrice et qu’on t’a arraché à la mamelle de la femme, attends tribulation sur tribulation, attends en même temps espérance sur espérance. » De ce jour, son parti fut pris. Lui arrivait-il de la part de son ennemi implacable quelque nouvelle et poignante injure, elle se mettait à chanter avec le Psalmiste : « Quand le méchant s’élevait contre moi, je me suis tue, et je n’ai pas même voulu dire de bonnes choses. Je suis restée comme un sourd qui n’entend rien, comme un muet à qui la parole est refusée, et ma langue n’a trouvé ni malédiction ni blâme. » Cette sainte sérénité finit par entrer dans le cœur de Jérôme : il ne par la plus de départ.

Cet Adad l’Iduméen, ce lâche persécuteur de Paula, c’était Rufin sans nul doute, et les commentateurs ne s’y sont point trompés ; mais Rufin n’était pas seul. Dans les machinations ourdies à Jérusalem contre Jérôme, on reconnaît aisément la haine ingénieuse et persévérante d’une femme. Mélanie était au fond de tous les complots, envenimant de ses propres rancunes celles de Rufin, conseillant ou plutôt gouvernant Jean de Jérusalem. Sa volonté impérieuse put seule en effet amener aux dernières violences cet homme inconsistant et faible, « Mélanie et Rufin étaient ses maîtres, » nous dit Jérôme. Quel motif poussait donc cette femme à vouloir accabler ainsi un homme qui l’avait tant exaltée, dont elle avait recherché l’amitié au temps de sa jeunesse, et si vivement peut-être qu’on en avait médit ? Les blessures de l’orgueil suffiraient au besoin pour expliquer sa haine. L’orgueil par lequel Mélanie vivait, tout autant que par l’exaltation religieuse, avait été froissé, brisé chez elle de toute façon depuis l’arrivée de Jérôme et de Paula. Bethléem avait éclipsé Jérusalem. Les regards de la chrétienté s’y fixaient désormais sans partage, et les pèlerins ne faisaient plus que traverser le mont des Oliviers pour s’arrêter aux monastères de la Crèche. La fastueuse humilité d’une patricienne d’époque récente n’imposait plus à côté de l’abnégation de deux filles des Scipions offrant en holocauste, devant l’étable du Christ, le plus grand nom de l’histoire romaine. Les douces vertus de Paula, son savoir modeste, sa vie saintement cachée, ne contrastaient pas moins avec l’humeur altière et l’agitation bruyante de Mélanie ; mais ce qui dut blesser celle-ci sur toute chose, ce fut de voir l’homme à la renommée duquel elle avait cru jusqu’à y attacher la sienne amoindri, effacé devant l’incomparable gloire de Jérôme. De ces plaies de l’orgueil et de la jalousie, il s’était formé dans son cœur un ulcère qui le rongeait. Irrité de tant de persécutions où l’odieux se mêlait à l’injustice, Jérôme s’en vengea avec éclat, et, dans l’ordre de sentimens qui avaient prise sur son ennemie, sa vengeance fut complète. Il retrancha de ses livres les éloges qu’il lui avait donnés jadis et qui l’avaient fait connaître dans tout le monde. Le passage de sa chronique où il la proclamait la plus illustre des femmes chrétiennes et une seconde Thècle fut impitoyablement supprimé. Il évita dès lors de la nommer dans ses lettres, ou il ne le fit plus qu’avec amertume. Comme Mélanie, en grec, signifiait noire, il disait que « son nom était l’image vivante de son âme. »

On comprend au reste son irritation, quand on voit les basses manœuvres dirigées contre ses amies et lui de cette officine d’intrigues qui avait son siège au mont des Oliviers. Un étranger de distinction revenait-il de Bethléem, on le circonvenait à son passage, on s’emparait de lui, on cherchait à détruire la bonne impression qu’il rapportait de son séjour et du mérite de ses hôtes. Tantôt on déchirait à belles dents Jérôme, le représentant comme un homme d’humeur intraitable, dont l’envie effaçait les bonnes qualités, un homme si jaloux qu’il l’eût été de son propre frère, et près de qui aucun moine de quelque valeur ne pouvait vivre. Tantôt on s’attaquait à Paula, affectant même pour elle une pitié menteuse, afin de mieux faire ressortir le caractère impérieux de Jérôme. Nous retrouvons l’écho de ces dénigremens dans un livre de Palladius, évêque d’Hélénopolis, qui avait été quelque temps hôte du couvent de la Crèche. Ce n’est pas tout. Rufin et Jean de Jérusalem allèrent jusqu’à corrompre les serviteurs du monastère pour épier Jérôme, connaître ses lettres polémiques et savoir à quoi il travaillait. Un jour on lui déroba la traduction d’une lettre d’Épiphane contre le même Jean de Jérusalem, traduction qu’il faisait pour un de ses moines qui ne savait pas le grec, Eusèbe, avocat de Crémone, à qui échut l’insigne honneur de lui succéder à Bethléem. Un frère attaché à la personne d’Eusèbe en qualité de domestique ayant disparu tout à coup avec le manuscrit de Jérôme et tout l’argent de son maître, la traduction se trouva quelques semaines après en la possession de Rufin. Quelquefois une main inconnue glissait dans la chambre des hôtes tantôt un livre dirigé contre Jérôme, tantôt un ouvrage hérétique, pour faire croire qu’on professait aux couvens de la Crèche des doctrines contraires à l’église. Telles étaient les embûches au milieu desquelles il leur fallait vivre.

Cette sorte de crise passée, les solitaires reprirent leur train de vie habituel, cumulant la direction de leurs maisons avec les devoirs de l’hospitalité vis-à-vis des étrangers et l’étude des saintes Écritures. Les dernières persécutions avaient eu pour effet de briser complètement chez Paula les attaches qui la retenaient au monde. Ses austérités dépassaient la mesure de ses forces. Jérôme la grondait de coucher sur la terre nue, sans autre matelas qu’un cilice, et d’user ses yeux à force de veilles, où le matin la surprenait priant. En la voyant pâle et défaite, il lui disait : « Gardez vos yeux, vous en avez besoin pour lire les Écritures. — Ah ! répondait-elle, ces yeux ont trop recherché le monde, je les ai peints trop souvent ; j’ai trop souvent fardé mon visage et amolli mon corps dans les délices, pour que le moment ne soit pas venu de les punir. J’ai trop voulu plaire ici-bas ; puissé-je enfin plaire à Dieu ! » Excessive en tout, elle semait autour d’elle l’argent sans compter, malgré la diminution graduelle de ses revenus et la charge croissante des monastères. Jérôme cherchait à la modérer dans ses aumônes inconsidérées ; mais quoiqu’elle lui portât, avec une admiration sans bornes, l’obéissance d’une fille soumise, elle lui résistait dans ces matières, emportée par l’élan de sa charité. Elle avait aussi vers le mysticisme un penchant que l’austère et âpre raison de son ami tâchait de gouverner, sinon de détruire, et il ne manqua pas de gens qui lui en firent un crime. Cet hôte de Bethléem dont je parlais tout à l’heure, Palladius, origéniste, ami de Rufin et de Mélanie, dont il s’est fait l’historien, disait au sujet de Paula : « Elle était née pour la vie sainte et spirituelle, si elle n’eût été retenue par la volonté jalouse de Jérôme, et on l’aurait peut-être vue s’élever au-dessus de son sexe, tant le ciel lui avait départi de belles et rares qualités ; mais il la comprimait par une domination tyrannique, la réduisant à n’avoir de pensée que la sienne, et de volonté que son caprice. » Palladius nous démasque ici l’artifice des affïdés de Rufin, soufflant le chaud et le froid, et rendant leurs caresses aussi venimeuses que leurs morsures.

Sur ces entrefaites, la santé de Paula s’altéra, et son mal, aggravé par les chaleurs d’un mois de juillet très ardent, la mit à deux doigts de la mort. Une fièvre opiniâtre la dévorait. Quand cette fièvre tomba et que la convalescence commença, les médecins ordonnèrent à la malade, qui ne buvait que de l’eau, de prendre un peu de vin pour se fortifier, craignant, disaient-ils, qu’elle ne devînt hydropique ; mais elle s’y refusa avec obstination. Épiphane se trouvait alors à Bethléem, appelé sans doute par les inquiétudes de son ami. Jérôme le pria de voir Paula en particulier, de l’exhorter à suivre la prescription des médecins, de l’y obliger même au besoin par l’autorité de son caractère et de son âge. Épiphane accepta la mission et la remplit du mieux qu’il put. Tandis qu’il parlait, assis au chevet de la malade, employant pour la convaincre tout ce qu’il possédait d’éloquence, celle-ci l’écoutait avec une attention ironique. « Je sais, lui dit-elle enfin en souriant malicieusement, je sais qui m’a valu cet excellent discours, » et, prenant sa revanche, elle se mit à haranguer l’évêque à son tour. Lorsqu’Épiphane sortit de la chambre, Jérôme, qui l’attendait au dehors, l’aborda avec anxiété : « Eh bien ! lui demanda-t-il, qu’as-tu fait ? — Ce que j’ai fait ? répondit le vieillard. J’ai si bien réussi qu’elle a presque persuadé à un homme de mon âge qu’il ne devait plus boire de vin ! »

Ils reçurent vers cette époque (394-396) deux visites qui firent une diversion heureuse à leurs travaux et à leurs soucis. La première était celle d’Alypius, l’ami de cœur d’Augustin et son futur collègue dans l’administration des églises d’Afrique. Alype fut un lien entre ces deux hommes célèbres, lien imparfait sans doute, car la différence des caractères et la divergence des vues en matière ecclésiastique ne permirent jamais qu’il s’établît entre Augustin et Jérôme une intimité confiante. La seconde visite fut celle de Fabiola, l’ancienne amie de Paula et de sa fille. Toujours livrée aux résolutions imprévues, l’héritière des Fabius prit terre à Joppé sans que personne l’y attendît, et elle était déjà aux portes de Jérusalem lorsqu’on apprit son débarquement. Un des plus chers amis de Jérôme, Oceanus, l’accompagnait. Jérusalem, cité curieuse de grands noms et de scènes nouvelles, se porta tout entière à leur rencontre ; Jérôme, Paula, Eustochium, accoururent aussi de Bethléem, et au bout de peu de jours Fabiola était installée au monastère de Paula, Oceanus à celui de Jérôme.

J’ai dit quelques mots de Fabiola, dans le premier de ces récits[3], à propos des nobles matrones qui composaient la communauté de l’Aventin, et, sans rabaisser sa piété, je l’ai classée parmi les plus élégantes et les plus mondaines. Sa jeunesse, en effet, avait été traversée par de grandes passions, suivies de grandes méprises. Presque au sortir de l’enfance, un amour insensé l’avait jetée dans les bras d’un mari indigne d’elle, d’un homme infâme qui l’avait déshonorée, opprimée, trahie à la face de Rome. Les dames romaines possédaient contre de pareilles infortunes un remède dont elles savaient user, le divorce : Fabiola divorça ; mais une nouvelle passion la dominait alors, aussi impérieuse que l’ancienne. Elle se précipita dans un autre mariage, un bandeau sur les yeux, et son second mari ne valut pas même le premier. Elle eut alors un remords de conscience, et elle se demanda si, chrétienne qu’elle était, elle se trouvait réellement mariée à cet homme. Les élans religieux ressemblaient un peu chez elle à la fougue des affections terrestres : tout entière au moment présent, Fabiola embrassait avec une égale ardeur ce qui satisfaisait son penchant et ce que réclamait son repentir. Elle avait donc quitté son second mari, mais sans invoquer le divorce. Que venait-elle faire à Bethléem ? Elle avait un autre motif que celui de visiter le tombeau du Sauveur en suivant la mode qui poussait les grandes dames romaines en Palestine, ou plutôt elle en avait deux. Elle voulait essayer d’abord si la solitude, la vie régulière, les pratiques de l’ascétisme sérieusement exercées, n’apaiseraient pas le bouillonnement incessant de son âme et le sentiment de son malheur. Elle voulait aussi être éclairée sur une certaine chose, prendre discrètement l’avis de Jérôme sur un parti auquel elle avait songé plus d’une fois ; mais, en digne fille de Fabius Cunctator, elle pensa qu’il fallait faire sa première expérience avant de consulter sur la seconde et de révéler tout le fond de son âme au directeur qu’elle venait chercher. Le cas de conscience qui l’intéressait au point de passer les mers pour le résoudre se trouvait exposé dans une lettre écrite de Rome par un prêtre nommé Amandus, qui semblait consulter sur sa propre sœur, et Fabiola était dépositaire de cette lettre. On verra plus tard ce qu’elle en fit.

Le calme profond de l’antique patrie de David, les émotions de la crèche, les merveilles d’un pays peuplé de tant de grands souvenirs, transportèrent d’abord Fabiola. Elle crut avoir trouvé le nœud de sa destinée, et supplia Jérôme de lui procurer une maison où elle s’installerait avec toute sa suite, ne comprenant guère autrement la solitude. Sans être une nouveauté pour elle, car elle avait l’esprit très orné, les études de Paula et d’Eustochium la charmèrent ; elle voulut s’y joindre, et Jérôme l’accueillit avec une bonté toute paternelle. Fabiola prit des livres et se plongea avec ardeur et délices dans l’étude de l’Ancien Testament, qui la piquait plus que celle du Nouveau. Son intelligence vive et perspicace, mais un peu légère, ne s’arrêtait guère à creuser un sujet, et dans son désir de savoir une question n’attendait pas l’autre. En face de cette pétulance, qui contrastait si fort avec la réserve d’Eustochium et la maturité de Paula, Jérôme restait court quelquefois, obligé lui-même de réfléchir, ou bien il avouait ingénument qu’il ne savait pas. « Non, non, cela n’est pas possible, s’écriait Fabiola avec une grâce enfantine ; mais je ne suis qu’une ignorante, et je ne comprendrais pas ce que vous avez à dire. » Elle désira connaître la raison profonde du costume assigné par la loi mosaïque au grand-prêtre Aaron et à ses successeurs ; Jérôme lui en donna l’explication symbolique dans un petit traité curieux qu’il dicta dans une nuit. Il composa aussi pour elle un autre traité sur les quarante-deux stations ou campemens des Israélites dans le désert, appliquant à chaque campement une instruction morale et présentant ce voyage des Hébreux vers la terre promise comme une figure du passage de l’homme en ce monde à travers les épreuves qui conduisent au ciel. Sous cette légèreté de Fabiola se cachait une bienveillance sans fard avec une charité sans bornes, et son séjour à Bethléem laissa parmi ses amis un souvenir que nous retrouvons vivant dans leur correspondance. Elle-même aussi cherchait à plaire. Dans une heure de doux épanchement, peut-être un soir, sous ces beaux arbres que Jérôme peignait si poétiquement à Marcella, Fabiola se mit à réciter des passages de la fameuse lettre qu’il avait écrite du désert de Chalcide à son ami Héliodore, pour l’engager à se faire moine : Fabiola l’avait trouvée si belle qu’elle l’avait apprise par cœur. On ne pouvait payer plus gracieusement son hospitalité.

