Récits laurentiens/Le colon Lévesque

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Récits laurentiensFrères des écoles chrétiennes (p. 161-185).




Tu nous quittes donc aujourd’hui, mon pauvre Jean-Baptiste ?…

— Il le faut bien, monsieur le Curé !… Je n’ai plus rien à moi à Saint-Hilaire.

— Pauvre Jean-Baptiste !…

— Oui, c’est vrai, je suis bien à plaindre. Un homme tout seul, ça se réchappe toujours !… Mais avec sept enfants, ce n’est pas bien gai de s’en aller recommencer avec pas cent piastres dans sa poche !…

— Ton frère a donc été dur jusqu’au bout ?…

— Jusqu’au bout !… Il n’a même pas voulu me laisser prendre la voiture, — ma voiture — pour gagner la station. C’est Pierre Larivée qui nous mène… C’est dur, monsieur le Curé, d’avoir travaillé pour rien, quinze ans de temps !… Je veux bien que le Bon Dieu lui pardonne, mais ça lui portera pas chance, à Honoré, ce coup-là !…

Une larme parut à l’œil cave du vieux prêtre. Sa main tremblante posa le bréviaire sur le bureau.

— Jean-Baptiste, je ne t’oublierai pas, je prierai pour toi et le Bon Dieu t’aidera, car tu as toujours été un honnête homme et un bon chrétien. Bonne conscience vaut mieux que beaucoup d’argent ; c’est la meilleure richesse ! Souffre courageusement cette grande épreuve et ne doute jamais de la Providence !…

En serrant la main de son paroissien, le curé y glissa quelques billets de dix.

— Prends ça, Jean-Baptiste. Aux jours de ta prospérité, tu venais joyeusement me payer ta dîme, et les meilleures pommes de ton verger étaient pour moi !… Aujourd’hui que tu es malheureux, je veux faire ma part pour t’aider. Et puis, ajouta-t-il en se couvrant, je ne laisserai pas partir ta famille sans la bénir !

Ils sortirent ensemble du presbytère. Le long du trottoir stationnait une boîte carrée peinte en bleu, pleine de petites têtes perdues dans la laine, avec, au milieu, la femme, mince et pâle dans son manteau gris.

Le curé adressa quelques bonnes paroles à la mère, puis tous les petits s’agenouillèrent comme ils purent pour recevoir la bénédiction du vieillard dont les paroles montaient douces et ouatées comme son haleine dans cette froide atmosphère de janvier. Une dernière poignée de main. Les grelots sonnèrent et la voiture partit laissant deux traces brillantes sur la neige durcie. Un long moment le curé suivit des yeux l’attelage qui emportait de Saint-Hilaire, Jean-Baptiste Lévesque et sa famille. Puis, à pas lents, il rentra chez lui, repassant dans son esprit les circonstances de ce triste exode.

Beaucoup de misères, hélas ! empoisonnent la vie en ce monde mauvais, mais, vraiment, celle-là dépassait la mesure !

Jean-Baptiste cultivait depuis quinze ans le bien des Lévesque dans le rang des Quarante, tout au pied de la montagne de Belœil. Le père, le vieux Lévesque, depuis longtemps réduit à l’impuissance, habitait avec lui. Jean-Baptiste le soignait avec dévoûment tout en faisant valoir de son mieux l’alluvion caillouteuse de son lot et le beau verger dont le produit formait le plus clair de son revenu. Malgré l’absence de papiers notariés, Jean-Baptiste était pour tous le vrai propriétaire, car, un jour, à la suite d’une querelle avec le père, Honoré, l’aîné, avait pris la route des États. On n’entendit plus parler de lui jusqu’au moment où le vieillard baissant graduellement, le fugitif revint — bien changé — s’asseoir au foyer des Lévesque. Il fut accueilli de tous avec ce tact suprême de la vraie charité, sans une question, sans un reproche, comme si rien ne s’était passé, comme s’il fût revenu d’une promenade de trois jours. Ce qui suivit est un des banals chapitres de la méchanceté humaine : manœuvres habiles pour surprendre les faibles facultés du vieillard ; intervention opportune d’un quelconque notaire, venu de Montréal pour faire signer au malade, en l’absence de Jean-Baptiste, une donation complète en faveur de l’aîné ! Le père mort et le testament ouvert, Honoré avait donné à son frère huit jours pour déguerpir avec ce que lui, célibataire, appelait brutalement « sa bande de morveux » !

