Récits du Labrador/Le Goëland

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L'Imprimerie canadienne (p. 17-29).


LE GOËLAND


Avez-vous tué des anglais ? Moi, j’en ai occis des monceaux. Je n’ai pas ménagé davantage les irlandais, quoiqu’ils soient beaucoup plus difficiles à tirer à cause de leur rouerie infiniment plus développée.

Ces deux oiseaux — je me hâte de vous dire qu’il s’agit de goëlands — sont, avec les maringouins, puces, punaises et autres insectes innommables, les plaies vives du Labrador.

Avant d’aller plus loin, je crois utile de vous expliquer que le mot anglais, ainsi que le dénominatif irlandais, dont je me suis servi dès le début de ce récit, sont deux métaphores audacieuses, d’un goût suffisamment germanique pour être appréciées. J’ajoute que la première désigne le grand goëland à manteau noir — larus marinus (Linnée) ; — la seconde, le goëland à manteau gris ou à dos bleuâtre, que Brunn a bien voulu baptiser des noms de larus argentatus et de larus glaucus.

Cette œuvre de prudence accomplie, — œuvre sans laquelle on m’eût accusé, peut-être, du meurtre de MM. Stephens ou McShane,[1] — il me reste à vous dire pour quel motif le goëland à manteau noir a eu l’honneur d’être traité en compatriote de la plus intéressante de ces deux personnalités estimables.

Il y a une quarantaine d’années, une frégate anglaise, — ce sont les gens de la côte qui le disent, — se perdit corps et biens sur un récif du golfe. La mer jeta au plain une foule de cadavres et, lorsque les pêcheurs vinrent inhumer les malheureuses victimes de la tempête et de la brume, ils furent obligés de ravir ces pauvres corps à une nuée de goëlands à manteau noir qui se disputaient la chair de ces tristes épaves. Les pêcheurs de cette époque les appelèrent mangeurs d’Anglais. Depuis, un besoin de concision particulier aux gens de mer fit disparaître une partie de l’épithète primitive et aujourd’hui l’on dit seulement : des anglais.

Pourquoi appelle-t-on irlandais les goëlands à manteau gris ? Je ne sais trop. Je crois, cependant, que c’est à cause de la différence d’instinct qui sépare les deux espèces. Peut-être est-ce une allusion délicate au home rule, les goëlands à manteau gris paraissant avoir, sur les sommets des épinettes qui couvrent les îles du groupe Mingan, un gouvernement autonome, étranger aux turpitudes traditionnelles de leurs voisins à manteau noir.

Tous les goëlands sont des bandits, des bandits de la pire espèce.

Leur vol est puissant, leur vigueur très grande : aussi en abusent-ils à tout propos contre les faibles.

D’une prudence qui touche à la lâcheté lorsqu’ils ont affaire à un adversaire courageux ou bien armé, ils sont également d’une hypocrisie de Brahme et d’une indiscrétion de détective. Une barge de pêche, un canot de chasse, une tente de voyageur les exaspèrent.

Si vous tentez d’approcher des loups-marins échoués sur les roches, d’un camp de gibier nageant sur les bords de l’eau, gardez-vous avec soin des goëlands, car, s’ils vous aperçoivent, votre présence sera signalée immédiatement par les cris les plus variés et les plus discordants et, quelques savantes que soient vos manœuvres vous perdrez votre temps et vos peines. Les animaux de mer et de grève sont habitués à ces dénonciations : aucun ne s’y trompe et tous en profitent avec une désespérante célérité.

Oh ! les irlandais du diable ! Oh ! les ''anglais maudits ! comme on le dit sur la côte.

Je crois que ces oiseaux ne dorment jamais. On les entend toute la nuit, croassant, jappant, hurlant, hululant et miaulant à qui mieux mieux, surtout s’ils aperçoivent votre feu de veille. Ils imitent tous les cris les moins harmonieux, quelquefois avec une telle perfection qu’il est difficile de savoir si l’on n’est pas à proximité de chats, de chiens, de loups-marins, de hiboux ou de corbeaux. Il est impossible de faire cesser cet infernal tapage. Combien de fois me suis-je levé, la nuit, distribuant à tort et à travers les coups de carabine dans l’espoir d’effrayer ces animaux odieux et de ne plus les entendre ? C’était peine perdue. Quelques minutes après la dernière détonation, le vacarme recommençait de plus belle.