Ils menaient réunis cette vie tranquille qu’Oceanus goûtait avec ravissement, et l’âme inquiète de Fabiola commençait à se calmer quand un cri de guerre retentit : « L’ennemi arrive ! Les Huns ont franchi le Caucase ! Ils assiègent Antioche, ils marchent sur Jérusalem ! » Tout cela était vrai. Par suite des intrigues criminelles du préfet du prétoire Rufîn pour enlever la direction de l’empire à Stilicon et la couronne d’Orient à son pupille Arcadius, les Huns s’étaient jetés sur l’Asie, dont la trahison leur avait ouvert les portes, tandis qu’Alaric et les bandes visigothes prenaient possession de la Grèce. Une fois introduits dans ces provinces orientales, si molles et si peu défendues, « les loups du Caucase, » comme on les appelait, éparpillèrent leurs escadrons, rapides, et partout le pillage, l’incendie, le viol, le meurtre, se répandirent avec eux. La Galatie, la Phrygie, l’Asie-Mineure, la Syrie enfin, furent mises à feu et à sang ; les villes de l’Oronte tombèrent l’une après l’autre sous les coups de ces brigands sauvages, et, comme on leur avait dit que Jérusalem renfermait des trésors immenses envoyés de toutes les parties du monde par la dévotion chrétienne, ils avaient pris pour mot de ralliement Jérusalem. « Que le Seigneur Jésus nous sauve ! écrivait Jérôme à ses amis d’Occident. Qu’il daigne éloigner de l’univers romain ces bêtes dévorantes, portées sur des chevaux ailés, dont la vitesse dépasse le vol même de la renommée ! Ni la religion, ni la dignité, ni l’âge ne trouvent merci devant eux ; le vagissement de l’enfant nouveau-né ne les désarme pas y et ils forcent à mourir celui-là même qui n’a pas commencé de vivre. — On se hâte, mais bien tard, de réparer les murs de Jérusalem, que l’incurie de la paix laissait tomber en ruines… Que de monastères saccagés, de fleuves rougis de sang, de populations prisonnières, emmenées sous le fouet, comme du bétail ! La Phénicie, l’Arabie, la Palestine, l’Égypte, se croient déjà captives, et Tyr, s’isolant de la terre par un fossé, cherche à redevenir une île comme autrefois. »

Je laisse à penser l’agitation qui de proche en proche se fit sentir dans tous les monastères de la Palestine. Jérôme avait à répondre d’un dépôt sacré, les trois couvens de Paula menacés d’outrages et de ruine par d’affreux barbares. Sans perdre un moment, il courut sur la côte de la Méditerranée se procurer à tout prix un nombre de navires suffisant pour recevoir cette population tremblante et celle de ses propres moines. Il voulait les mettre à l’abri dans les îles voisines de la Syrie, probablement à Chypre, sous la protection de son ami, l’évêque de Salamine. Quand tout fut prêt, il rassembla son troupeau et vint s’établir, dans une sorte de campement, sur le rivage, prêt à s’embarquer à la première apparition de l’ennemi. Pour comble d’inquiétude, la mer devint mauvaise et le vent violent. « Toutefois, nous dit-il, je craignais moins le naufrage que les barbares, et, dans les barbares, notre perte à tous que le déshonneur de nos vierges. » L’ennemi ne parut pas ; soit crainte, soit caprice, il changea tout à coup de direction : les escadrons ailés retournèrent sur leurs pas avant d’avoir franchi le Liban. Jérôme et Paula reprirent alors le chemin de Bethléem, mais Fabiola refusa de les suivre. Elle avait assez d’une solitude que de pareils incidens pouvaient troubler, et, disant adieu à ses amis, elle s’embarqua pour l’Italie avec Océanus. Jérôme trouva au monastère la lettre du prêtre Amandus, qu’une main discrète y avait remise, et il apprit par elle le second des motifs qui avaient amené la fille des Fabius dans ce petit coin de la Palestine.

La lettre d’Amandus roulait dans son contenu sur certains points de dogme ou d’exégèse biblique dont ce prêtre demandait la solution à Jérôme ; mais un petit billet, d’une autre écriture vraisemblablement, était, renfermé dans le papier, et le petit billet portait ces mots : « lui demander si une femme qui a quitté son mari pour cause d’adultère et d’autres crimes encore, et qui en a pris un second par violence, peut rester dans la communion de l’église du vivant du premier, » Amandus énonçait dans sa lettre que cette consultation, il la faisait au nom d’une sœur qu’il avait. Amandus pouvait effectivement avoir une sœur, peu connue de Jérôme ; mais les faits se rapportaient si pleinement à la vie de Fabiola et à sa situation actuelle qu’il était impossible de s’y tromper, et le casuiste consulté ne s’y trompa point. Quelle était l’intention secrète de Fabiola ? Elle savait que ni son divorce, ni son second mariage ne l’avait brouillée avec l’église, et à ce propos le scrupule était un peu tardif. Désirait-elle apprendre si un second divorce et un troisième mariage rencontreraient la même indulgence ? Une fois le principe des secondes noces admis, pouvait-elle se dire, les troisièmes noces étaient de droit ; puis elle mettait en avant un cas de violence qu’il était bien difficile d’admettre. Quelles violences l’avaient conduite dans les bras de son second mari ? On n’en connaissait pas, à moins que ce ne fût la violence de la passion, l’entraînement irrésistible d’un fol amour. Le cas de conscience était bien délicat à traiter, si l’on devait conclure de là à la nullité du second mariage, et l’on conçoit que Fabiola eût rougi de demander en face à l’austère Jérôme, et pour elle-même, l’avis qu’elle sollicitait indirectement sous le nom d’une tierce personne. Celui-ci sentit quel danger recelait pour les mœurs cette doctrine de la soumission de l’âme par faiblesse aux instincts les plus déréglés, et, sans donner à entendre qu’il eût rien deviné, il répondit au prêtre Amandus comme s’il se fût agi de sa sœur. Sa décision fut nette et sévère : il ne pouvait y avoir, selon l’église, qu’un seul mari, le premier. « Quelle est donc cette violence dont parle ta sœur ? lui disait-il. En sommes-nous donc venus à ce point que les femmes regardent comme un cas de violence faite sur elles-mêmes leurs propres passions, un amour insensé ou la soif du plaisir ? Quoi ! cela suffirait pour exempter des peines de l’église ! Quoi ! Il suffirait d’être débauché par nature pour être délié des devoirs imposés à ceux qui sont chastes ! Ta sœur est dans une erreur funeste. La loi de Moïse a défini par le viol la violence qu’une femme peut subir, et encore, si le viol a été commis dans une ville et que la femme n’ait pas crié, elle est réputée adultère. Quelle qu’ait été l’indignité de son premier mari, ta sœur vit en adultère avec le second, qu’elle le sache bien. Au reste, console-la, et tâche de l’amener à la pénitence. »

La prétendue sœur d’Amandus accepta sans murmurer l’arrêt du juge : elle aimait beaucoup mieux faire pénitence que de reprendre son premier mari, et elle avait quitté le second. Sur ces entrefaites, celui-ci mourut. Cette mort ne dégagea point la veuve du devoir de pénitence qu’elle s’était imposé. Fabiola se trouvait d’ailleurs au moment décisif de sa vie, celui où la religion devait l’emporter sur le monde, et non-seulement elle tint à manifester son repentir, mais encore elle voulut que cette manifestation fût éclatante et publique. Rome eut alors un spectacle incompréhensible pour tous ceux qui fermaient leur intelligence et leur cœur au souffle d’un esprit nouveau. La représentante de ces altiers Fabius, qui partageaient avec les Claude, dans l’histoire de l’ancienne république, le privilège de l’arrogance aristocratique et de la dureté, fit savoir à l’évêque de Rome qu’elle se sentait coupable d’un grand crime et désirait être admise à la pénitence publique. Les portes de l’église lui furent aussitôt fermées, jusqu’à ce que sa confession, suivie d’une absolution solennelle, permît à l’évêque de l’y faire rentrer. C’était le samedi saint, sous les portiques de la basilique de Latran, que se rassemblaient les pénitens de l’église romaine, attendant l’heure de la réconciliation et du pardon. Fabiola parut au milieu d’eux, les cheveux épars, le visage défait et creusé de larmes, le vêtement négligé et souillé de cendres. Elle se tint en silence, comme les autres, au-delà du seuil, dans l’attitude d’une profonde humilité. Toute la ville était accourue pour voir en cet état la matrone naguère si brillante de luxe et de beauté, et si fière du nom qu’elle foulait maintenant sous ses pieds. Le patriciat romain contenait à peine sa colère ; les chrétiens applaudissaient, l’église surtout triomphait. Elle constatait sa puissance jusque sur les lois, car le crime dont s’accusait Fabiola était un acte licite d’après la législation de son pays. L’église montrait par de tels exemples comment un droit nouveau sorti de son sein se portait déjà le rival et le réformateur du droit civil.

De ces épreuves sortit une nouvelle Fabiola, dans laquelle on ne reconnaissait plus rien de l’ancienne, excepté la bonté. Renonçant sérieusement au monde, celle-ci vendit tout son bien, établit des hôpitaux, entretint des églises et des monastères de moines ou de vierges à Rome, et principalement sur la côte de Toscane. Elle bâtit aussi à Ostie un hospice pour les étrangers, et non-seulement elle soulageait de ses deniers les malades et les pauvres, mais elle les servait de ses propres mains, ne reculant pas devant les soins les plus abjects. Cette charité passionnée eût racheté chez elle de plus grands torts que les siens. Quant à son premier mari, l’histoire n’en parle plus, et il est à croire qu’elle ne retourna jamais à lui : l’église acceptait volontiers les séparations entre époux ; elle était même très disposée à les provoquer, quand la vie religieuse en devait être la conséquence.


I

Cependant le vaisseau qui conduisait Rufin en Italie, « vaisseau chargé de blasphèmes, » suivant le mot de Jérôme, avait pris terre à Ostie. S’il ne portait pas dans ses flancs « la peste et le poison pour la foi romaine, » comme on l’en accusait à Bethléem, il portait au moins la guerre, car Rufin était parti approvisionné d’ingrédiens théologiques propres à réveiller en Occident l’incendie assoupi en Orient. Il avait avec lui une collection des livres d’Origène et de ses principaux disciples. Ce n’est pas que Rufin se proposât de prêcher l’origénisme dans l’église de Rome à front découvert et de se faire martyr du confesseur de Césarée : ses allures étaient plus prudentes. Il se mit dès son arrivée à parler d’Origène et de l’origénisme, et à glisser dans ses discours quelques-unes des doctrines du maître, mais discrètement, sans fracas, et il le faisait (qui l’eût cru ?) sous l’autorité de Jérôme. Il avait extrait des ouvrages de cet ancien ami, surtout des premiers, composés au temps de sa grande ferveur pour l’exégèse orientale, tout ce qui avait couleur d’origénisme, et, rapprochant ou isolant les passages, tronquant les textes ou les altérant selon le besoin de la cause, il mettait Origène sous la protection de Jérôme. Avec une bonne foi apparente, Rufin travaillait à faire du chef des anti-origénistes d’Orient un chef d’origénisme en Occident. C’était le coup perfide que le réconcilié réservait à celui dont il serrait la main sur le sépulcre du Sauveur. A Rome, où ces questions étaient toutes neuves, beaucoup de gens se laissèrent prendre à la ruse ; on se demandait comment la dispute avait pu devenir si grave au-delà des mers, et quand on avait entendu Rufin, la conduite de Jérôme paraissait contradictoire et inexplicable. Inquiets de ce mouvement souterrain, les amis du solitaire lui écrivaient lettre sur lettre pour qu’il leur donnât le mot de l’énigme. Rufin d’ailleurs, froid et comPassé, entourait le nom de Jérôme des plus grands éloges, mais le miel de ses paroles renfermait plus d’amertume que le fiel le mieux distillé.

Ces manœuvres, contenues d’abord dans un cercle étroit de confidences calculées et de prédications à huis clos, éclatèrent au dehors par suite d’une audacieuse imprudence. Rufin était allé passer quelques jours dans un monastère de la campagne romaine, où il émerveillait les moines par ses récits sur l’Orient et les entretenait beaucoup d’Origène. Il s’y rencontra avec un homme du monde nommê Macarius, homme de savoir aussi, et qui, adonné aux plus hautes spéculations philosophiques, composait un traité sur la Providence divine opposée au système païen de la fatalité et aux mensonges de l’astrologie. Macarius avait bien entendu parler d’Origène, mais il n’avait rien lu de ses livres, soit qu’il ignorât la langue grecque, soit qu’il la sût trop mal pour affronter une si difficile lecture. Rufin s’offrit à lui en traduire quelque chose qui pût faire juger de ses doctrines, et il choisit l’ouvrage intitulé Périarchôn, c’est-à-dire « des Principes. » Le livre des Principes était le plus fameux des ouvrages du maître, mais aussi le plus attaqué ; il contenait, comme réfutation des erreurs du gnosticisme, une formule de la foi chrétienne telle que la pouvait donner au IIIe siècle un esprit ardent et aventureux, une imagination imbue des brillantes rêveries du néoplatonisme. Origène y touchait d’une main indécise et souvent égarée à presque tous les dogmes : la Trinité, les rapports du Verbe avec Dieu, l’incarnation, la mort du Christ, sa résurrection, la résurrection des corps au dernier jugement et la damnation éternelle. Produit d’une science immense et d’une intelligence parfois sublime, le Périarchôn pouvait mériter l’admiration des savans ; c’était un détestable guide en matière de foi et à peine un livre chrétien. Rufin, en le traduisant, le dégagea de ses plus choquantes erreurs, sans néanmoins les faire disparaître toutes, il y glissa même quelques additions orthodoxes ; en un mot, il donna, au lieu d’un Origène du IIIe siècle encore incertain et confus, un Origène à peu près catholique de la fin du IVe siècle. « Traduire ainsi était, suivant le mot de Jérôme, non pas changer la langue d’un livre, mais en changer l’auteur. » Rufin atteignait par là un double but : il réhabilitait Origène en se réhabilitant lui-même aux yeux des Occidentaux. Fidèle à sa tactique vis-à-vis de Jérôme, il joignit à sa traduction une préface par laquelle il la mettait en quelque sorte sous le patronage du célèbre solitaire, dont il ne manquait pas d’exalter le mérite, laissant à penser que lui aussi partageait les doctrines du livre des Principes. Il avait fait à Macarius la condition de tenir son travail caché ; mais, comme il s’y attendait bien, le Périarchôn latin et sa préface se trouvèrent presque aussitôt dans toutes les mains. La surprise fut grande en voyant l’orthodoxie du livre le plus attaqué du docteur d’Alexandrie ; on s’étonna à bon droit des violences d’Épiphane, des contradictions de Jérôme et des anathèmes. tardifs de Théophile : Rufin du même coup frappait tous ses adversaires.