Un missionnaire colonisateur connut cette grande misère et offrit ses bons offices pour assurer au proscrit des facilités de transport et un bon lot dans les terres nouvelles.

Et voilà pourquoi, par cette matinée d’hiver, le pauvre Lévesque quittait pour toujours Saint-Hilaire, sa montagne, son verger, le pâturage en pente où le printemps semait les cornets écarlates des ancolies et d’où, l’été venu, l’on voyait le Richelieu profond couler tout d’argent sur le damier des champs, et les deux églises de Saint-Hilaire et de Belœil, face à face et toutes pareilles, se regarder inlassablement dans le même miroir !… Ces images, incrustées dans sa mémoire, Jean-Baptiste les emportait dans le Nord lointain où il allait, triste mais résolu, chercher le pain de ses sept enfants…

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La route qui va de Ville-Marie, sur le lac Témiscamingue, vers le lac des Quinze, traverse une magnifique région légèrement accidentée, région agricole où le sol est gras de l’argile et de l’humus des siècles, où la forêt alterne sans cesse avec les beaux champs tout verts. De-ci de-là, des villages tout neufs se groupent autour de petites églises de bois aux naïfs clochers où chantent, aux heures des angélus, les voix clairettes des cloches encore ravies dans la gloire d’un récent baptême. Après la courbe molle du val où Lorrainville la blanche rassemble ses terres opulentes et ses maisons coquettes, voici le plateau de Saint-Isidore, puis Mont-Carmel. Ici la forêt se fait plus pressante autour des défrichements timides, et il est évident que ce sont là les avant-postes de la grande armée des colons qui déferle irrésistiblement sur le domaine du traiteur et du forestier.


Un à un les enfants sortirent et l’entourèrent, timides et heureux.

Par ce beau soir de fin juin, une voiture roulait à bonne allure entre les champs semés de souches et de roches fraîchement dénudées par l’incendie. À côté d’un vieux prêtre tout blanc, un Oblat dont le grand crucifix s’allumait par instants, conduisait l’attelage.

La route avait été longue et ils ne parlaient plus, regardant descendre le soleil derrière la ligne des fûts noircis qui hachait l’horizon. Des deux côtés, au pied des saules lustrés, toute la folle végétation de cette fin de printemps jaillissait en feuilles et en fleurs, opposant l’or des populages au rose tendre des églantiers, étendant des colonies jusque sous les pieds des chevaux qui faisaient voler sans bruit derrière eux le sable gris de la route. Plus de vraies maisons aux gaies couleurs, plus de toits à lucarnes, plus de galeries à colonnettes, mais seulement des maisons de bois rond, construites sans autre outil que la hache, simples structures formées de billes équarries sur deux faces et engagées en queue d’aronde.

— Nous approchons, monsieur le Curé.

— Tant mieux, Père, il me tarde de serrer la main de ce pauvre Jean-Baptiste !… Vous ne le connaissez pas personnellement ?…

— Non, monsieur le Curé.

— Il vous surprendra au premier abord : il n’est pas bel homme et de plus, le travail et la souffrance l’ont profondément marqué. Mais c’est une âme de beauté, une âme naturellement et simplement héroïque, une âme comme nous en rencontrons peu dans notre ministère… Et d’ailleurs, vous verrez vous-même !…

Brusquement la route tourna à droite, se rétrécit en un chemin herbu courant au petit bonheur sur le dos des coteaux, frôlant les souches et descendant carrément dans le lit des ruisseaux. Au haut d’une montée un peu raide, l’horizon s’élargit tout à coup, découvrant un plateau uni encadré de tous côtés par des rochers abrupts, dénudés, blanchis par le feu des abattis. Le Père commanda les chevaux qui s’arrêtèrent, et étendit la main :