Le goëland est d’une rare gloutonnerie. Putréfaction ou chair fraîche, il avale tout, il digère tout. Il détruit une quantité énorme de crabes, d’oursins, de homards et même de poissons, surtout d’anguilles, qu’il attrape fort adroitement au milieu des algues, car il ne plonge jamais.

Rien n’est plus curieux que de le voir lutter avec un homard de forte taille.

Ce crustacé, ainsi que chacun peut le savoir, possède deux pinces antérieures d’une force extrême et qui sont disposées de telle manière qu’il ne peut les ramener au-dessus du thorax, ni les diriger latéralement. Il doit toujours prendre en avant et faire face à l’ennemi. C’est pour cette cause qu’il abrite sous une roche creuse ou dans un trou l’appendice testacé que l’on appelle sa queue, ne laissant paraître au dehors que les formidables tenailles qui lui servent à livrer bataille et à s’emparer de sa proie.

Mais le homard a des faiblesses et, vers le soir, surtout à la saison des amours, il abandonne son repaire et va chercher, au milieu des herbes à outardes (zostères), qui tapissent le fond des anses, la satisfaction de ses plus légitimes appétits. C’est alors que le goëland roublard et qui se rit des plus tendres sentiments entre en scène à la marée basse. Il vient se poser à très petite distance du homard resté presque à sec et semble se préoccuper uniquement de fouiller les herbes pour y découvrir un mollusque timide. Puis, s’approchant peu à peu, cauteleusement, il saisit par la queue le pauvre diable de crustacé et le hale très rapidement sur une des roches plates qui émergent, à l’ordinaire, au milieu de la vase et des aigues des baies du Labrador. Une fois rendu là, il immobilise sa victime en la renversant sur le dos et lui brise le test à grands coups de son bec solide et dur comme un pic de mineur.

Avec les oursins, les crabes et les petits homards, il use du procédé qu’a signalé pour la première fois le bon Jean de La Fontaine, de fablière mémoire. Il s’en saisit, s’élève avec eux à une certaine hauteur dans l’espace et les laisse retomber sur les roches, où leur enveloppe testacée se brise en mille pièces.

Le goëland, pour satisfaire sa gloutonnerie, ne s’en tient pas seulement aux crustacés, aux mollusques et aux poissons : il détruit, en outre, une quantité considérable de jeune gibier.

Les toutes petites moniacs (canard eider, somateria mollissima) ont beaucoup à souffrir de ses déprédations et de son peu de respect et de pitié pour l’enfance. Il les gruge sans merci et toujours avec cet air hypocrite de derviche qu’on ne saurait lui pardonner. C’est à peine si la pauvre mère moniac a le temps de s’apercevoir du cruel destin de sa progéniture.

Lorsqu’il avise une nichée de ces jeunes oiseaux, il vient se poser bruyamment à quelques pas d’eux. Ceux-ci, effrayés, plongent immédiatement et, suivant leur coutume invariable, se dispersent sous l’eau. Le goëland, qui a l’œil très puissant, suit cette manœuvre de près et, lorsque le petit palmipède revient à la surface, il s’en saisit avant qu’il l’ait atteinte. Puis il l’avale sous l’eau, dissimulant ainsi son crime, qu’il renouvelle aussi souvent qu’il le peut sans s’exposer aux coups de bec de la mère, peu clairvoyante, mais très robuste, qui n’hésite pas à le charger vigoureusement aussitôt qu’elle s’est rendu compte de son malheur.