Une copie de ce Périarchôn latin, tombée en la possession d’un ami de Jérôme, qui ne l’eut qu’à prix d’argent et en la payant même fort cher, lui fut envoyée à Bethléem. Pour toute justification de sa conduite, pour toute démonstration de la fraude impudente de Rufin, il prit l’original, et, toute affaire cessante, il le traduisit mot pour mot, hérésie pour hérésie, blasphème pour blasphème, comme il disait, et la traduction, fidèle cette fois, partit pour l’Italie, accompagnée d’une lettre à Pammachius et à Marcella, où Jérôme repoussait avec indignation les éloges empoisonnés de Rufin. L’Origène qu’on vit apparaître alors était si différent de l’autre, que l’église romaine, tout en rendant grâces au traducteur, crut devoir en interdire la lecture ; mais déjà Rufin avait quitté Rome. Profitant de l’effet favorable produit au premier moment par sa traduction, qui lui servait de profession de foi pour lui-même, il avait obtenu du pape Siricius des lettres de communion avec lesquelles il s’était réfugié à Milan, pour observer de là la marche des événemens. Oceanus, rentré en Italie avec Fabiola, Paulinien, qui revenait de Dalmatie, où il avait vendu le dernier lambeau du patrimoine de sa famille, et le prêtre Vincentius, qui l’accompagnait, se joignirent, à Pammachius, à Marcella, à toutes les matrones de l’église domestique, pour engager le pape à rétracter le certificat d’orthodoxie que lui avait surpris Rufin, Siricius balançait, et il mourut sur ces entrefaites, au mois de novembre 398, laissant pour son successeur au trône pontifical Anastase, homme plus énergique, mieux au courant des questions doctrinales, et en relations plus particulières avec Marcella, dont il estimait le mérite et respectait le caractère. Il somma Rufin de se rendre à Rome pour y fournir des explications sur sa conduite et donner sans ambages son acte de foi catholique. Non-seulement Rufin s’y refusa, mais de Milan il se transporta dans Aquilée, dont l’évêque était son ami. Les choses en étaient là, quand une lettre du patriarche d’Alexandrie notifia au pape de Rome qu’un synode par lui convoqué venait de frapper d’anathème la mémoire d’Origène, ses livres, ses doctrines, et tous leurs fauteurs et adhérons. Anastase, piqué d’honneur, réunit aussi un synode à Rome, et l’origénisme fut anathématisé en Occident comme en Orient.

Il ne restait plus à Rufin vaincu que la dernière ressource des batailles : prendre son ennemi corps à corps et le perdre avec soi ; il s’arrêta froidement à ce parti. Enfermé dans une maison de campagne qu’il possédait près d’Aquilée, il y commença la rédaction d’un mémoire justificatif qu’il intitula son Apologie, mais que les contemporains et la postérité ont appelé plus justement ses Invectives contre Jérôme. Il mit trois ans à ce travail, qu’il fit paraître fragment par fragment. Il le divisa en deux livres, auxquels il ajouta plus tard un supplément. Son but était double : se laver d’abord du crime d’hérésie, en rejetant sur Jérôme l’accusation dont, il était l’objet, puis déshonorer Jérôme lui-même et le rendre odieux par des imputations personnelles, tout en gémissant, disait-il, d’être obligé à de tels procédés envers un ami. Ce qui semblait l’avoir mis à bout de colère, c’était l’ironie hautaine avec laquelle Jérôme avait renié ses éloges : éloges compromettans pour lui-même, car à l’entendre c’était lui qui était l’orthodoxe et Jérôme l’hérétique, si un admirateur d’Origène pouvait mériter ce nom. Reprenant une à une dans son livre, comme il l’avait fait dans ses enseignemens clandestins à Rome, les citations de son adversaire qui prêtaient à sa thèse, il en faisait sortir avec un grand art des conclusions à sa guise. De cette façon les rôles changeaient ; le solitaire de Bethléem devenait l’hétérodoxe et l’accusé, Rufin l’orthodoxe et le juge. Tel fut le plan de son apologie, écrite d’ailleurs avec calme, déduite avec logique, et où l’emportement éclatait plus dans la pensée que dans les termes. Le prêtre d’Aquilée était, à tout prendre, un redoutable adversaire.

Quant aux personnalités, son libelle, que nous avons encore, en est plein, mais il y procède surtout par insinuation. Pour incriminer Jérôme, Rufin se sert de ses propres aveux, de mots échappés dans le laisser-aller de correspondances devenues publiques néanmoins. En parlant de son départ de Rome en 385, il s’arrête à temps pour ne pas armer contre lui les parens de Paula : il ne la nomme point. Dans les démêlés de Jérusalem, au contraire, il fait l’éloge de Mélanie, et reproche à Jérôme d’avoir insulté, en la retranchant de sa chronique, cette femme d’un caractère trop fier et trop élevé pour le sien. Il ramasse dans les fanges de la calomnie l’accusation de faux portée jadis par les apollinaristes contre Jérôme, au concile de 382, et qui avait tourné si pleinement contre eux ; il la reprend, en la lançant de nouveau avec des réticences et des enjolivemens odieux. Reprenant aussi la lettre à Eustochium, il en détache des mots d’une liberté énergique, et telle que la tolérait la langue latine, pour crier à l’obscénité. Jaloux surtout de cet immense savoir de Jérôme et de cette éloquence qui versait tant d’éclat sur les plus arides discussions de l’église, il s’arrête longuement à cette prétendue vision du désert de Chalcide, où Jérôme, dans le délire de la fièvre, avait promis à Dieu de brûler ses livrés profanes et de n’être plus cicéronien. Vainement Jérôme affirmait que ce n’était qu’un rêve. — « C’était une vision ; répliquait Rufin, car toi-même tu l’as qualifiée ainsi autrefois. » Et il partait de là pour le déclarer violateur d’un serment fait à Dieu lui-même en présence de ses saints anges, et doublement parjure, car, non content de lire toujours ces livres païens qu’il avait promis de brûler, il en infectait par ses enseignemens la jeunesse chrétienne de Bethléem. D’une récrimination, Rufin passait à l’autre : après l’imputation de paganisme venait celle de judaïsme, et « Barrabas préféré à Jésus-Christ. » — « Oui, ajoutait-il avec une méchanceté consommée, tes fautes et notre brouillerie sont le fruit de tes fréquentations anti-chrétiennes. Tu étais mon frère bien-aimé avant que tu m’eusses été enlevé par les Juifs. Ce sont eux qui t’ont séduit par l’appât d’une fausse science et t’ont précipité dans le malheur. Ils te font infliger dans tes livres des notes infamantes aux chrétiens, ils ne te permettent pas d’épargner même des martyrs ; c’est pour leur plaire que tu débites le bien et le mal, le vrai et le faux, sur toutes les classes des fidèles, que tu troubles notre paix, que tu engendres des scandales à l’église… » Voilà comment Rufin se vengeait d’ignorer l’hébreu.

Il lui disait encore dans ce passage où est résumé tout le fond de son Apologie : « Tu te repens d’avoir professé les doctrines de l’origénisme, et tu cries bien haut ton repentir, pour qu’on y croie : c’est fort bien ; mais, moi, je n’ai pas besoin de me repentir. Il n’y a pas un de mes livres où j’aie à corriger une erreur. Tandis que tu vas de rétractation en rétractation, et que tu as des livres entiers qui, de ton propre aveu, doivent être condamnés, je présente les miens avec confiance au plus orthodoxe. Dans ton repentir intolérant, tu m’attaques sur des choses que tu as affirmées, et tu ne songes pas qu’en me défendant contre toi, je te défends toi-même ! Singulier procès, où l’accusé s’appuie de son accusateur, où l’accusateur ne peut l’emporter qu’en se condamnant ! Je suppose que le synode des évêques (le synode n’avait pas encore prononcé définitivement au moment où il écrivait ceci) ordonne, conformément à ton avis, que tous les livres qui contiennent les choses que tu dénonces seront anathématisés avec leurs auteurs : il faudra commencer par les Grecs, des Grecs on passera aux Latins, et voilà tes livres et ta personne en cause, car on y trouvera les opinions que tu poursuis. Prends garde pourtant, et comme il n’a servi de rien à Origène que tu l’aies loué, il ne te servira pas davantage que je te justifie : je courberai la tête sous l’arrêt de l’église, et s’il faut fouler aux pieds les livres d’Origène, je n’épargnerai pas les tiens. » Le savoir-faire de Rufin égalait l’habileté de sa plume. Il mit d’abord son Apologie sous la protection d’un haut personnage de Rome, Apronianus, dont il avait commencé la conversion, et qu’il appelle son très cher fils. De sa campagne d’Aquilée, il lui envoyait le libelle fragment par fragment, Apronianus lisait et faisait lire dans toutes les grandes maisons de Rome, sans permettre toutefois qu’on en prît copie. Il en résultait que les amis de Jérôme ne purent d’abord lui en transmettre au-delà des mers que de vagues analyses, et par-ci par-là des passages retenus de mémoire. C’étaient autant de flèches que recevait au fond de sa tanière le vieux lion, plus effrayé de ce mystère que de la vue de l’ennemi. Deux diacres ou disciples de Rufin, Cérialis et Anabase, suivaient dans les provinces la même pratique qu’Apronianus à Rome. Ils parcoururent l’Italie, la Gaule, l’Espagne et jusqu’à l’Afrique, d’église en église et de monastère en monastère, communiquant confidentiellement cette apologie secrète que bientôt tout le monde sut par cœur. La diffamation était universelle : amis et ennemis y travaillaient à l’envi, en répétant à bonne ou mauvaise intention ce qu’ils en avaient appris, et on venait, par troupe, d’Occident en Orient rapporter au solitaire quelque injure, quelque imputation, quelque défi de son ennemi. Dans un travail douloureux, comparable à celui du martyr qui compte ses plaies, Jérôme recueillait, coordonnait tous ces rapports et construisit là-dessus la charpente de sa défense. Enfin Paulinien, de retour à Bethléem, lui remit une partie de l’ouvrage obtenu à grand’peine, et Jérôme put répondre. En méditant cette œuvre si artificieusement combinée et si contenue dans la forme, il sentit qu’il devait se modérer lui-même, suivre son redoutable ennemi d’attaque en attaque, d’argument en argument, ne rien négliger, ne rien laisser sans réponse, se, servir en un mot des mêmes armes ; il lui emprunta jusqu’à son titre d’Apologie. Jamais Jérôme ne s’est élevé plus haut que dans ces pages qu’on ne lit plus guère aujourd’hui. Discussion théologique, justification personnelle, attaques, plaintes, colère enfin quand l’indignation l’emporte, tout cela est présenté avec une vivacité de style, une abondance de traits, une force de raison vraiment merveilleuse. L’Apologie de Rufin porte sans doute la trace d’un grand talent : celle de Jérôme est un chef-d’œuvre. Et quand on se transporte au temps où ces pages furent écrites, quand on songe aux intérêts qui prédominaient dans ce siècle livré aux passions religieuses, on ne s’étonne pas que cette lutte de deux prêtres à propos d’Origène ait divisé l’attention du monde chrétien, au moment même où Rome était menacée par les barbares. Nos temps modernes nous ont donné plus d’une fois de pareils spectacles sous l’empire d’autres préoccupations et avec d’autres formules. Je ne suivrai pas l’écrivain dans les explications idéologiques qui forment le fond du débat : elles ne sont pas le but de cette étude ; je m’attacherai seulement aux passages qui peuvent peindre le caractère des hommes, et les mœurs de l’époque. Jérôme parle sobrement et dignement de son séjour à Rome ; il évite, malgré la provocation du libelle, toute allusion à Paula, et se représente environné, à son départ, des chrétiens, — prêtres, moines ou laïques, — les plus recommandables et les plus saints de l’église romaine. A propos de la falsification d’un texte d’Athanase au concile de 382, il éprouve une juste indignation, et renvoie aux baladins et aux mimes les coups de théâtre bouffons qu’on ose ainsi mêler à la gravité des questions de dogmes. Il s’arrête plus longtemps à cette aventure de Chalcide dont l’hypocrite Rufin faisait tant d’éclat. « Voilà assurément, lui dit-il, un genre d’attaques dont la glorieuse invention t’appartient : c’est de m’objecter un songe. Tu m’aimes à ce point de t’inquiéter de mes rêves !… Il faut prendre garde néanmoins, car la voix des prophètes nous prévient de ne point ajouter foi aux songes. Il ne faut pas se croire voué au feu éternel parce qu’on a rêvé d’adultère, et s’il nous arrive de rêver de martyre, il ne faut pas croire pour cela avoir gagné la couronne du ciel. » On verra tout à l’heure à quoi Jérôme fait allusion. « Oui, poursuit-il sur le même ton, je rêve souvent, je le confesse. Combien de fois n’ai-je pas cru me voir mort et étendu dans le sépulcre ! combien de fois ne m’a-t-il pas semblé voler au-dessus de la terre et franchir les montagnes et les mers dans une natation aérienne ! Suis-je donc obligé pour cela de ne plus vivre, et devra-t-on, à ta réquisition, m’implanter des plumes aux épaules et aux flancs, parce que mon esprit, comme celui de tous les mortels, s’est laissé abuser en de vaines images ? Combien de gens, riches en songe, se trouvent mendians quand ils ont ouvert les yeux ! A-t-on soif en dormant, on boit des fleuves entiers, et on se réveille la gorge sèche et haletante. Telle est la condition de tout le monde, telle est aussi la mienne, et je demande de n’être pas comptable des promesses que j’ai pu faire dans mes rêves, — Mais parlons un peu plus sérieusement, et, revenant à la réalité, occupons-nous de ce qui doit se faire dans la veille. As-tu fait, toi, tout ce que tu as promis à ton baptême ? Oui, nous deux qui portons le nom vénérable de moine, avons-nous toujours rempli les devoirs qu’il impose ? Avons-nous bien examiné si notre œil, ingénieux à trouver le fétu dans l’œil du voisin, ne cacherait pas lui-même la poutre ? Je le dis avec une sincère douleur, cela n’est pas bien, cela est contraire à la loi de Dieu, d’appeler un homme son ami, de l’accabler de louanges, et d’aller le poursuivre ensuite, non-seulement dans la vie réelle, mais jusque dans ses songes et de vouloir discuter ce qu’il a dit ou fait en dormant. Voilà le côté odieux de ces faux semblans d’amitié… » Rufin s’était vanté d’avoir souffert pour la foi dans Alexandrie, on ne sait à quelle occasion, et il l’avait écrit. Jérôme continue avec sa terrible ironie : « Toi aussi, frère, tu rêves parfois ; tu te vois en dormant captif du Christ, tu te crois arraché à la gueule d’un lion, tu crois combattre les bêtes dans le cirque d’Alexandrie, et ensuite, quand tu es réveillé, tu t’écries fièrement : « J’ai consommé ma course, j’ai gardé ma foi, et j’attends la couronne de justice ! » Calme-toi, réfléchis, et tu verras que ce n’est qu’un rêve comme le mien. On n’est point confesseur sans prison, et il n’y a point d’exil sans un décret de bannissement. Sais-tu où est située ta prison ? Sais-tu comment se nommaient tes juges ? Tâche de te le rappeler, car personne n’a jamais rien entendu raconter de pareil, ni en Égypte, ni ailleurs. Alors ce sera curieux, ce sera beau, et nous réciterons les actes de ta confession dans le martyrologe d’Alexandrie. Tu seras bien fort contre moi, quand tes partisans pourront dire en parlant de moi : « Il attaque un confesseur du Christ ! »

