Récits du Labrador/Mon Curé

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L'Imprimerie canadienne (p. 9-15).


MON CURÉ


C’était le 23 janvier 189… Le temps était affreux, le froid était intense, la tempête rugissait au-dessus du bois où j’étais campé, broyant dans ses rafales furieuses le sommet des épinettes déjà alourdi par le givre.

On n’eût pas osé mettre dehors une bête puante.

Couché sous ma tente, moelleusement étendu sur un lit de branches flexibles de sapin baumier, les pieds contre mon poêle qui ronflait en répandant une douce chaleur sous mon abri de coton rendu imperméable par la neige qui s’était agglomérée autour de lui, j’écoutais passer la tempête et je rêvais.

À quoi rêvais-je ? Je ne sais. Sans doute à l’étrange bonheur que j’éprouve toujours à me sentir seul, dans le bois, loin des imbéciles et surtout des gens d’esprit. Tout à coup la porte de ma tente s’ouvrit brusquement et un bloc de glace se précipita vers mon poêle, dont il paraissait résolu à accaparer toute la chaleur. Bientôt il commença à fondre et, grâce aux travaux de déblaiement particulier auxquels il se livrait, je ne tardai pas à distinguer une barbe châtain, des yeux de même nuance et des cheveux d’une teinte plus foncée.

J’avais vu s’opérer en silence la métamorphose qui s’accomplissait sous mes yeux. Je m’étais contenté de m’arracher entièrement à mon horizontalité pour emplir le poêle de combustible et obtenir un redoublement de chaleur favorable à la fonte du personnage englaçonné que j’avais devant moi.

Cependant, le déblaiement continuait, la fonte s’activait, le glaçon se transformait rapidement et je commençais à percevoir les traits d’un compagnon de chasse, d’un ami qui m’était et qui m’est encore bien cher.

— Eh ! quoi, c’est vous ?

— Oui, c’est moi, me répondit mon curé — car c’était mon curé !

— Venez-vous tendre près de mon chemin de chasse, dis-je ? Il y a quelques martres.

— Non. Je fais ma mission.

— Votre mission !! — Je le crus fou, — Connaîtriez-vous, par hasard, quelque chapelle sur mon portage ? Venez-vous pour me convertir ? Vous choisissez joliment bien votre temps !

Il parut légèrement embarrassé, puis il se mit à rire.

— J’ai faim, dit-il, avez-vous quelque chose de bon à m’offrir ?

— J’ai lièvre et perdrix, voire même une truite, si le cœur vous en dit, et, par-dessus le tout, une goutte d’un whiskey suave.

— Un coup ! C’est parfait. J’en prendrais bien un de suite, si vous le vouliez ?

J’atteignis ma bouteille sans mot dire et la lui passai.

Il se versa une rasade de laïque sans scrupule, et la but d’un trait.

— Ça va mieux, dit-il, et maintenant j’ai envie de faire un somme, pendant que vous allez préparer le dîner. Vous me pardonnez, n’est-ce pas ? Puis, s’étendant sur le lit de sapin, il s’endormit sur-le-champ.

Je me mis en devoir de confectionner le repas, et, pendant que cuisaient les perdrix et que bouillait l’eau destinée à infuser le thé, je regardais dormir mon ami.

L’abbé N… est un jeune homme ; à peine a-t-il trente-trois ans.

Petit de taille, mais bien pris, brun de cheveux et de barbe, l’œil bien ouvert, le regard franc et décidé. Pendant qu’il dormait, je me demandais vainement quel pouvait être le motif qui l’avait poussé à faire quinze ou vingt lieues en plein bois pour venir me rejoindre, et par un temps pareil. La tempête durait depuis trois jours. Il avait dû coucher à la belle étoile, n’ayant, pour lutter contre le froid à geler un ours blanc qui sévissait alors, qu’un maigre feu de veille ; — et je les connais, les feux de veille : on y grille d’un côté pendant qu’on s’y gèle de l’autre. — Il avait dû marcher trois jours, en levant, à chaque pas, la neige qui ne cessait de s’abattre en gros flocons. Enfin il avait exposé sa peau, sa peau de curé, — une peau bien précieuse, s’il faut en croire le père Lacasse, — et cela, dans quel but ?