Le goëland n’exerce pas de déprédations et ne satisfait pas sa gloutonnerie seulement sur les eaux marines. Il remonte aussi les rivières et se rend souvent jusqu’aux lacs les plus éloignés. Il est un des principaux agents de la dispersion des poissons dans les eaux douces. Il transporte, collés à ses pattes par des mucosités particulières ou emmagasinés dans son estomac, des œufs de poissons qu’il dépose ou dégorge avant qu’ils n’aient été décomposés par les agents extérieurs ou altérés par les sucs gastriques. C’est ainsi qu’une multitude de réservoirs séparés de toutes les sources poissonneuses se sont peuplés d’espèces variées. C’est ainsi, également, selon toute vraisemblance, que certaines espèces, exclusivement marines, comme le hareng, ou marines et fluviales comme l’éperlan, se sont acclimatées dans des lacs d’eau douce, où elles semblent n’avoir éprouvé encore que de très légères modifications, malgré le changement de milieu et des reproductions successives déjà anciennes.

Le goëland semble monogame, mais il est si vicieux, par ailleurs, que je ne serais nullement surpris qu’il ne jouât la continence et ne soit le plus impudique des époux. Il construit — je parle ici de la variété à manteau noir, de l’anglais — sur les roches nues ou la mousse qui en recouvre les sommets, un nid qui lui fait peu d’honneur, tant il est de facture lâchée.

Sa femelle y dépose trois œufs d’un blanc ou d’un bleuâtre sale tacheté de brun, surtout au gros bout. L’irlandais, plus fin, a délaissé les roches où il nichait autrefois, et se bâtit, depuis quelques années, des nids sur le haut des épinettes décapitées par le vent. Les conifères de l’archipel Mingan sont couverts de ces oiseaux, que l’on est tenté de prendre pour de gros flocons de neige, lorsqu’on les aperçoit du large.

Les œufs de goëlands, quoiqu’un peu rouges, sont parfaits au goût, surtout en omelette ; aussi sont-ils enlevés avec frénésie par les pêcheurs de toutes nationalités qui hantent les parages du golfe. Ce n’est point là un grand malheur, il y a toujours trop de goëlands. Mais il est fâcheux que les étrangers prennent une si large part à cette récolte toujours très fructueuse, les œufs ayant de nombreux usages culinaires et industriels.

Un jour ou deux après l’éclosion des œufs, les jeunes goëlands sont assez vigoureux pour sortir du nid et se cacher dans les anfractuosités du sol lorsqu’un danger les menace. À cette époque de leur vie, leur langage semble peu développé et se réduit à un caquetage assez désobligeant qui exprime leurs craintes, qu’ils manifestent aussi, à la façon des conscrits sur le champ de bataille. Cependant ils comprennent déjà fort bien les paroles que laissent tomber, en volant au-dessus d’eux, des parents ou des amis pleins de vigilance. Une intonation les immobilise, une autre les incite à se cacher, une autre les fait courir et leur indique qu’ils doivent prendre la mer sans délai. Ils restent près d’une année entière dans cet état d’infériorité et ce n’est que lorsqu’ils ont perdu toutes les plumes grises de l’enfance qu’ils acquièrent le complément d’instruction qui leur manque. Ils deviennent alors aussi éloquents et aussi canailles que leurs aînés. Le chasseur enfin, achève leur éducation à coups de fusil et, quand ils échappent au plomb une fois ou deux sans trop d’avaries, ils deviennent inabordables.

Le jeune anglais et le jeune irlandais sont un mets fort agréable, s’ils sont rôtis avec des pommes de terre quelques jours avant qu’ils puissent voler. Leur chair est, à ce moment, encore très tendre, sans aucun goût d’huile ou de poisson, et rappelle d’assez près le poulet rôti. Plus tard elle devient coriace, très dure et d’une saveur atroce. Leurs parents les nourrissent abondamment de poisson frais, de crustacés sortant de l’eau, de mollusques tout bâillants. Jamais ils ne leur servent de chair putréfiée, et l’entraînement que les larinés de ce genre éprouvent pour les corps pourris paraît être une dépravation particulière à leur âge adulte et à leur âge mûr.