On avait fait courir en Afrique (car tous les moyens étaient bons aux ennemis de Jérôme) une lettre signée de son nom par laquelle il déclarait que, poussé par certain Juif à traduire la Bible d’hébreu en latin, il l’avait traduite sur des livres falsifiés, et qu’il en faisait pénitence. Dans cette lettre pseudonyme, on avait essayé probablement de reproduire son style et les formes vives de son langage ; mais la chose n’était pas aisée, et aucun homme habile ne s’y trompa. Toutefois ce coup fut plus sensible à Jérôme que tous les autres, parce qu’il attaquait le long et saint labeur où il avait consumé sa vie. Quoi ! dans sa profonde croyance en la vérité des Écritures, il avait voulu les ramener à la plus grande pureté de leur texte, il avait pour cela revisé les Septante, et, non content d’en avoir donné l’édition la plus sûre, il avait voulu remonter jusqu’à l’original hébreu, afin de gratifier l’Occident d’une bible latine qui fût le miroir de la vraie Bible, et voilà qu’on lui faisait dire qu’il se reconnaissait la dupe des ennemis du Christ ! Il se trouvait avoir infirmé l’autorité de la Vulgate latine et celle de la vieille traduction grecque, que beaucoup de gens regardaient comme inspirée, et cela pour y substituer une falsification judaïque ! Loin d’avoir été utile au christianisme, il en aurait été le plus fatal adversaire, et c’était dans sa bouche qu’on osait placer cet aveu ! « Ah ! s’écrie-t-il avec amertume dans son Apologie, mes ennemis sont bien indulgens, et je les remercie du fond de mon cœur. J’aurais pu confesser dans cette lettre que je suis homicide, adultère, sacrilège, parricide, et dans la forêt de crimes dont je dois être coupable ils ont daigné ; ne ramasser que celui de faussaire ! » L’attaque en effet dépassait les bornes permises ; elle indigna les gens honnêtes. Rufin, à qui on l’attribuait, vit le sentiment public se tourner contre lui. Entré dans un vrai paroxysme de rage, il menaça Jérôme de le tuer, s’il ne s’expliquait catégoriquement sur certaines questions qu’il lui posait : « Mon embarras est grand, lui répondit celui-ci avec un calme dédaigneux, car ton dilemme est puisé, non dans les écoles de dialectique, que tu ne connais guère, mais dans les écoles de bourreaux, que je ne connais pas. Toi moine, toi prêtre, toi imitateur du Christ, qui déclares homicide et digne de la géhenne du feu celui qui a dit à son frère : Raca ! que penses-tu de celui qui veut le tuer ? La mort ! elle est le lot de tous les êtres, et le plus vil des serpens peut me la donner ; l’homicide est le lot des méchans. »

Nous ne quitterons point le redoutable ennemi de Jérôme sans réunir ici les détails que l’histoire nous fournit sur son extérieur et ses manières. C’était, à ce qu’il paraît, un personnage raide, gourmé et d’une solennité théâtrale. Avec une grande difficulté de parole, il avait la manie de parler en public, et lorsqu’il discourait, il faisait précéder ses périodes d’une sorte de grognement dû, soit à un défaut naturel de prononciation, soit à l’embarras d’improviser. Jérôme, pour cette raison, l’avait surnommé Grunnius en souvenir de Marcus Grunnius Corocotta Porcellus, héros d’une farce populaire composée dans le goût des Atellanes et fort en faveur à Rome. Ce surnom eut du succès, et en Italie, en Gaule, dans tout l’Occident, au moins parmi les amis de Jérôme, Rufin ne fut plus connu que par ce sobriquet ridicule. Voici un portrait de lui peint au vif dans une lettre de son adversaire au moine Rusticus de Marseille : il y est question de Rufin à propos des vaniteux naïfs, qui prennent pour des vérités toutes les louanges qu’on leur adresse et tous leurs admirateurs pour des gens sérieux :

« Ah ! si ces hommes-là, dit le correspondant de Rusticus, retournaient brusquement la tête, quand, enivrés de la fumée des adulations, ils se promènent gravement les mains croisées derrière le dos, quel spectacle ne verraient-ils pas ! — Ils verraient le col des cigognes, dont parle le satirique[4], s’allonger pour venir les pincer ; ils verraient des doigts railleurs s’agiter derrière eux, comme des oreilles d’âne, ou une langue narquoise se tirer, à leur intention, comme celle d’un chien altéré. — Grunnius appartenait à cette classe d’orgueilleux satisfaits. Devait-il disserter en public, il s’avançait majestueusement d’un pas de tortue, laissant échapper par intervalle quelques sons entrecoupés, de sorte qu’il paraissait sangloter plutôt que parler. Il étalait d’abord sur la table des morceaux de livres, et alors, le sourcil froncé, le front ridé, les narines contractées, il faisait claquer ses deux doigts : c’était son appel à l’attention de l’auditoire. Alors commençaient des propos sans raison et des déclamations sans fin contre tout le monde. On eût dit le rhéteur Longin enseignant le sublime, et mieux encore le censeur de l’éloquence romaine, si l’éloquence romaine avait un tel magistrat. Grunnius notait qui il voulait sur son album, chassait qui il voulait du sénat des doctes. Cela prêtait à rire ; mais comme il avait beaucoup d’écus, il prenait sa revanche en donnant de bons dîners à ses auditeurs : aussi n’en manquait-il pas, et après boire il se montrait en public dans un cortège serré d’admirateurs parasites. Caton au dehors, c’était un Néron au dedans. Homme ambigu, mélange de natures diverses et contraires, il offrait aux yeux ce monstre bizarrement fabriqué dont parle le poète : « lion par devant, dragon par derrière, chimère au milieu. »

Ce qui excuserait au besoin l’amertume de ce portrait, c’est que Rufin n’était pas seulement un jaloux médiocre, il passait chez beaucoup de gens pour un malhonnête homme. On ne pouvait même expliquer sa fortune, devenue très considérable, que par le détournement des aumônes qui lui étaient confiées ; on disait, de lui « qu’il festoyait de la faim des pauvres. » Comment Jérôme, attaqué dans son honneur, n’aurait-il pas eu le droit d’arracher le masque à ce ténébreux hypocrite ?


III

Non content d’agir par lui-même dans cette guerre qu’il faisait contre Jérôme, Rufin ramassait en Italie et ailleurs pour se les associer tout ce qu’il pouvait trouver d’esprits jaloux et malveillans, d’écrivains obscurs ou de sectaires désireux d’illustrer leur nom par quelque grande indignité. Quiconque débarquait d’Orient était aussitôt circonvenu, enrôlé dans sa bande. C’était comme une meute retentissante qu’il lançait sur tous les points de l’horizon, et dont l’écho parvenait, à travers la Méditerranée, jusqu’aux rochers de Bethléem. « On aboie contre moi dans les tempêtes de l’Adriatique, disait Jérôme ; on aboie sur les neiges des Alpes cottiennes, on aboie jusque dans les murailles qui m’entourent ! » Une des recrues de l’ennemi de Jérôme fut un certain prêtre gaulois, ancien visiteur des monastères de la Crèche, Vigilantius, qui doit à son ingratitude envers ses hôtes une sorte de renommée bouffonne encore subsistante : Jérôme l’a immortalisé en le tuant. Vigilantius, qu’il appelait Dormitantius, à cause de sa nature épaisse et lourde, avait pris naissance sur le revers septentrional des Pyrénées, dans la cité gauloise des Convennæ, aujourd’hui Comminges, cité assez mal famées à qui l’on reprochait d’avoir été dans l’origine une colonie de vagabonds et de voleurs, établie de force par Pompée. Son père s’était expatrié on ne sait pourquoi, avait passé en Espagne, et tenait dans la ville de Calagurris un commerce de vins. Cette patrie de Quintilien inspira au jeune Vigilantius, à ce qu’il paraît, le goût, sinon le génie des lettres ; il étudia tant bien que mal, voulut être prêtre, et un évêque gaulois l’ordonna. L’idée lui étant venue, de visiter la Palestine ; il obtint par la recommandation de Sulpice Sévère une lettre de Paulin pour Jérôme, son ami, et sous un tel patronage il trouva au monastère de Bethléem l’hospitalité la plus cordiale. Sans être précisément obtus, et tout en possédant une sorte d’originalité, ce personnage ignorant avait toutes les prétentions de la science et de l’esprit. Jeté par le hasard dans la compagnie du plus grand théologien qui fût au monde, il se crut théologien lui-même, et plus grand que Jérôme, et se mit à parler de toutes choses sans mesure ni raison, à contredire ses hôtes, à émettre sur l’exégèse et le dogme des opinions tellement étranges, que Jérôme, impatienté, fut contraint de lui imposer silence. Dormitantius lui en garda une profonde rancune, comme on le verra. Son savoir-vivre marchait de pair avec sa science, et il avait gardé du premier métier de son père certaines habitudes d’intempérance faites pour choquer, plus peut-être que tout le reste, dans cette patrie de la sobriété et du jeûne, où la lettre de Paulin l’avait introduit.

Le citoyen de Comminges et de Calagurris était d’ailleurs d’une poltronnerie qui n’avait pas d’exemple. Pendant son séjour au couvent, Bethléem ayant ressenti un de ces tremblemens de terre fréquens en Palestine, Vigilantius, réveillé en sursaut au milieu de la nuit, s’enfuit de sa cellule et se mit à courir à travers champs : il n’avait oublié que son vêtement. Le lendemain, au lever du jour, lorsqu’on se mit à sa recherche, on le trouva agenouillé tout nu près de la caverne de la crèche, et à demi mort de peur. Cette réjouissante histoire amusa non-seulement le monastère, mais la ville entière de Bethléem.

Le grotesque personnage eut à peine pris congé de ses hôtes qu’il allait à Jérusalem s’unir à leurs ennemis et les déchirer ; mais l’évêque, fidèle à la paix jurée, l’éconduisit honteusement. A son retour en Europe, il eut plus de succès : c’était l’homme qu’il fallait à Rufin, et Rufin l’enrôla sans peine sous son drapeau. Dans un libelle qu’il composa, et que les ennemis de Jérôme vantèrent sans doute comme un chef-d’œuvre, Vigilantius déclarait origéniste le solitaire de Bethléem ; origénistes son frère Paulinien, le prêtre Vincentius, Eusèbe de Crémone, et leurs compagnons ; les dames non plus n’étaient pas épargnées : à entendre ce transfuge, les couvens de la Crèche étaient un nid d’hérésie. Il ajoutait qu’il avait eu là-dessus de fréquentes discussions avec ses hôtes, et qu’il avait réduit Jérôme à se taire. C’était bien jusque-là, au gré de Rufin ; mais Vigilantius, fier du succès de son premier écrit, en fit un second dans lequel il voulut dogmatiser. Il avait sa théologie à lui qu’il exposa : il attaquait la virginité, il attaquait la tempérance, il attaquait le culte des saints, il attaquait l’emploi des cierges dans l’usage ecclésiastique comme entaché de paganisme ; en un mot, il bouleversait tout dans l’église. Ce second libelle nuisit au premier. Jérôme, à qui l’on eut soin de les faire passer tous deux, y répondit, par humilité, disait-il ; mais sa réponse, dictée de verve, rendit l’ingrat Dormitantius la risée du monde chrétien, comme il avait été celle de Bethléem. Tous les lecteurs de ses œuvres ont présente à l’esprit cette pièce tour à tour sanglante et bouffonne où il feint de vouloir ramener le prétendu hérésiarque à sa profession antérieure, et, au milieu des sarcasmes dont il l’accable, expose cependant, pour l’enseignement des fidèles, avec une logique et une élévation admirables, la raison et l’antiquité des usages chrétiens. « Frère, lui dit-il, retourne au métier que tu faisais dans ton jeune âge, il n’est pas bon de changer ainsi. Autre chose est d’être cabaretier ou théologien, autre chose de déguster les vins ou d’avoir l’intelligence des prophètes et des apôtres, autre chose de savoir vérifier le bon aloi d’une pièce d’argent ou de contrôler l’église. Je n’accuse pas le vénérable Paulin de m’avoir trompé en t’introduisant dans ma demeure : je me suis trompé moi-même, car j’avais pris ta rusticité pour une humilité modeste. Si pourtant tu t’obstines à être un docteur, écoute ce conseil d’ami. Va à l’école, suis les grammairiens et les rhéteurs, étudie la dialectique, instruis-toi de ce que furent jadis les sectes des philosophes, et lorsque tu auras appris tout cela, apprends encore à te taire. Je crains néanmoins que ce ne soit perdre son temps que de te donner des conseils, à toi qui en remontres à tout le monde : je ferais mieux d’écouter le proverbe grec qui dit « Ne pas jouer de la lyre à un âne ! »

Les années 396 et 397 apportèrent à Bethléem, au milieu de ces ennuis, deux vraies et profondes douleurs. En 396, Jérôme perdit son fils spirituel le plus cher en la personne du jeune Népotien, prêtre dalmate et neveu de son vieil ami Héliodore, devenu évêque d’Altinum. La vie du neveu s’était modelée sur celle de l’oncle avec une naïve et touchante affection : tous deux avaient été soldats, tous deux avaient eu la faveur de l’empereur, et, parvenus tous deux à un grade déjà élevé, ils avaient déposé le ceinturon de la milice pour le froc des cloîtres. A la cour, Népotien se dérobait aux devoirs de sa charge pour s’enfermer et prier ; à l’armée, il portait un cilice sous sa cuirasse. Sorti de l’état militaire, il voulut donc être moine tout de bon ; mais son oncle le retint, il avait besoin d’un aide : il l’attacha malgré lui au service du ministère épiscopal. L’ancien habitué des champs de bataille, l’ancien courtisan du palais des césars eut d’abord pour emploi d’allumer les, cierges, de préparer les vêtemens sacerdotaux, de distribuer aux pauvres le pain et les aumônes, de visiter les malades ; il devint ensuite diacre et prêtre. Népotien pourtant ne franchit ce dernier pas qu’après mille hésitations, car le désir de la solitude le travaillait intérieurement jusqu’au pied des autels, et il ne se soumettait à ces devoirs séculiers que par obéissance pour un évêque qui était en même temps son oncle. Il fit de Jérôme le confident de ses doutes, il lui ouvrit son âme, et celui-ci le raffermit dans la voie que, pour leur intérêt commun, Héliodore lui avait tracée. Il lui montra comment il pouvait allier des fonctions dont le respect lui faisait un devoir avec les pratiques de l’ascétisme : Népotien se résigna. Rien n’est plus beau, plus attendrissant que cette correspondance et ces pieux efforts d’un ami pour conserver à un ami l’appui de sa vieillesse. Jérôme devint donc comme un dieu pénate au foyer de l’évêque ; son image y était toujours présente, son nom s’y trouvait à tout propos dans toutes les bouches. Cependant le bonheur qu’il avait cru raffermir ne dura pas : Népotien fut atteint d’une maladie qui le conduisit lentement au tombeau. Avant de rendre le dernier soupir, il fit apporter sur son lit ses vêtemens de prêtre, et, prenant la main de son oncle : « Je te supplie, lui dit-il, d’envoyer cette tunique à mon très cher père par l’âge, mon frère par la dignité, et si tu me dois quelque affection, comme à ton neveu, reporte cette affection tout entière sur celui que tu aimais déjà avec moi. » On devine de qui il voulait parler. Jérôme reçut, avec la nouvelle de cette mort, le vêtement que Népotien avait consenti à porter d’après son conseil. Il fondit en larmes, mais il avait un autre devoir à remplir que celui de pleurer : il dut consoler Héliodore.