— C’est là !…

Au travers des troncs à demi carbonisés mais encore debout, on voyait en effet, — toutes seulettes dans ce que le regard embrassait — la maison et la grange du colon Lévesque. Le soleil de six heures gaufrait dans la lumière les pièces de la charpente, incendiait le carreau unique encadré dans le biseautage des billes, jouait sur la canistre à lait et la chaudière renversée sur son piquet. Tout, aux alentours, parlait de mort et d’espérances, de ruine et de conquête. À dix pas, des souches ; plus loin, des souches encore, mutilées, écorcées, mais encore fortement chevillées à la terre, dernier effort d’une nature millénaire mais condamnée, qui voudrait ne pas mourir !…

Après avoir descendu et remonté au grand trot une profonde coulée, la voiture prit à droite et s’arrêta devant l’humble logis.

— C’est bien ici que demeure monsieur Jean-Baptiste Lévesque, dit le Père en sautant à terre.

— Oui, mon Père, répondit une femme, à l’instant apparue au cadre de la porte avec un enfant dans ses bras… Mais, c’est monsieur le curé de Saint-Hilaire !… En voilà au moins, de la belle visite !…

Celle qui venait de parler représentait un type remarquable de la vraie femme canadienne : yeux vifs et profonds, figure animée, bandeaux réguliers et bien tendus, d’un beau brun, encadrant régulièrement le front luisant pour s’aller résoudre en arrière en un petit chignon net et solide. Les pommettes un peu saillantes, le creux des joues et quelques rides disaient la fatigue des courageuses maternités.

Le vieux prêtre était déjà descendu. Un à un les enfants sortirent et l’entourèrent, timides et heureux. Tout ce petit monde, — dix, bien comptés — était merveilleux de tenue ! Chose étonnante, en ce coin perdu du Témiscamingue où personne ne passe, à cette heure avancée de la journée et dans l’ambiance du charbon d’abattis ! Quelques-uns étaient chaussés ; les autres montraient sans honte de jolis petits pieds blancs qui, vraiment, ne faisaient rien regretter. Tous étaient soigneusement peignés. L’on sentait que dans leur dénuement ces pauvres gens s’accordaient — et pour eux seuls — le luxe pas cher d’une exquise propreté.

La femme, émue, présentait ses enfants au prêtre qui les reconnaissait, les caressait l’un après l’autre, tandis que l’Oblat, aidé des petits gars, dételait les chevaux.

— Comment trouvez-vous mes grandes filles ? continua la mère. Marie a douze ans, à c’t’heure, et elle me vaut une femme. Et puis Ernestine, et puis Philomène ?… Ma petite Blanche, la reconnaissez-vous ? C’est ma religieuse, celle-là ! Quand on a fini la prière, elle continue toujours après les autres. C’est peut-être bien de l’hypocrisie ! ajouta la mère avec un sourire qui était le plus formel des démentis…

— Oh ! non ! On n’est pas hypocrite à cet âge-là ! interjeta une petite vieille qui venait d’apparaître sur le seuil. Sa figure, toute ridée, se dissimulait au fond d’une coiffe noire, et dans ses bras elle tenait un bébé d’un an qui suçait son doigt.

— C’est maman, expliqua madame Lévesque. Elle est venue m’aider, rapport à ce bébé-là — elle montrait le poupon sur son bras — que le bon Dieu nous a envoyé il y a trois semaines.

Il restait encore deux bambins, un petit blond avec des cheveux demi-longs, et un autre dont les yeux noirs s’obombraient d’une mélancolie bien anormale à cet âge. Le premier portait une combinaison de coutil clair ; l’autre était habillé de noir.