Une entorse, la fracture d’un membre, la perte de sa boîte d’allumettes ; c’était la mort !

Ce n’était pas le premier prêtre que je voyais s’exposer ainsi. J’en ai vu sur le champ de bataille. J’en ai vu revenir de Chine et d’Afrique tout maculés, tout glorieux des cicatrices du martyr. Mais celui-là me semblait plus fort que les autres : nul ne le voyait, nul même n’eût compris sa mort, peut-être l’eût-on blâmé, peut-être s’en fût-on moqué et l’eût-on traité de fou. Le soupçon m’en était bien venu, à moi, et, en le regardant dormir, j’en avais honte car je le connaissais.

Mais pourquoi était-il venu me rejoindre ?

Pendant que je me livrais à ces pensées, les perdrix rôties à point avaient fait place dans la poêle aux truites promises. Entourées et bordées de lard frais, elles laissaient entendre le grésillement si doux de la cuisson finale, et le thé répandait son arôme invitant. J’hésitai quelques minutes à réveiller mon curé. Je m’y décidai néanmoins, car il devait avoir plus grand besoin de manger encore que de dormir.

Malgré sa fatigue, il s’éveilla au premier appel, et tout joyeux se mit à dévorer. Le repas fini, il alluma sa pipe, je roulai une cigarette et de nouveau lui demandai le but de sa visite. Il ne répondit pas et fit glisser la conversation du côté de la chasse, dont il était, comme moi, amateur fort enthousiaste.

— Quel dommage que je ne puisse rester avec vous ! Mais il faut que je retourne à M… La femme de C… est malade d’une manière inquiétante ; peut-être va-t-elle faire le grand portage, et il faut que j’y sois.

Le lendemain, après déjeuner, il se remit en route. Le vent était tombé, mais les chemins étaient encore mous et nos raquettes enfonçaient, à chaque enjambée, de six à huit pouces dans la neige. Après lui avoir fait la conduite jusqu’à l’extrémité de mon chemin de chasse, je le quittai et je revins vers ma tente, où je rentrai à la nuit tombante, après avoir dégagé mes pièges et relevé mes attrapes, que la tempête des jours précédents avait ensevelis sous la neige.

Un mois après, un chasseur, qui tendait au printemps quelques lieues au-dessus de moi, passa par ma tente et me remit une lettre de ma femme, que j’avais laissée à L. P… Je sus alors pourquoi j’avais eu la visite de mon curé.

J’appartiens à la catégorie des gens que persécute le guignon, et, sans doute à cause de cela, la voix publique me tue tous les ans, à des dates à peu près fixes. Lorsqu’elle me fait grâce du trépas et me laisse le bénéfice du doute, elle n’en répand pas moins le bruit que je suis, tout au moins, en danger de mort. En général, on me tue pendant l’été, époque de la navigation où je suis toujours emporté, paraît-il, par le premier coup de vent qui passe. Cette année-là, après m’avoir noyé par le travers de la Pointe-aux-Anglais, un peu au-dessous de Natashquan, — la Renommée, mécontente, sans doute, de son insuccès des jours chauds, publiait en hiver que, blessé au pied et sans provisions, j’allais mourir en plein bois et sans revoir la mer. Mon curé l’avait appris et, seul, — tout le monde ayant refusé de l’accompagner à cause de la tempête, — sans autre outil que sa hache de chasse, sans comestibles de route, il s’était mis en chemin par ces jours de temps épouvantable, jouant sa vie pour venir à mon aide. Il m’avait trouvé rêvant et était reparti sans rien me dire du dévouement qui l’avait amené jusqu’à moi.

Quelquefois, je pense à lui, quand la neige tombe et que le vent plie la tige des arbres, et mes yeux deviennent humides !

Et vous, chers lecteurs, que dites-vous de mon curé du Labrador ?