L’année suivante, 397, lui imposa avec une douleur plus poignante encore d’autres devoirs de consolation. La femme de Pammachius, la seconde fille de Paula, Pauline, mourut vers la fin de décembre dans tout l’épanouissement de la jeunesse et de la santé, elle mourut, comme Rachel, en mettant au monde un enfant ; mais « le fils de sa douleur » était déjà mort dans son sein. Après douze ans d’une union constamment sereine, elle laissait son mari seul, sans postérité, inconsolable. Elle lui avait légué ses biens par testament, à la condition de les distribuer aux pauvres. Jamais dernière volonté ne fut plus religieusement accomplie, car Pammachius joignit aux biens de sa femme une partie des siens et se fit moine. Il voulut même présider en personne à leur distribution, et offrit en cette occasion à la ville de Rome un de ces spectacles chrétiens qui piquaient sa curiosité sans exciter sa sympathie.

Le paganisme, au temps de sa ferveur, eut ses libéralités funéraires, destinées à honorer la mémoire des morts : des repas donnés sur la tombe de celui qu’on pleurait, aux parens et aux amis, et des distributions de pain, de vin, de viande, de sportules enfin, aux cliens et aux pauvres. Pour les riches, ces distributions et ces repas étaient ordinairement périodiques, une rente constituée par le testament du défunt y devait pourvoir ; souvent aussi le legs était fait sous cette condition à une municipalité. C’était pour la famille une consolation, pour le mort un pieux honneur, qui réjouissait ses mânes dans la sombre nuit du tombeau. Quand la ferveur païenne déclina, l’orgueil prit sa place. On vit de riches célibataires, des matrones sans enfans, des patrons qui ne voulaient pas quitter leur clientèle en quittant la terre, instituer par leur testament de grands repas et de grandes distributions, à certains jours déterminés, près de leur demeure sépulcrale. Pour le riche sans famille, c’était un moyen d’échapper à l’oubli des vivans ; pour le patron superbe, c’était une sorte de revue de ses cliens passée encore après la mort. Le lieu consacré à ces réunions était habituellement le sépulcre même et ses alentours. Les riches y joignaient, comme salle de festin, tantôt un portique, tantôt un appentis temporaire ; quelquefois le testament désignait à cet effet le temple ou l’édicule de quelque divinité propice au défunt.

Cette coutume, sujette à plus d’un abus assurément, mais qui prenait sa source dans un sentiment respectable, passa du paganisme au christianisme. Les fidèles célébrèrent longtemps et célébraient encore à la fin du IVe siècle des repas funèbres sur les tombeaux des martyrs pendant la vigile de leur fête. Quant aux repas et distributions établis par testament en l’honneur de morts non sanctifiés, ils avaient pour théâtre à Rome l’église même de Saint-Pierre, et c’est là que le funeraticium chrétien de Pauline reçut son emploi.

Le sénateur Pammachius fit donc publier à son de trompe dans tous les quartiers de la ville qu’un repas suivi d’une distribution d’argent serait donné aux pauvres pour les funérailles de sa défunte épouse, et, comme on le pense bien, l’invitation trouva peu de rebelles. Dès le matin du jour fixé, Rome voyait défiler dans ses rues une foule pressée de gens en guenilles, se dirigeant vers le quartier du Vatican et la basilique de Saint-Pierre. Vagabonds, mendians, indigens honnêtes, tous ces déshérités de la fortune qui vivent au jour le jour, et qu’un écrivain chrétien de ce temps appelle si bien « les pensionnaires de la Providence divine, » arrivèrent de tous les points de Rome, et bientôt la basilique et ses environs furent encombrés. Des tables avaient été dressées dans les nefs, dans l’abside, sous les portiques, partout où se trouvait un espace vide, et une armée de serviteurs, presque aussi nombreux que les conviés, les plaçaient en bon ordre à leur arrivée. Lorsqu’ils. Etaient rassasiés, on les congédiait pour qu’ils fissent place à d’autres. Le repas dura probablement toute la journée, et, grâce à l’agilité qui distinguait à Rome les distributeurs publics de denrées, tous les convives purent y avoir part. Avant de se séparer, Pammachius remit lui-même à chacun d’eux un vêtement neuf et une large aumône.

Le premier argent qui passa dans cette largesse funèbre fut celui des bijoux, des robes de soie brochées d’or, voiles de lin, ceintures de pierreries, objets de toilette de toute sorte, fards blancs, rouges ou noirs, dont s’était servie Pauline. Tout l’instrument de Satan, si Satan eut jamais rien de commun avec une si chaste, et si modeste matrone, avait été vendu à vil prix pour cette destination. « Quel changement ! écrivait Jérôme émerveillé : ces pierreries, ces perles qui étincelaient naguère sur la tête et le col de Pauline calment aujourd’hui la faim du pauvre ! Les tissus de soie, l’or battu et tréfilé, se transforment en bonne laine chaude qui couvre la nudité du corps sans alimenter la coquetterie. Cet aveugle qui demande l’aumône et crie souvent où il n’y a personne, c’est l’héritier de Pauline, le cohéritier de Pammachius. La main d’une tendre, jeune femme soutient ce mendiant mutilé, qui rampe à ses pieds sur le sol… Oh ! Pammachius est bien ambitieux ! Il pose sa candidature au ciel en briguant le suffrage des pauvres, et sa robe blanche est fabriquée de leurs haillons. Il y a des maris qui soulagent leur douleur en répandant sur le tombeau de leurs femmes la violette et la rose, la fleur de pourpre et le lis ; Pammachius arrose cette sainte poussière du baume de la charité. » Paulin, sénateur comme Pammachius, voulut tirer du spectacle étalé sous les yeux des Romains une leçon politique pour l’avenir. « O Rome, écrivait-il, si tous tes sénateurs avaient de tels divertissemens, si on ne te donnait pas d’autres spectacles, tu pourrais conjurer les malheurs dont te menace l’Apocalypse ! »

La première fois que Pammachius parut avec la robe monacale parmi ses collègues du sénat, ceux-ci éclatèrent de rire ; « mais, nous dit un contemporain, c’était le moine qui se moquait d’eux. » Renonçant au monde sans le quitter, il employa le reste de son immense fortune à construire des églises et des hôpitaux : toujours prêt d’ailleurs à soutenir l’intérêt des chrétiens dans les affaires du gouvernement, et toujours le fidèle correspondant de Jérôme. Le christianisme, en pénétrant dans le patriciat romain, ce qu’il fit surtout vers la fin du IVe siècle, y produisit des effets vraiment singuliers. Enrichies à l’origine par la conquête violente et plus tard par la spoliation organisée des provinces, ces grandes maisons, une fois chrétiennes, semblèrent n’avoir plus d’autre idée que de se rabaisser. On eût dit une sorte de talion qu’elles s’imposaient à elles-mêmes au nom d’une religion sortie du sein des pauvres et du rang des nations conquises. La pauvreté devient comme un but vers lequel elles marchent de concert : elles se hâtent, elles précipitent leur ruine avec autant d’ardeur qu’elles en avaient mis jadis à entasser leurs prodigieuses richesses. Suivant une expression énergique, empruntée au langage du temps, « leur opulence, si longtemps le fléau des pauvres, veut en être la mamelle, et leurs palais de marbre aiment à se transformer en hospices du Christ. »

Je ne parlerai point du désespoir de Paula ni de celui d’Eustochium : Jérôme jette un voile sur leur douleur, comme le peintre antique sur la face d’Agamemnon devant le sacrifice d’Iphigénie. Il nous dit seulement que Paula trouva dans la conduite de Pammacbius tout le soulagement qu’une mère pouvait attendre. Plus il donnait, plus il dispersait, plus ces cœurs brisés semblaient recueillir de consolations et de grâces.

Un rayon de soleil vint enfin percer la sombre nuit qui enveloppait les cœurs aux couvens de Bethléem. Marié dans sa quatorzième année à Léta, fille d’Albinus, Toxotius devint père. J’ai dit que ce fils unique de Paula avait nourri longtemps de vives rancunes contre le christianisme, qui lui avait enlevé sa mère ; mais il les abjura à la voix de la femme qu’il aimait. Léta était pourtant fille d’un païen, et plus encore d’un pontife des dieux païens. Toutefois Albinus ne mettait dans l’observation de son culte ni fanatisme ni intolérance. Sa femme, morte alors, avait été chrétienne ; elle avait élevé ses filles dans la religion chrétienne, et elles avaient épousé indifféremment des païens ou des chrétiens, mais les païens s’étaient successivement convertis. Ces mariages mixtes, que les théologiens du temps appelaient matrimonium impar, loin de déplaire à l’église, étaient un des objets de sa sollicitude. L’apôtre Paul les avait recommandés aux premiers fidèles en disant qu’il en naîtrait des saints, et l’incrédule Toxotius offrait de cette vérité un nouvel et mémorable exemple. Son union avec Léta fut menacée d’abord de stérilité. Après plusieurs fausses couches coup sur coup, la jeune femme fit vœu, sur le tombeau d’un martyr, que, s’il lui naissait une fille, elle l’élèverait pour la vie religieuse : cette fille naquit, et Léta remplit sa promesse.

L’enfant fut nommée Paula, comme sa grand’mère, et la première parole que la mère lui apprit à former fut celle d’Alleluia. Jérôme, dans un tableau charmant, nous peint le pontife des dieux, entouré de sa postérité chrétienne, le nouveau-né sur ses genoux, l’écoutant avec délice balbutier le cri de triomphe des chrétiens. Cette naissance et cette consécration remplirent de joie, les hôtes de Bethléem. Jérôme y voyait déjà la conversion d’Albums, « Comme une sainte et fidèle maison, écrivait-il à Léta, sanctifie l’infidèle ! Albinus est déjà le candidat de la foi, une foule de fils et de petits-fils chrétiens l’assiègent : je crois, quant à moi, que, si Jupiter lui-même avait une telle famille, il se convertirait à Jésus-Christ ; Que le pontife éclate de rire et se moque de ma lettre, qu’il me déclare un homme stupide ou fou, je le lui permets ; son gendre Toxotius en faisait bien autant naguère ; On devient, on ne naît pas chrétien. Le Capitole et ses lambris dorés sont noircis par la rouille ; la mousse et les toiles d’araignée tapissent les temples de Rome ; la ville, sortie de ses fondemens, se déplace, et ses peuples passent comme un torrent devant les chapelles ruinées des dieux, pour courir aux tombeaux des martyrs. »

Léta, dans l’enivrement de son bonheur, rêvait déjà un plan d’éducation complet pour cette chrétienne au maillot, et elle pria sérieusement Jérôme de le lui tracer : prière maternelle dont celui-ci ne sourit point, et à laquelle il acquiesça avec sa grâce accoutumée. Il rédigea donc pour Léta sous forme de lettre un petit traité que nous avons encore, où il expose les principes qui devaient diriger l’enfance d’une Romaine dans les conditions de richesse, de rang, de vocation, que présentait l’héritière de Toxotius. On retrouverait au besoin dans cette aimable et sage lettre la trace des conseils de Paula et des désirs d’Eustochium, qui réclamait avant tout le monde l’éducation de sa nièce. Répondant à leur vœu commun, il disait à Léta : « Je crains qu’il ne te soit difficile, impossible même d’élever ta fille à Rome d’après ces règles, envoie-la à Bethléem, où sa grand’mère et sa tante la façonneront plus aisément et plus sûrement. Ce sera une perle précieuse sur le lit de Marie ; elle reposera dans la crèche de Jésus. Nourrie dans le monastère, au milieu du chœur des vierges, elle ne connaîtra ce monde qu’à travers la vie des anges… Eustochium veut l’avoir ; confie-lui cette petite, dont le vagissement seul est une prière au ciel pour toi. Que ton enfant voie, aime, admire, dès ses premiers regards, celle chez qui tout est enseignement de vertu : la parole, la tenue, la démarche ! Que cette nouvelle Paula soit bercée sur le sein de sa grand’mère, qui recommencera pour la petite-fille ce qu’elle a fait si heureusement pour la fille ! » Il revendiquait pour lui-même une part dans les soins, il serait le père nourricier de l’enfant, il serait son maître d’école ; il lui apprendrait à marcher, il lui apprendrait à parler et à lire. « Envoie-la-moi, écrivait-il, je la porterai sur mes épaules ; vieillard, je me ferai enfant avec elle, je balbutierai pour me plier à son langage, et, crois-le bien, je serai plus fier de mon emploi qu’Aristote ne le fut jamais du sien. Le philosophe du monde avait à instruire un roi de Macédoine, destiné à périr dans Babylone par le poison ; moi, je formerai le cœur d’une épouse du Christ, à qui la couronne du ciel ne manquera pas. » Ainsi leurs joies et leurs peines venaient toutes se confondre dans un commun sentiment de dévotion ardente et de tendre amitié.

Leur vœu d’ailleurs ne s’évanouit pas comme une vaine chimère. La jeune Paula, après avoir pris le voile des vierges, vint à Bethléem assister sa tante Eustochium dans la direction des monastères quand sa grand’mère n’était plus. Restée la dernière de la famille, elle put fermer les yeux de Jérôme.


IV

Au mois de mars de l’année 402, un événement imprévu (c’était un événement pour eux) jeta quelque inquiétude dans les couvens de Bethléem : Mélanie partit pour l’Italie et Rome, qu’elle n’avait pas revues depuis trente-sept ans. On donnait pour motif à son voyage soudainement résolu une affaire de famille dont voici le fond.