— Ces deux-là, je ne les connais pas !…

— Vous les avez baptisés, monsieur le Curé. Ils sont nés en-bas, mais ils étaient bébés quand on est parti. Ce petit blond-là s’appelle Lucien ; le noir, c’est mon Jean. Il est bien permis de l’aimer plus que les autres, le pauvre petit : il a été si longtemps malade qu’il est resté infirme !…

L’enfant, en effet, avait un pied bot. Le curé l’enleva dans ses bras, et comme il l’embrassait, il se souvint d’une page attendrissante lue aux heures tranquilles du presbytère, où Dickens raconte Tiny Tim, un petit infirme comme celui-ci, et son influence assainissante et bénissante au foyer des Cratchit. Il pensa que sur tous les rameaux de l’arbre humain, même les plus forts en sève, il y a des boutons qui ne s’ouvrent pas, des existences mutilées dès le germe, des êtres de souffrance que Dieu met là comme des crucifix vivants pour rappeler la grande loi de l’expiation, pour multiplier l’amour et la charité !…

Le curé avait encore le petit Jean dans ses bras quand Lévesque et son garçon parurent au coin de la grange. Ils rejoignirent l’Oblat qui revenait de l’écurie et tous trois marchèrent vers la maison. De loin, le colon avait reconnu le prêtre. Sans embarras comme sans hâte, ayant planté sa hache dans une souche, il enleva sa casquette et vint serrer la main de son ancien curé.

Lévesque portait un pantalon de couleur indécise qui se perdait aux genoux dans les bottes sauvages retenues par des cordons de cuir. Sa chemise brune était usée, charbonnée ; une casquette informe et terreuse lui couvrait les yeux. Une barbe blonde et rare, longue d’une semaine, ne parvenait pas à masquer son visage, un maigre visage aux traits tombants que les mouches, les horribles petites mouches noires avaient travaillé, gonflant les paupières, tuméfiant le menton et la nuque. Une déviation du cou, assez marquée, accentuait encore, s’il était possible, l’air de détresse de ce masque de souffrance.

Le curé frémit involontairement.

— Mon brave Jean-Baptiste, je suis bien heureux de te retrouver après deux ans. Sais-tu que je m’en viens souper chez toi ?

— Vous aurez un pauvre souper, monsieur le Curé, mais c’est offert de grand cœur. Je suis bien content de pouvoir vous remercier de vos bontés pour la famille.

Déjà, discrètement, la mère, la grand’mère et la petite Marie se multipliaient pour faire face à la situation inattendue : donner à manger à deux messieurs prêtres !

— Ne parlons plus de ça, Jean-Baptiste, continua le vieillard. Comment te trouves-tu au Témiscamingue ?

— Pas riche encore, comme vous voyez. Mais le bon Dieu nous a aidés et les enfants ont toujours mangé trois fois par jour.

Et le colon, heureux de pouvoir s’épancher dans un cœur ami, se mit à raconter l’histoire, toujours la même, des vaincus qui vont recommencer leur vie dans les pays de colonisation.

— Quand je suis parti de Saint-Hilaire, vous m’avez dit que vous penseriez à moi. Je crois que vous y avez pensé en effette !

— Cela va sans dire !… Et la preuve que je ne t’ai pas oublié, c’est que me voilà… As-tu un bon lot ?

— Un bon lot, oui. Je devrais dire deux, puisque monsieur le curé de Mont-Carmel m’en a fait avoir un autre pour mon Joseph. C’est un vaillant petit gars que j’ai là, vous savez !… Il travaille avec moi dans le brûlé toute la journée, et le soir, après le souper, il prend sa hache et s’en va sur son lot à lui. Quand je lui dis que c’est trop travailler pour un enfant de quatorze ans, savez-vous ce qu’il me répond ?… « Faut bien que ça se fasse ! »…

En regardant Joseph qui, penché au-dessus d’un plat sur le seuil, se lavait énergiquement la figure avec ses mains, le curé songeait à la profondeur de ce mot d’enfant : Faut bien que ça se fasse !… Oh ! la force obscure, anonyme, mais irrésistible, qui pousse en avant ces Français d’Amérique !… Il faut que la forêt recule pour que la race avance !… Il faut que de nouveaux sillons s’ouvrent dans les lointains du Nord, car il s’en ferme dans les vieilles paroisses et aux abords des villes… Il faut bien que ça se fasse !… Oui ! Pour que la sainte simplicité de mœurs ne disparaisse pas !… Pour que l’âme canadienne ne perde pas sa trempe !… Pour que dans un siècle, et deux, et trois, et toujours, les clochers puissent encore chanter français sous le ciel laurentien !…

Se haussant sur la pointe du pied, une fillette vint dire un mot à l’oreille de son père. Le curé remarqua qu’elle aussi avait le visage piqué des mouches.