Le goëland, que je crois mauvais époux, est également assez mauvais père. Il défend sa progéniture en planant, en tournoyant au-dessus d’elle à une très grande hauteur et en assourdissant de cris variés et désagréables le chasseur qui la poursuit. La femelle semble s’y intéresser devantage et fait mine, lorsque vous tournez le dos ou que vous avez le soleil dans les yeux, de fondre sur vous du haut des airs, comme eût dit M. de Chateaubriand ; mais elle renouvelle rarement cette mauvaise manœuvre, qui lui vaut toujours un coup de fusil. Puis, une fois les petits capturés et tout espoir d’effrayer ou d’attendrir le chasseur s’étant envolé, père et mère en prennent leur parti sur-le-champ avec la plus complête philosophie et s’éloignent gravement, sans précipitation, d’un vol égal, mesuré, et en croassant des notes en gamme mineure très sombre, sans doute les requiescant des goëlands destinés à reposer, sur un lit de patates et de lard, dans l’estomac insatiable des chasseurs.

Ils abondent, malgré l’enlèvement de leurs œufs, dans le golfe Saint-Laurent. Certaines îles, comme l’île Nue du groupe de Mingan, quelques pointes, comme celles d’Anticosti, en sont littéralement couvertes à la saison de la ponte. Malgré cette abondance, il est très difficile de les atteindre, tant ils sont défiants et toujours sur le qui-vive. Ils mesurent avec une étonnante précision la distance qui les sépare du chasseur, et il est très rare que l’on puisse les tirer à plomb à bonne portée. Ce sont des oiseaux superbes, surtout les manteaux noirs, dont l’envergure atteint quelquefois cinq pieds et demi. Leurs bouts d’ailes servent à confectionner de magnifiques plumeaux ; leur fémur, des tuyaux de pipes estimés, et je m’étonne que leurs plumes blanches, fort belles et très ornementales, ne soient pas employées par l’industrie des plumes de luxe.

Les goëlands possèdent des connaissances spéciales en météorologie ; du moins, certaines de leurs habitudes fournissent de précieuses indications pour la connaissance du temps.

C’est ainsi, par exemple, que, tous les soirs, ceux d’entre eux, que n’embarrassent pas les soins d’une famille, se réunissent en troupes assez nombreuses et vont se poser sur une roche moussue pour y passer la nuit ; quelle que soit la direction du vent à l’heure où ils passent, il soufflera le lendemain dans le sens qu’ils ont adopté pour leur course de la veille. Lorsqu’ils volent à de grandes hauteurs, si vous êtes au large, veillez sur votre voiture, car vous ne tarderez pas à être contraint d’amener de la toile : c’est le signe des grandes brises.

Quand vous les verrez se poser sur l’eau à la recherche des capelans, des lançons et des harengs étourdis et meurtris par la poursuite des gibbars, il fera beau. Si, au contraire, ils rasent la surface sans s’y arrêter, défiez-vous de la pluie ou de la brume : l’une et l’autre ne sont pas loin.

N’avoir restreint en rien la destruction du goëland et de ses œufs, est l’une des gloires de l’ancienne loi de chasse, qui, hélas ! en compte bien peu.

L’intelligence qu’elle a déployée en cette circonstance, le poison délétère qu’elle a trouvé et l’accès de haute philanthropie dont elle a fait preuve en nous autorisant à manger en toute saison les volailles que nous élevons dans nos basses-cours, feront oublier bien des fautes et pardonner bien des écarts.

Une fois morte, c’est-à-dire abrogée — n’est-ce point ainsi que l’on désigne le décès d’une loi ? — nous pourrons la laisser reposer en paix. Nous pourrons même, — il faut avoir des égards pour tout ce qui fut puissant en ce monde, — chercher un conseiller législatif à l’âme candide qui prononcera, sur la cave où seront enfouis les derniers exemplaires de cette loi sans pareille, une oraison funèbre peu compliquée, mais très attendrie.

  1. Note de la rédaction — M. Stephens, — député anglais possédant une grande fortune et l’éducation d’un irsute — M. MacShane — ancien maire de Montréal, très populaire.