Ce fils unique que Mélanie avait abandonné à l’âge de cinq ans, le laissant à la tutelle du préteur urbain en compagnie de tous les orphelins de la ville, Publicola, avait secoué par l’énergie de son caractère les misères de l’abandon maternel. Il était devenu un homme considérable et considéré, et dans le sénat, dont son nom et sa fortune lui avaient ouvert les portes, on le comptait parmi les membres les plus éminens en honnêteté et en savoir. La ferveur chrétienne systématique, celle qui préconisait les doctrines absolues de renoncement à la famille et à soi-même, ne manqua pas d’attribuer la réussite du fils à la conduite de la mère. Elle voulut voir dans ce sacrifice du plus sacré des devoirs humains une sorte de mise en demeure faite à la Providence divine de prendre soin de l’enfant délaissé, mise en demeure à laquelle la Providence avait dignement répondu. Tels étaient les égaremens impies où le mysticisme entraînait des esprits orgueilleux ou faibles, et parfois aussi de beaux génies et de grands cœurs. Quant à Publicola, élevé dans le christianisme, il restait chrétien, chrétien fort tiède au jugement de sa mère, parce qu’il cherchait à garantir ses propres enfans des exagérations et des malheurs dont il avait été victime. De son mariage avec une riche patricienne nommée Albine, il lui était venu deux enfans, un fils puîné, appelé comme lui Publicola, et une fille à qui on avait donné le nom de son aïeule, et qui porte dans l’histoire celui de Mélanie-la-Jeune. L’opposition des caractères et du genre de vie n’avait point empêché qu’une correspondance respectueuse, assez suivie, n’existât entre Publicola et sa mère, et de la solitude du mont des Oliviers celle-ci dirigeait l’éducation chrétienne de sa petite-fille, dont elle domina peu à peu l’esprit et la volonté. Les qualités viriles qui distinguaient cette femme, son détachement de tout, son fanatisme, que ne déparaient point l’étrangeté de ses aventures dans tout l’Orient et sa vie monacale en Judée, avaient jeté sur elle un grand éclat, au moins dans la société chrétienne d’Occident. Vue de loin, Mélanie se dessinait comme un personnage idéal en dehors de toute comparaison au sein de la chrétienté. Ce sentiment d’admiration s’enracina de bonne heure chez la jeune Mélanie, qui se fit de son aïeule une sorte d’idole, malgré la dissemblance de leurs cœurs.

Arrivée à l’âge de treize ans, Publicola voulut la marier ; elle s’y refusa d’abord, encouragée par les exhortations de sa grand’mère, et prise, assurait-elle, d’un profond dégoût pour le mariage : ce dégoût ne persista pas quand elle eut connu son fiancé, et la grand-mère fut vaincue ; Le mari que Publicola offrait à sa fille était un jeune homme de dix-sept ans, fils d’un ancien préfet d’Afrique, et réunissant en lui toutes les conditions d’esprit, de fortune et de rang qui créent une grande position dans le monde : il se nommait Pinianus. Mélanie l’aima, et ils se marièrent ; mais leur union fut stérile. Au milieu de leur bonheur, qui ne connaissait que ce seul nuage, l’épouse se sentait tourmentée d’un désir indéfinissable de la vie solitaire ; elle en fit la confidence à son aïeule, qui ne manqua pas d’y reconnaître une vocation d’en haut et de l’exhorter à se séparer en amenant son mari à une résolution pareille. L’idée de se quitter cependant n’effraya pas moins l’un que l’autre. Publicola aussi, Albine, toute la famille, jetèrent les hauts cris au seul mot de séparation, déclarant qu’ils n’y consentiraient jamais, et qu’ils useraient de leur autorité domestique plutôt que de laisser rompre, pour un motif quelconque, une union si bien assortie. A côté de la séparation effective et réelle exigée par l’état monastique, il y avait une séparation fictive que comportaient les mœurs chrétiennes, et qui consistait à dissoudre le mariage sous le toit conjugal. Deux époux, en se liant par le vœu mutuel de continence, pouvaient changer en association fraternelle le lien que la loi romaine avait si admirablement défini « une communauté de la vie entière, une communication du droit divin et humain, à l’intention de créer une famille. » Cette séparation volontaire, il est vrai, était soumise à plus d’un retour, et le vœu religieux fondé sur elle exposé à plus d’un danger : les exemples de cette sorte de parjure n’étaient pas rares, même dans les rangs ecclésiastiques élevés, où la séparation des époux était d’obligation canonique ; mais Publicola n’était pas plus partisan de celle-ci que de la première. Resté en cela plus Romain que chrétien, il voulait une postérité. Au milieu de ce conflit, l’aïeule crut sa présence nécessaire pour « museler les bêtes féroces » (ce mot désignait les parens), et tracer aux jeunes époux la route qu’ils devaient suivre : la femme avait alors vingt ans, le mari en avait vingt-quatre.

L’idée en effet était bien digne du fanatisme de Mélanie : aller briser la famille de ses petits-fils, comme elle avait brisé la sienne ; mais un esprit de vertige précipitait la société romaine dans l’abîme, où les plus nobles instincts de l’âme concouraient à l’entraîner. La terrible Mélanie allait donc traverser les mers, après trente-sept ans d’absence, pour désunir deux époux qui s’aimaient. Ce n’était point là toutefois ce qui pouvait inquiéter les solitaires de Bethléem et ce qu’ils pouvaient blâmer dans leur ennemie, car, à la mesure près, moins excessive chez eux, ils partageaient, sur la perfection de la vie monastique, l’opinion de plus en plus générale dans l’église ; mais ils soupçonnèrent à ce voyage un second motif qui les touchait de près, et ils avaient bien deviné. C’était le moment de la plus grande lutte entre Rufin et Jérôme. Rufin, en 401, avait été retranché de la communion romaine ; le pape Anastase l’avait condamné en même temps qu’Origène, dont un décret de l’empereur Honorius venait de prohiber les livres ; enfin un effort tenté par Jean de Jérusalem auprès de l’évêque de Rome dans le but de réconcilier Rufin ne lui avait attiré qu’un refus énoncé en termes nets et sévères. Mélanie voulait essayer si par son influence directe, aidée d’une puissante parenté, elle n’apporterait pas un poids nouveau dans la balance des conseils de Rome : c’était dans le naufrage de son ami une dernière planche de salut.

Ses préparatifs furent bientôt faits, et elle alla s’embarquer, contre l’habitude, à Césarée, avec plusieurs saints, c’est-à-dire, en langage du temps, plusieurs moines ou prêtres, qui voulurent l’accompagner jusqu’en Occident. Après vingt jours d’une traversée heureuse, elle aborda à Naples, où l’attendait sa famille. Publicola, Albine, leur fille, leur gendre, et quelques sénateurs, ses parens, s’étaient rendus dans cette ville pour la recevoir. Tous à peu près étaient inconnus d’elle, et de sa famille elle n’avait jamais vu que son fils, qu’elle avait quitté à cinq ans. Ils venaient dans le plus grand appareil de leur rang, et elle arrivait dans le plus humble de celui qu’elle avait choisi ; mais les contrastes violens étaient dans sa nature. Mélanie avait alors soixante ans, et son teint, hâlé par le soleil d’Asie, était encadré de cheveux gris. Elle portait une robe de grosse laine sans aucun ornement, et par-dessus sa robe un court manteau d’étoffe si rustiquement tressée, qu’on l’eût prise pour une natte de cette sorte de jonc qu’on appelle sparte : le tout était de couleur brune. Elle avait aussi amené avec elle une bête (cheval ou mulet) qui lui servait de monture à Jérusalem, animal si chétif et si laid, au dire des témoins oculaires, que l’âne d’Italie le plus humble paraissait à côté un coursier superbe. Quand il fallut partir de Naples pour Rome, Mélanie traça elle-même son itinéraire à travers la Campanie, et fixa une première halte à Nole chez le sénateur Paulin, son parent, qui s’était construit à un mille de cette ville une solitude contiguë à la basilique du martyr Félix. Elle lui apportait de la part de Jean de Jérusalem un morceau du bois de la vraie croix, et de sa part à elle une tunique tissue en Judée avec des laines provenant vraisemblablement de quelque pâturage fameux dans la Bible.

Paulin, averti d’avance de son arrivée, lui fit une réception dont il nous a laissé le tableau dans une lettre écrite en belle prose, très recherchée, très contournée, à la mode du temps. Prosateur estimé et poète en vogue chez les païens avant d’avoir renoncé au monde, Paulin continuait de l’être chez les chrétiens, dont il célébrait en vers les mystères et chantait les saints, quoique dans ses nouveaux ouvrages les puristes, et son maître Ausone en tête, pussent lui reprocher de négliger la langue, de décolorer la poésie latine en s’abstenant par système des périphrases et de métaphores mythologiques qui en font le charme, et de commettre enfin contre les Muses de pieuses fautes de quantité.

Voici comment il nous décrit l’apparition de Mélanie et de son cortège à leur débouché dans la ville de Nole.

« Nulle part, dit-il, on ne vit contraste plus curieux et plus plein d’enseignement que celui de la mère et des fils, dans leur appareil et dans leur tenue, et ce contraste fit briller à tous les yeux la gloire du Seigneur. Mélanie arriva la première, assise sur un bourriquet maigre, plus vil que tous les ânes du monde, tandis que derrière elle les sénateurs de son cortège, rivalisant de magnificence, nous étalaient, à l’envi les uns des autres, toutes les pompes du siècle. La voie Appienne étincelait et gémissait à la fois sous la multitude de leurs chevaux superbement harnachés, sous le roulement des chars couverts d’or, le balancement des litières, le croisement des véhicules qui l’encombraient ; mais un seul rayon d’humilité chrétienne effaçait ces splendeurs de l’orgueil. Les riches admiraient celle qui était pauvre, les profanes celle qui était sainte, et elle, elle se moquait de leurs richesses. Nous vîmes là une confusion digne des triomphes de Dieu : l’or, la pourpre, la soie, s’abaissant devant la serge noire et usée et se faisant ses serviteurs ; nous bénîmes alors le Seigneur, qui rend sages ceux qui sont humbles, fait de l’humilité la suprême élévation, et laisse là les riches dans leur indigence. »

Paulin les reçut dans sa cabane, comme il l’appelait, cabane capable pourtant de les contenir tous avec leur suite, « les riches comme les saints. » C’était un grand bâtiment en forme de monastère à deux étages, séparés par un corridor longitudinal sur lequel s’ouvraient des cellules. Outre cette partie du logement qu’on appelait le cénacle, des salles spacieuses étaient consacrées aux réunions communes et à la table. De vastes portiques régnaient à l’extérieur. De deux petits jardins attenant à l’habitation, l’un, celui des légumes, était assez stérile et fort mal cultivé, de l’aveu même de Paulin ; l’autre, planté d’arbres fruitiers, communiquait avec la basilique de Saint-Félix, où les habitans de la maison avaient une entrée particulière. Paulin entretenait là quelques commensaux à demeure et des visiteurs plus nombreux qui, sans être moines, se pliaient comme lui aux pratiques de la vie ascétique. L’ancien sénateur que le vœu du peuple de Nole, ou plutôt sa violence, devait élever bientôt à l’épiscopat de cette ville avait alors, pour son occupation la plus active et la plus chère, la glorification du martyr Félix, dont les reliques étaient déposées dans la basilique voisine. Chaque année, par des constructions faites à ses frais, il ajoutait aux anciennes nefs des chapelles ou des nefs coordonnées avec les premières, et qui donnaient à l’ensemble l’apparence d’une petite ville. La quatrième venait à peine d’être terminée avec une magnificence tout impériale, que déjà une cinquième s’élevait au-dessus du sol. Félix était en effet le grand saint de la Campanie, et les vertus attribuées à son tombeau y attiraient une foule incessante de peuple. Les femmes croyaient lui devoir leurs enfans, les enfans la vie de leurs pères, le laboureur les moissons de son champ, le vigneron l’abondance de sa vigne, et Paulin lui-même vit dans ce puissant patron la main qui remontait les cordes de sa lyre, devenue chrétienne, et le ramenait dans les sentiers du Parnasse, qu’il n’osait pourtant plus nommer. Du cénacle et des parloirs, on entendait l’écho des chants de l’église. Quand la nuit fut venue, Mélanie se déroba à sa compagnie pour aller se joindre aux troupes d’enfans dont les chœurs retentissaient sous les voûtes de la basilique. Les autres visiteurs, gens du monde, d’un caractère et d’un genre de vie bien différens, ne l’imitèrent point ; ils s’abstinrent néanmoins de toute conversation et de tout bruit, tant que dura la sainte psalmodie. Une crainte religieuse semblait les tenir en respect : on eût dit qu’ils s’associaient au chant sacré par leur silence même.

Durant le séjour de Mélanie et de sa parenté au monastère de Saint-Félix, la sainte, comme on l’appelait, fut l’objet de respects qui touchaient à l’adoration. S’il faut en croire le récit de Paulin, empreint d’ailleurs de beaucoup d’exagération, il se passa là des choses étranges, et qui montrèrent, suivant son expression, le servage et l’abaissement de la soie devant la bure. Les hommes jetaient aux pieds de Mélanie leurs toges de pourpre pour qu’elle marchât dessus, les femmes leurs voiles de lin brodé d’or ; ils demandaient à se couvrir de ses haillons : on eût dit qu’ils voulaient se communiquer, en l’approchant, la contagion de la pauvreté. Paulin accueillit pour son église, comme un palladium chrétien, ce morceau de la vraie croix que lui envoyait Jean de Jérusalem. Il en détacha quelques parcelles pour ses plus chers amis, et fit enchâsser le reste dans un riche ostensoir, que l’église de Nole conserva longtemps. Quant à la tunique de laine de Judée, cadeau de Mélanie, après l’avoir portée quelquefois, il en fit don à Sulpice Sévère, le plus cher de ses amis.

La première des affaires qui avaient amené Mélanie à Rome, la séparation de sa petite-fille et de Pinianus, ne semblait pas la plus aisée, car il fallait lutter contre un père, contre une mère, contre les époux eux-mêmes, qu’une tendre affection liait l’un à l’autre : toutefois, avec le temps, avec cette inflexibilité de caractère qui ne se laissait jamais détourner du but, Mélanie, installée au sein de la famille qu’elle voulait désunir, y parvint, en partie du moins, comme nous le verrons.