— Vous souffrez beaucoup des mouches ?…

— Oui, ben gros, monsieur le Curé, surtout de ce temps-ci. On a ben hâte que les grosses chaleurs les tuent… Mais en attendant elles sont ben infâmes !…

Tout en parlant, il serrait contre lui sa fillette et son regard mesurait l’horizon de collines qui barrait la vue, la lisière de la forêt d’épinettes, les gros tas de souches terreuses, empilées racines en l’air. À cette heure du jour on ne voyait pas les mouches voltiger par millions au-dessus des taillis de sureau et de hart-rouge, mais on les devinait embusquées partout : dans les fissures de l’écorce, sur les épis noirs des quenouilles, au revers de chaque feuille, de chaque brin d’herbe et jusque dans les clochettes bleues des mertensias mignonnes !… Après un long silence, le colon, sans laisser le bras de la petite, ajouta avec un éclair inusité au fond de ses yeux doux :

— Mais, vous savez… les mouches… c’est la hache qui les recule !…

Cette simple phrase trahissait intensément tout l’amour du père et toute la volonté du colon tendue vers le but : le défrichement, la terre neuve, le pain pour les enfants ! Elle renfermait aussi, — à l’insu de Lévesque évidemment — un de ces bonheurs d’expression, une de ces puissantes images dont le peuple et les très grands poètes ont seuls le secret !…

L’Oblat, qui n’avait encore rien dit, proposa la visite des bâtiments. Ce ne fut pas long. À l’intérieur, un vieux cheval gris ; au dehors un jeune troupeau : deux vaches, trois génisses, quatre moutons, deux porcs.

— Voyez-vous, reprit Lévesque en sortant de la batterie, ça n’a pas été rose pour commencer, et j’ai pensé bien des fois à nos belles terres de Saint-Hilaire, à mon beau verger. Le premier hiver, quand j’ai bâti, j’ai été bien inquiet. La femme et moi, on dormait pas gros. Cet hiver-là et l’hiver d’ensuite, j’ai travaillé pour les autres, pour les Klock, pour Gilies, pour la Riordon. Quand on est pauvre, vous savez, faut pas être exigeant : j’ai travaillé sans faire de prix. On me donnait ce qu’on voulait : une piastre, une piastre et demie… Le premier automne, il me restait $32.00. J’ai acheté une tonne de foin $20.00 ; deux poches de fleur $8.00 ; pour $2.00 d’avoine… Il me restait $2.00 pour passer l’hiver avec dix personnes… Je ne sais pas comment je suis arrivé !…

Il s’appuya sur la gaule de bouleau qui fermait aux taurailles les abords de la maison. Sa main désigna au loin des habitations qu’on ne voyait pas.

— Le Bon Dieu est juste, monsieur le Curé. J’en vois, pas loin d’ici, qui n’ont pas d’enfants ou qui n’en ont que deux ou trois… Eh bien !… ils ont passé aussi ras que nous autres !…

Les deux prêtres se regardèrent… Ils pleuraient tous deux. Habitués cependant à toutes les formes de la misère humaine et à toutes les secrètes beautés des âmes méconnues, cette foi simple en la Providence les surprenait, et ce pauvre colon grandissait devant eux jusqu’à taille de héros. Le curé de Saint-Hilaire comprit qu’il était temps de révéler à Lévesque l’objet de son voyage.

— Tu as raison, Jean-Baptiste, Dieu est bon. Tu vois, s’il t’a éprouvé, et fortement, il ne t’a pas abandonné. Quand il remplit les berceaux, il n’oublie pas de remplir la huche, et les familles comme la tienne ne périssent pas de misère. Tu as porté courageusement ton malheur, l’injustice de ton frère : tout cela est écrit au ciel… Tu dois être surpris tout de même de me voir ce soir à Mont-Carmel, si loin de ma paroisse !…

— Quand je vous ai aperçu en traversant ma pièce de sarrasin, je me suis dit : « Il y a du nouveau à Saint-Hilaire ».