L’autre affaire, sur laquelle elle comptait davantage, échoua tout au contraire, et échoua complètement. La situation des choses semblait pourtant s’être améliorée depuis son départ de Jérusalem. Une mort imprévue venait d’enlever Anastase, le 27 avril 402, après trois ans et quelques mois de pontificat, et Innocentius lui succédait. Or Mélanie, se fiant sur la marche ordinaire des choses qui veut que le successeur dans une grande fonction réagisse contre son prédécesseur, défasse ce que celui-ci a fait et accorde ce qu’il a refusé, Mélanie, dis-je, avait pu croire qu’il en serait ainsi à l’égard de Rufin, et qu’Anastase l’ayant excommunié malgré la lettre de communion octroyée par Siricius, Innocentius n’aurait rien de plus pressé que de lever l’excommunication d’Anastase, surtout quand on lui en prouverait l’injustice. C’est de quoi elle se chargeait, et déjà elle se réjouissait de l’absolution de son ami, obtenue, pensait-elle, par son crédit et par ses soins. Mélanie se trompa cette fois. La question de doctrine était trop grave, et la cour pontificale trop engagée. Rufin, sommé de venir se justifier devant le pape, avait blessé par un refus hautain la discipline que Rome travaillait à établir autour d’elle ; en second lieu, il avait été condamné dans un synode, et enfin l’empereur Honorius, conformément à la double décision du synode et de l’évêque, avait interdit la lecture d’Origène et la propagation de ses écrits : Rufin se trouvait englobé dans les dispositions du décret. Vainement Mélanie voulut-elle l’emporter de haute lutte près d’Innocentius en faisant mouvoir tous les ennemis de Jérôme, elle rencontrait partout ses amis, Pammachius, Marcella, Fabiola, toute l’église domestique qui l’avait admirée si longtemps, et qui la rejetait aujourd’hui de son sein. Il est même douteux que Rufin excommunié ait pu la venir visiter à Rome, le pouvoir temporel prêtant la main dans ces circonstances aux interdictions spirituelles. Devenue plus implacable encore par cet échec, elle attisait en tout lieu contre Jérôme le feu de la haine ; elle ne vivait qu’avec ses adversaires, et l’histoire nous la montre dans l’intimité de cet Apronianus à qui Rufin avait dédié son Apologie. Apronianus, dont la conversion, comme je l’ai dit, avait été commencée par le prêtre d’Aquilée, portait encore en ce temps la robe des catéchumènes. Sa dévotion était sincère, ainsi que celle de sa femme et de sa fille, qu’il aimait tendrement. Tous trois écoutaient à l’égal d’un docteur de l’église cette Mélanie qui avait vécu près des plus grands docteurs et visité les plus grands solitaires ; mais ils l’écoutèrent trop. Elle leur prêcha tant et si bien les délices de la vie monastique, qu’à son départ de Rome Apronianus et sa femme vivaient séparés et que leur fille était dans un cloître.

Le monde traversait alors une des plus sombres époques auxquelles la Providence l’eût encore réservé. Jamais la vie humaine n’avait été si précaire. La société politique n’attendait plus de lendemain. Chaque instant voyait tomber quelque morceau de l’édifice que la vertu romaine avait mis dix siècles à construire, et qu’elle s’était plu à croire éternel. Les attaques des barbares de toute race, Germains, Sarmates, Huns, Saxons, Éthiopiens, Numides, sur toute la circonférence de l’empire, étaient devenues journalières, ou plutôt il n’y en avait plus qu’une seule, générale, incessante. C’était maintenant vers l’Italie et Rome, cœur du monde romain, que la barbarie concentrait ses forces les plus irrésistibles. En 401, Alaric avait pénétré jusque dans la Vénétie ; en 402, il était maître des rives du Pô et marchait sur Rome, quand Stilicon le vainquit à Pollentia. En 406, Radghaise arrivait plus près : c’est à Fésules, au-delà de Florence, que le même Stilicon l’arrêta. Le dernier jour de cette année néfaste, les Vandales, les Alains, les Suevès, franchissaient le Rhin et inondaient la Gaule et l’Espagne, bientôt perdues pour l’empire. Quelques mois plus tard, ce fut le tour de la Bretagne, qui se déclara indépendante. Enfin, et, comme pronostic des dernières ruines, l’esprit de vertige s’emparait du gouvernement romain : Stilicon était assassiné par les ordres d’Honorius, son pupille et son gendre, et l’Italie resta sans défense. Alaric alors reparut. L’insolent barbare, qui ne trouva plus d’ennemis à combattre, rançonna Rome, et l’épargna, gardant sous sa main la ville maîtresse du monde, comme un jouet pour ses colères, ou un enjeu pour ses caprices de gloire.

Ces faits portaient avec eux une signification éclatante, et la cause en était claire pour des yeux non prévenus. La faiblesse du gouvernement romain, l’incapacité des empereurs, la discorde des ministres, les intrigues d’une cour peuplée d’eunuques et d’étrangers, et avant tout la mauvaise politique qui livrait l’aigle romaine à la garde des barbares, suffisaient pour tout expliquer ; mais le IVe siècle, absorbé par les passions religieuses, ne voulait rien voir dans les événemens de la terre qui ne vînt du ciel. A la faveur des malheurs publics qui le fortifiaient, le paganisme, relevant la tête, accusait le culte chrétien des maux de la patrie : tombé, aux jours prospères, par l’indifférence et le mépris de ses adorateurs, il se retrempait par la haine dans les calamités du temps présent. Le christianisme de son côté reprochait aux païens d’avoir excité la colère de Dieu, d’abord par leurs persécutions sanguinaires, puis par leur incrédulité opiniâtre ou leur scepticisme hautain. D’un camp à l’autre, on se faisait une guerre d’argumentation, d’injures, de menaces ; on se faisait aussi une guerre de prophéties. Les polythéistes déterraient des oracles annonçant à point, nommé la fin de la religion du Christ et l’anéantissement des chrétiens. Ceux-ci, les livres juifs et chrétiens à la main, proclamaient la chute prochaine de l’empire ; beaucoup y ajoutaient la ruine du monde actuel et l’avènement de l’antechrist. Les millénaires chassés de l’église y reparaissaient en grand nombre : le désordre était partout, dans les croyances comme dans les choses. Mélanie appartenait à cette secte, ou du moins elle avait apporté d’Orient on ne sait quel système de révélations apocalyptiques que son esprit ingénieux appliquait aux événemens présens, et elle laissa dans Rome près de beaucoup de gens la réputation d’une prophétesse.

« Mes enfans, disait-elle à sa famille, il y a bientôt quatre cents ans qu’il a été écrit : « La dernière heure approche. » Comment donc voulez-vous toujours rester dans les vanités de cette vie ? L’antechrist va paraître, ne redoutez-vous pas sa venue ? Des malheurs sans nombre s’apprêtent à fondre sur vous, et vous croyez jouir des richesses que vos ancêtres vous ont laissées ! » Ces paroles, redites à tout propos et avec l’autorité d’une voyante, ne furent pas sans effet sur l’esprit de la jeune Mélanie et de son mari. Ils vendirent leurs biens malgré l’opposition de Publicola, leur père ; l’aïeule l’emporta. C’est ce qui s’appelait, dans le langage des mystiques destructeurs de la famille, livrer combat aux bêtes farouches du siècle. Toutefois la jeune épouse ne céda pas sans résistance ; elle demandait grâce pour une maison de1 campagne qu’elle aimait (peut-être celle où elle avait passé ses premières années, peut-être celle où elle avait connu son mari) ; l’aïeule fut inflexible, il fallut tout vendre. Alors elle les entraîna à sa suite en Sicile, où Rufin vint les rejoindre, puis en Afrique.

Publicola, resté à Rome, y mourut peu de temps après. Mélanie supporta cette perte avec une constance plus que virile. « Elle retint son affliction dans le silence, nous dit Paulin, quoiqu’elle ne pût refuser quelques larmes aux entrailles maternelles. » Augustin, qui la vit en cet état, loue beaucoup son calme courage, et, dans une lettre à ce même Paulin, il la propose comme exemple aux personnes du monde, pour bien gouverner leur douleur. « Mélanie, écrit-il, avait ressenti d’abord l’émotion du sang et de la nature ; mais elle ne fut plus touchée bientôt que d’un regret spirituel. Les larmes qu’elle versa eurent moins pour cause la perte d’un fils unique disparu de ce monde (accident tout humain) que la promptitude de cette mort, qui l’avait surpris encore enveloppé dans les liens du siècle. Ce qui affligeait cette pieuse mère, ce qui excitait ses lamentations, c’est que Dieu n’avait pas attendu pour prendre son fils que ce fils, obéissant aux désirs maternels, eût jeté bas la toge du magistrat pour le cilice du moine et préféré la solitude du cloître aux splendeurs du sénat. » Ainsi raisonnaient dans cette période d’abandon de soi-même et de son pays les plus grands saints de l’église, et l’orgueilleuse Mélanie croyait se grandir en refoulant dans son âme tous les instincts de la nature, les plus amers comme les plus doux.

Elle se trouva, par la mort de son fils, complètement maîtresse du sort de sa petite-fille et de Pinianus. Déjà elle avait obtenu une grande victoire : c’est que les deux époux fissent vœu de continence, sans rompre cependant la vie commune ; elle échoua pour le reste, et les efforts de ses intolérans auxiliaires échouèrent aussi. Pinianus et sa femme eurent bien des assauts à soutenir contre ce fanatisme du temps qui ne voulait laisser dans le cœur des hommes aucune affection humaine, même la plus légitime, même la plus sainte. Le mari soutint presque un siège contre les habitans d’Hippone, qui s’étaient mis en tête de le faire prêtre malgré lui, et la femme dut implorer avec larmes la protection d’Augustin et le pardon de son amour. L’aïeule, voyant que, malgré tous leurs mérites et toute leur obéissance, elle ne pouvait arracher à ses petits-fils ce dernier sacrifice de leur ensevelissement dans un cloître, secoua sur eux la poussière de ses sandales et repartit pour Jérusalem.

Elle vécut là quelque temps, solitaire, silencieuse et déjà morte au siècle. De son couvent du mont des Oliviers, comme d’un observatoire qui dominait les tempêtes du monde, elle suivait de l’œil la ruine de l’empire, et, le livre de l’Apocalypse à la main, elle en notait les degrés. Abîmée dans la contemplation des desseins de Dieu et insensible aux souffrances des hommes, cette sibylle des temps chrétiens s’éteignit au milieu de son travail, quarante jours environ après son retour dans la ville sainte.


V

Tandis que ces événemens se passaient à Rome, de grandes douleurs envahissaient les monastères de Bethléem, et les intrigues de Mélanie, la nouvelle défaite de Rufin, le nouveau triomphe de Jérôme, trouvaient à peine une place au milieu de préoccupations plus poignantes. La mort semblait s’acharner sur la famille de Paula, où les catastrophes se succédaient avec une rapidité effrayante. La tombe s’était à peine fermée sur Pauline que Rufina y descendait à son tour. C’était cette jeune fille, non encore nubile au départ de Paula, qui, debout sur le rivage, tandis que le navire s’éloignait, semblait envoyer ce reproche à sa mère à travers les flots : « Attends au moins que je sois mariée ! » Paula fut plus sensible à cette mort qu’elle ne l’avait été à toutes les autres : « Sa pieuse âme, nous dit Jérôme, en resta consternée. » Ces chagrins, joints à des indispositions répétées et à des excès de jeûne, ruinèrent sa santé, et vers la fin de l’année 403 elle prit le lit pour ne le plus quitter.

Sa maladie fut longue et douloureuse : la fièvre, qu’aucun soin ne put dompter, consuma ses forces jusqu’au bout. Durant tout ce temps, Eustochium montra quels trésors de tendresse et de sollicitude renfermait ce cœur que dirigeait une si austère raison. Elle semblait avoir pris domicile au chevet de sa mère ; elle la gardait d’un œil jaloux, tantôt soutenant sur des coussins sa tête vacillante, tantôt renouvelant l’air autour d’elle avec un éventail, tantôt réchauffant ses pieds, qu’un froid sinistre gagnait peu à peu. C’était elle qui faisait tiédir l’eau que Paula devait boire, qui lui présentait sa nourriture, qui faisait son lit, et nulle autre qu’elle n’avait le droit de la servir. La malade s’endormait-elle quelques instans, Eustochium courait à la crèche du Sauveur, mêlant les remèdes du ciel à ceux de la terre et suppliant Dieu avec larmes de la faire partir la première. Cependant le mal marchait toujours ; les extrémités de la malade devinrent glacées, la vie s’était refoulée au cœur. Paula comprit que sa fin approchait, et, avec la joie calme d’un voyageur qui est sûr de rentrer au gîte, elle se mit à réciter ces versets du Psalmiste : « Seigneur, j’ai aimé la beauté de votre maison et le lieu où habite votre gloire. — Que vos tabernacles sont aimables, ô Seigneur des vertus ! Mon âme les désire et défaille à leur aspect. — J’ai voulu vivre pauvre et méprisée dans la maison de mon Dieu plutôt que d’être riche au domicile des méchans. » Lorsqu’elle avait fini le dernier verset, elle reprenait le premier. On lui fit quelques demandes auxquelles elle ne répondit pas. Jérôme alors, s’approchant de son lit, lui demanda avec douceur pourquoi elle se taisait et si elle souffrait. « Non, lui dit Paula en langue grecque, je ne souffre pas ; j’entrevois au contraire, je ressens déjà une paix immense. » Ce furent là ses dernières paroles. Fermant les yeux comme si elle eût voulu échapper au spectacle de la terre, elle ne fit plus que murmurer d’une voix de plus en plus faible les trois versets de psaume qui flottaient dans son souvenir. Son doigt, qu’elle tenait sur ses lèvres, y traçait incessamment le signe de la croix. Bientôt la respiration devint plus âpre, et l’agonie commença. Dans ce suprême combat du corps contre l’âme qui va le quitter, elle s’efforçait de redire en mots entrecoupés ces versets qu’elle aimait, et le dernier cri de sa vie, nous dit son biographe, fut encore une louange au Seigneur. Enfin elle expira le mardi 26 janvier de l’année 404, au moment où le soleil venait de se coucher. Elle avait alors cinquante-six ans et huit mois ; il y avait dix-huit ans qu’elle était arrivée en Orient et seize qu’elle habitait Bethléem.

Paula était morte, et l’on n’entendit autour d’elle ni lamentation ni plainte ; mais un concert de psaumes chantés dans toutes les langues de l’Orient et de l’Occident éclata tout à coup et remplit de ses échos la cellule et le monastère. Pendant sa longue maladie, dont on ne prévoyait que trop la fin, les évêques étaient accourus de tous les diocèses environnans, et Jean de Jérusalem, réconcilié, lui rendit les derniers devoirs. Quand elle eut été ensevelie, les évêques la déposèrent eux-mêmes dans le cercueil, et, élevant ce cercueil au-dessus de leurs têtes, ils le portèrent du monastère à l’église, tandis que 4’autres tenaient des lampes et des torches allumées. Placée au centre de la basilique, Paula y resta exposée pendant trois jours, le visage découvert. La mort n’avait altéré ni la gravité de son maintien ni la beauté calme de ses traits ; seulement elle était plus pâle et semblait dormir.

On peut dire que la Palestine entière assista à ses funérailles. Il n’y eut pas un couvent de moines, pas un monastère de nonnes, qui ne voulût s’y transporter, pas un ermite qui ne sortît de sa solitude pour rendre le suprême honneur à une pareille femme : y manquer eût paru un sacrilège. Les pauvres surtout et les veuves s’y trouvèrent en foule innombrable ; ils montraient les vêtemens qu’elle leur avait donnés ; ils l’appelaient leur mère et leur nourrice. Après trois jours d’une psalmodie continue en hébreu, en grec, en latin, en syriaque, on reprit le cercueil pour le descendre dans la crypte où se trouvait la crèche du Sauveur. Une place avait été creusée à quelque distance, dans le flanc du rocher : c’est là que fut introduit le cercueil, puis une dalle de pierre scellée au roc ferma provisoirement l’excavation. Pendant ces funèbres journées, Eustochium, toujours près de sa mère, ne l’avait pas plus quittée morte que vivante ; elle lui baisait les yeux, elle se collait à son visage, et quand il fallut mettre le cercueil en terre, elle se précipita dessus. violemment, l’enserrant de ses bras et demandant à être enterrée avec lui.

Jérôme était là, soutenu par un devoir plus grand que sa peine ; mais cette âme altière, faite pour la lutte, qui cherchait les douleurs afin de les surmonter, et regardait les épreuves comme des grâces, ne put supporter celle-ci quand le devoir eut cessé de parler. Sa pensée ne se détournait plus de la perte qu’il avait faite ; il était inconsolable comme Rachel, dont il avait poussé le cri dans le voisinage de Rama. Tous ses travaux restaient abandonnés, et dans l’intimité de ses relations il ne craignait pas de montrer la plaie saignante de son cœur. Il écrivait, quelques mois après, à Théophile d’Alexandrie, qui réclamait de lui un travail commencé : « Je n’ai rien pu faire, même sur les Écritures, depuis la mort de la sainte et vénérable Paula. Le chagrin m’accable. Tu sais qu’elle était ma consolation et celle des saints, qui trouvaient en elle une mère dévouée et vigilante. » Il dit encore dans un autre endroit qu’il resta longtemps dans le silence de l’accablement, « non pas certes qu’il doutât de la résurrection, dont l’espérance nous console, mais parce que dans la mort de Paula il entrevoyait celle de leurs monastères. » Enfin Eustochium essaya de le tirer de cet affaissement, et elle le fit en lui parlant de sa mère : elle le pria de composer son éloge funèbre, afin que cette sainte mémoire ne périt pas avec eux. Ce fut comme un trait de lumière pour Jérôme ; il tenta d’écrire, mais il le tenta vainement. Chaque fois qu’il saisissait ses tablettes pour travailler à cet éloge, ses doigts se raidissaient, et le style lui tombait des mains ; son esprit se trouvait sans force, ou la douleur le suffoquait. Il prit enfin le parti de dicter, et, par un effort surhumain, il rédigea en deux veilles de nuit le livre que nous avons encore, où il retrace toute la vie de Paula depuis son enfance jusqu’à ses derniers momens, livre qui m’a servi de guide dans ces récits. Il l’adressa sous forme de lettre à la vierge Eustochium. Il commençait ainsi : « Quand tout mon être deviendrait langue et voix, je ne suffirais pas à proclamer dignement les vertus de la vénérable Paula. Noble par la naissance, plus noble par la sainteté, puissante jadis par ses richesses, plus illustre maintenant par sa pauvreté dans le Christ, la fille des Gracques et des Scipions, l’héritière de Paul-Emile, dont elle porte le nom, la vraie et directe descendante de Marcia Papyria, mère de l’Africain, a préféré Bethléem à Rome et un toit de boue aux faîtes éclatans des palais. Nous ne pleurons pas de ce que nous l’avons perdue, nous remercions Dieu de l’avoir possédée. Que dis-je ? nous la possédons toujours, car tout vit par l’esprit de Dieu, et les élus qui retournent à lui restent encore dans la famille de ceux qu’il aime.

« J’atteste Jésus et ses saints, j’atteste surtout l’ange particulier qui fut le gardien et le compagnon de cette admirable femme, je les atteste tous, que la faveur, — encore moins la flatterie, — ne guidera point ma langue. Tout ce que je dirai, je le dirai sous la foi du témoignage, et ce que je dirai est encore bien loin de ses mérites, que l’univers célèbre, que les prêtres admirent, que les vierges prennent pour modèle, que la troupe des moines et des pauvres poursuit de larmes amères ; un seul mot résume toutes ses vertus, elle est morte plus indigente que les pauvres à qui elle a été enlevée.

« Je laisse à d’autres le soin de remonter au berceau de sa race, de nous montrer au foyer de Blésille et de Rogatus, parmi les images des ancêtres, d’un côté la lignée des Gracques, de l’autre celle d’Agamemnon et les reliques dû siège de Troie. Nous ne louons, nous, que ce qui appartient à l’homme et ce qui découle des plus pures sources du cœur. Les apôtres demandaient un jour au Sauveur ce qui leur reviendrait, s’ils abandonnaient leurs biens pour le suivre : « Le centuple aujourd’hui, leur répondit-il, et après, la vie éternelle. » Nous apprenons par là que la gloire n’est pas de posséder la richesse, mais de la mépriser au nom du Christ, de s’enfler des grandeurs et des dignités, mais de les mettre sous ses pieds au nom de la foi ; voilà le bien présent que promettait Jésus. Se donner à lui, c’est échanger la gloriole d’une ville pour l’estime de l’univers. Habitante de Rome, Paula n’était point connue hors de Rome ; elle se cache à Bethléem, et la chrétienté barbare et romaine tout entière l’admire. Quelle région en effet, quel peuple, quelle race n’envoie pas ses enfans aux saints lieux ? Or, parmi les merveilles humaines, que voyait-on au-dessus de Paula ? Ainsi resplendit dans un collier de perles la perle la plus précieuse ; ainsi un rayon de soleil efface les humbles flambeaux de la nuit. Paula voulait être la dernière, et tout le monde l’a proclamée la première ; plus elle se cachait, plus elle apparaissait aux regards. Si noble par elle-même, elle avait épousé Toxotius, dont la généalogie remontait aux Énée et aux Jules. De là vient que sa fille, la vierge du Christ, Eustochium, s’appelle aussi Julia. Cela est grand sans doute, mais plus grand à dédaigner qu’à porter… »

Jérôme suit Paula dans toutes les phases de sa vie : son mariage, sa viduité, sa consécration à l’état religieux, ses douleurs de famille et la persécution de ses proches ; puis il raconte son départ de Rome, leur commun voyage en terre sainte, leur visite aux solitudes de Nitrie, leur séjour à Bethléem. C’est le fil de vingt années passées l’un près de l’autre qu’il se plaît à dérouler devant cette amie absente. Il n’oublie rien : Paula revit dans son récit ; elle marche, elle parle, on entend les austères leçons que sa bouche adresse à ses nonnes, ses controverses avec des moines hérétiques, et jusqu’aux douces saillies de cet esprit sans fiel. Le deuil des enfans, les langueurs de la maladie, les derniers combats de la mort, tout est rappelé, tout est décrit avec larmes. Souvenirs sacrés d’un ami, destinés à réveiller ceux d’une fille et à se confondre avec eux ! C’est en lisant ces suprêmes confidences de l’ami à la fille, en face de la mort et sous les yeux de Dieu, que tout doute s’effacerait au besoin sur la sainteté de leur affection. L’ouvrage porte d’ailleurs l’empreinte de ce qu’il devait être et de ce qu’il est réellement. « Sur l’on désir, dit-il à Eustochium, j’ai dicté ce livre en deux veilles de nuit, car je n’ai jamais pu l’écrire ;… la pointe de mon style glissait sur la cire, et la vie me quittait. Tu ne trouveras donc ici qu’un discours inculte, sans élégance, sans choix d’expression, mais tu y trouveras la pensée et le cœur de celui qui l’a fait…

« Jésus m’est témoin, ajoute Jérôme en terminant, que Paula n’a pas laissé à sa fille un écu, mais qu’elle lui a laissé beaucoup de dettes, et, ce qui est plus lourd que des dettes, un peuple de frères et de sœurs qu’il est bien difficile de nourrir, qu’il serait impie de renvoyer. Est-il un spectacle de vertu comparable à celui-ci ? Une femme de la plus noble famille, de la plus grande opulence, tellement dépouillée par sa foi qu’elle meurt dans un degré de misère extrême ! Que d’autres se vantent de l’argent et du bronze qu’ils accumulent dans le trésor de Dieu, qu’ils étalent aux voûtes des églises leurs dons votifs pendant à des chaînes d’or : personne n’a plus donné aux pauvres que celle qui ne s’est rien réservé. Sois tranquille, Eustochium ; te voilà riche d’un grand héritage, le Seigneur est ton lot, et, pour compléter ton opulence, ta mère vient d’être couronnée par un long martyre, car ne crois pas que l’effusion du sang soit le seul caractère de la confession : on confesse aussi le Seigneur par la servitude immaculée de son âme, par le martyre quotidien du dévouement. Si la confession sanglante a sa couronne tressée de roses et de violettes, le lis est pour la confession du cœur. Les deux couronnes, celle de la paix et celle du combat, sont également admises dans le concours des récompenses célestes. Ta mère a entendu la voix qui disait à Abraham : « Sors de ton pays et de ta famille. » Elle a entendu cet autre cri poussé par la bouche du prophète : « Fuyez du milieu de Babylone et sauvez vos âmes. » Elle est partie, elle n’a point regardé derrière elle ; elle n’a point regretté les délices de l’Égypte, et son pied n’a pas touché de nouveau la Chaldée. Escortée d’un chœur de vierges, elle est venue se faire près de cette étable la compatriote du Sauveur.

« O Paula, adieu ! Soutiens par tes prières la vieillesse défaillante de celui qui te vénère et qui t’aime. Associée au Christ par le mérite de la foi et des œuvres, et présente au tribunal du juge, plaide pour moi : ta voix sera plus puissante là-haut qu’elle n’aurait pu l’être ici-bas ! » Puis, en proie à une de ces réminiscences classiques qui s’agitaient tumultueusement dans sa mémoire, mêlées au langage des prophètes, et qui le ressaisissaient aux momens de grande émotion, il s’écrie avec la conscience de sa gloire : « J’ai achevé un monument plus durable que l’airain, une œuvre que le temps ne détruira point. J’ai écrit ces pages pour toi, et j’ai gravé ton éloge sur ton sépulcre, afin que, en quelque lieu que parvienne ce livre, on sache que tu as été louée à Bethléem, et que ta cendre repose à Bethléem. »

Il prit ensuite les dernières dispositions pour la demeure mortuaire de Paula. La chambre sépulcrale qui devait contenir le tombeau fut taillée dans le roc vif, tout près de la grotte où lui-même avait placé son lieu favori de méditation et de travail. Elle s’ouvrait sur une galerie naturelle qui conduisait de cette grotte à la crypte de la Nativité. Lui-même aussi composa, comme il nous le dit, les inscriptions qui la décorèrent. La première, gravée sur le tombeau, portait « que la femme qui dormait là de son sommeil en Dieu était petite-fille de Scipion, de Paul-Émile et des Gracques par sa mère, d’Agamemnon par son père ; qu’elle s’appelait Paula du nom de sa famille ; qu’elle était la mère d’Eustochium et la première matrone du sénat romain ; qu’ayant embrassé la pauvreté du Christ, elle était venue habiter les campagnes de Bethléem. »

Cette inscription était en vers latins hexamètres. Une seconde, également en vers, fut placée au fronton de la chambre sépulcrale. Elle disait : « Passant, vois-tu ce petit sépulcre creusé par le ciseau dans le rocher ? C’est la demeure passagère de Paula, qui habite les royaumes célestes. Frère, enfans, richesse, patrie, Rome enfin, elle avait tout quitté pour venir vivre, près de la sainte caverne, à Bethléem. Elle y repose à son tour. Là-bas est le berceau du Christ, plus loin les mages ont offert à l’Homme-Dieu les dons mystiques de la foi : ici est le tombeau de Paula. »

Au-dessous, on lisait ces lignes écrites en prose : « Sainte et bienheureuse, elle s’est endormie, le sept des calendes de février, après le coucher du soleil ; elle a été ensevelie le cinq, Honorius-Auguste étant consul pour la septième fois, Aristenète pour la première. »

Quitte de ses devoirs envers une mémoire sacrée, Jérôme put ramener ses regards à loisir sur lui-même, sur leur commune entreprise, sur leurs espérances déçues. Dans cette association de deux grands cœurs, les vulgaires calculs de l’intérêt n’avaient jamais pris place, et guère plus la prévoyance humaine. Le petit patrimoine de Dalmatie avait passé jusqu’à la dernière obole dans le monastère de Jérôme, sans regret pour son frère ni pour lui. La fortune de Paula et d’Eustochium s’était également fondue dans des aumônes parfois confuses et excessives, mais qui étaient toujours de la charité. Qu’allaient-ils devenir tous ? -Chasserait-il de leurs cellules, faute de pouvoir les nourrir, ces moines qui se formaient près de lui au goût des lettres en même temps qu’à l’orthodoxie de la foi ? Eustochium fermerait-elle aussi les couvens de sa mère ? Rejetterait-elle dans les dangers du siècle ces cinquante vierges dont elle s’était conservé la direction particulière, et qui étaient ses sœurs et ses filles ? Qui distribuerait du pain aux pauvres qui assiégeaient leur porte chaque matin ? Qui couvrirait la nudité des orphelins et des veuves ? Voilà ce que Jérôme se demandait avec épouvante. Il se demandait encore si ce gouvernement des monastères, qu’Eustochium avait partagé avec Paula, ne serait pas une trop lourde, charge pour elle seule, si débile de corps. Ne s’effraierait-elle pas d’une responsabilité terrible à tous les yeux ? Sa famille enfin, ses amis de Rome, ne réussiraient-ils pas à l’y ramener ? L’idée d’une dernière séparation à son âge, et sous le poids de tant d’infirmités, lui semblait plus cruelle que la mort.

Les pensées qui tourmentaient Jérôme agitaient, aussi l’esprit calme et réfléchi d’Eustochium dans la solitude de son deuil. Elle prit enfin un parti, comme elle savait les prendre, et se remit tranquillement à ses travaux. Jérôme un jour la vit entrer chez lui, tenant à la main le livre de Ruth, qu’elle le pria de lui expliquer. Elle semblait lui dire, comme autrefois, dans ces mêmes campagnes de Bethléem, la douce Moabite à Noémi : « Où vous irez, j’irai ; où vous demeurerez, j’y veux demeurer avec vous. Votre peuple sera mon peuple, et votre Dieu sera mon Dieu. »


AMEDEE THIERRY.

  1. Voyez la Revue du 1er juillet 1865 ; voyez aussi, pour le commencement de la série, la Revue du 1er septembre, du 15 novembre 1864, du 1er mai 1865.
  2. « Si… et Bethléem meam in alia reperire possem parte terrarum. » (Hier., ep. 86.)
  3. Revue du 1er septembre 1864.
  4. O Jane, a tergo quem nulla ciconia plusit. Pars. I, 45.