— Il y a du nouveau, oui ! mais pas à Saint-Hilaire. Je vais te lire une lettre du curé de Fall-River, dans les États-Unis.


Fall-River, Mass., 8 juin 1918.


Monsieur le Curé,


Samedi dernier est décédé sur ma paroisse, muni des sacrements de l’Église, Honoré Lévesque, un de vos anciens paroissiens. Je m’empresse de m’acquitter d’une mission dont m’a chargé le défunt, que j’ai assisté à ses derniers moments.

Je n’ai pas à vous apprendre comment Honoré Lévesque a dépossédé son frère de sa terre de Saint-Hilaire ; ces faits publics vous sont bien connus. Vous savez également que cette terre fut vendue et que le dit Honoré Lévesque passa aux États-Unis. L’Anglaise protestante qu’il avait épousée à son arrivée ici, l’a abandonné après un an, lui laissant un enfant, un garçon.

Six mois après le malheureux a contracté la pleuro-pneumonie qui l’a emporté. Avant de mourir il s’est réconcilié avec Dieu et m’a chargé de solliciter, par votre entremise, le pardon de son frère. Il est mort grevé de dettes, et il ne peut être question de restitution.

L’enfant, actuellement dans notre hospice Saint-Joseph, a été inscrit sous le nom anglicisé de Harry Bishop. La supérieure de l’Institution désire savoir si quelque parent l’adoptera.

J’espère, monsieur le Curé, que je puis compter sur vos bons offices et considérer ma mission comme terminée. Bénissons le Dieu très miséricordieux de ce retour à Lui, et croyez-moi


Votre tout dévoué en N.-S.


X…, ptre…


Lévesque avait écouté la lecture dans la même attitude, toujours appuyé sur la perche de bouleau qui fermait son champ. Un moment il resta silencieux, puis, sans rien dire encore, il fit un demi-tour et franchit la porte basse de sa maison.

Les deux prêtres comprirent et discrètement, entrèrent dans le petit potager. Là, comme ailleurs, on n’avait pas eu le loisir d’arracher toutes les souches et quelques-unes servaient de centre aux carrés de légumes. Le soleil couchant les enrobait de satin noir où les craquelures du charbon zigzaguaient comme des déchirures. La terre encore vierge, produisait fort et dru, gonflait la feuille des choux, le bulbe des oignons, frisait déjà les rosettes pâles des laitues. Dans un coin, — coquetterie de miséreux — quelques rosiers plébéiens, des touffes de pensées multicolores, des pétunias blancs… de quoi faire un petit bouquet pour la table du dimanche !

Le curé se sentit touché au bras. Joseph, l’aîné, encore en habit de travail, mais bien lavé et peigné, venait annoncer le souper.

Ils entrèrent dans la pièce commune où la table était mise avec grand soin et d’où l’on apercevait derrière des rideaux disjoints la chambre des enfants, bondée de petits lits, et celle des époux où Lévesque, à ce moment, faisait un peu de toilette. Un intérieur pauvre, mais d’une grande propreté. Sur le poêle, — un petit poêle pour tant de monde ! — l’omelette au lard grésillait près de la théière émaillée. Avec un bon sourire, la femme, en s’excusant de la frugalité du menu, invita les visiteurs à s’attabler. Et tandis que ceux-ci priaient, les enfants regardaient de tous leurs yeux ce spectacle nouveau. Au fond du Témiscamingue, la visite est rare !…

Tout en attaquant avec un appétit aiguisé le bon pain de ménage taillé épais et les lourdes grillades noyées dans la brouille des œufs, le curé causait, interpellant tour à tour les enfants, questionnant la grand’mère assise à l’écart avec le petit Jean sur ses genoux. L’Oblat leva les yeux et examina avec attention le mur d’en face. Un Sacré-Cœur de Jésus et une Vierge à cadres dorés, — épaves du naufrage de Saint-Hilaire — une croix de tempérance, et, au-dessus de la fenêtre, parmi de petites images pieuses gagnées à l’école, une feuille d’érable laborieusement taillée dans du papier vert pomme !

L’érable ! le Témiscamingue est sa frontière. Il ne risque guère plus au nord ses beaux bras frileux et ses tendres feuilles, délicates et veinées comme une main humaine !… Mais en quittant la vallée du grand fleuve, les laurentiens l’emportent dans leurs chansons et dans leur cœur. Avec lui, ils vont peupler cet incomparable pays de rivières et de lacs qu’est l’Ottawa supérieur, pour déborder par-dessus la hauteur des terres et descendre dans l’immense plaine de l’Abitibi qui, depuis trois siècles, les attend !… Et, dans les lointains du Nord, quand le colon aura bâti sa maison entre les bouleaux d’argent et les trembles qui frissonnent, il y aura toujours sur les poutres entre le Cœur de Jésus et le Cœur de Marie, une petite et chère place pour la feuille étoilée de l’érable…

L’Oblat, ému, avait cessé de manger. Il y avait donc, dans l’esprit de ces pauvres gens uniquement occupés, pourrait-on croire, à ne pas mourir de faim, l’idée instinctive et supérieure de la mission des Français d’Amérique. Ce colon, — et presque tous sans doute — était conscient de son apport au développement de la race, à la poussée en avant… Ne disait-elle pas tout cela, et plus encore, la pauvre feuille d’érable en papier vert, dans cette cabane, au fond du Témiscamingue ?…

Et voilà que les yeux de l’Oblat continuant leur ronde tombèrent sur un objet non moins curieux. Il poussa du coude son compagnon et lui montra d’un geste de tête le mur de droite. Accrochés à une rangée de clous, dix chapelets s’alignaient, disparates mais en bon état, et les naïves verroteries brillaient comme des bijoux authentiques dans les rayons perdus qui venaient de la porte.

— Toujours bonne catholique, la mère, à ce que je vois ! s’exclama le curé de Saint-Hilaire.

— Ah ! oui ! monsieur le Curé ! La vie serait dure, des fois, allez ! si on n’avait pas la religion pour se consoler !… Ils ont tous leur chapelet, continua-t-elle en changeant de ton, même celui-ci !

Et elle soulevait en même temps, avec un sourire plein de choses qu’elle ne disait pas, son bébé de trois semaines dont la tête vermeille brillait dans la blancheur du linge comme une pivoine dans un bouquet de lis.

À ce moment, Lévesque, écartant le rideau, parut un marteau à la main. Sans mot dire, il marcha au mur, planta un clou à la suite des autres et y suspendit un petit chapelet d’étain. Un dernier rais d’or fit scintiller l’objet et nimba un instant la pauvre figure de l’homme.


Sans mot dire, il marcha au mur, planta un clou à la suite des autres et y suspendit un petit chapelet d’étain.

— Que fais-tu là, Jean-Baptiste ?… Pour qui est ce onzième chapelet ? demanda le curé, comprenant à demi.

Lévesque se retourna. Dans ses grands yeux doux brillait la flamme de ceux qui viennent de vaincre. Il regarda sa femme qui lui sourit, rougissante, puis il répondit en posant son marteau sur la huche :

— « C’est pour Harry Bishop, monsieur le Curé !… »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers neuf heures, ayant consciencieusement vidé leurs bourses entre les mains de Lévesque ahuri, les deux prêtres descendirent vers Ville-Marie. Le soleil était disparu et le bleu du ciel se fonçait rapidement. Les sous-bois se peuplaient d’ombres opaques et, dans les brûlés quelques vaches retardataires faisaient encore sonner leurs clochettes en arrachant en hâte les dernières bouchées.

Comme les chevaux se remettaient au pas après une descente rapide, le curé dit à l’Oblat qui, silencieusement conduisait l’attelage :

— « Je ne sais quelles sont vos impressions, mon Père, mais, après ce que je viens de voir et d’entendre, moi, prêtre du Seigneur blanchi dans le ministère, j’ai bien peur qu’à côté de Lévesque, je ne sois devant Dieu qu’un misérable »…