Récits laurentiens/Peuple sans histoire

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Récits laurentiensFrères des écoles chrétiennes (p. 189-207).




Depuis de longues heures, le comte de Durham, Haut-Commissaire Impérial, et Gouverneur-Général de l’Amérique Britannique du Nord, écrivait à sa table de chêne. La nuit, dans le Château Haldimand, avait ramené le silence, et seul, au fond du vaste cabinet de travail, le tic-tac assourdi de la grande horloge continuait la vie des choses.

Au coin de la table chargée de livres et de papiers, la lueur vacillante d’un candélabre de bronze sculptait l’ombre, l’émiettait, donnant un relief étrange aux léopards héraldiques arc-boutés à l’écu ovale sur la haute cheminée. Tendue par l’effort intérieur, la figure du gouverneur s’accusait dans la lumière voisine des bougies. Les yeux intelligents et mobiles, les lèvres serrées, les deux plis obliques naissant des ailes du nez et contournant de loin les commissures des lèvres composaient ce masque byronien si frappant et si redouté des ministres d’Angleterre. Par cette nuit fraîche de septembre, l’homme avait jeté sur ses épaules l’ample pelisse au col fourré d’où la chaînette d’or retenue par un saphir, pendait négligemment.

Lord Durham se leva tout à coup et marcha vers la fenêtre ouverte. Une fois de plus l’incomparable panorama qui, dès le premier soir, avait enchanté son âme d’artiste, s’empara de ses yeux, desserra l’étreinte de son cerveau, détendit ses nerfs fatigués. Les ruines du Château Saint-Louis s’entassaient, tragiques, sous ses yeux. Mais pour ce nouvel arrivant, pour ce patricien d’Angleterre, les débris calcinés auprès desquels venaient chaque jour rêver les vieux citoyens de Québec, n’avaient pas de voix. Ces murs écroulés résumaient pourtant la brillante aventure coloniale de la France en Amérique, ses espérances et son agonie. Mais que lui importait ! Il n’était que depuis mai dans un pays dont le récent passé ne lui était connu que dans ses facteurs politiques. Chargé d’une mission d’étude et de pacification, il la voulait remplir sans s’attendrir et retourner à la Chambre des Lords bien armé contre ses adversaires.

Mais la nature avait le don d’émouvoir et d’apaiser cet être de sensibilité et de passion. En ce moment se levaient en battant des ailes, au fond de la mémoire du lettré les périodes harmonieuses de Chateaubriand chantant la nuit dans les déserts du Nouveau-Monde ! Sur les hauteurs de Lévis en face du Château Haldimand, de petits points lumineux, clignant comme des yeux, piquaient l’ombre de distance en distance. Les arbres du Jardin du Fort bruissaient, invisibles, seule voix de la nuit survivant à la retombée des voix du jour. Au loin, entre l’Île d’Orléans et la côte de Beaumont la lune se leva, ouvrant sur l’eau noire un long chenal de lumière, qui découvrit, en la profilant sur les petits flots d’argent, la course nocturne d’une goélette drapée dans sa voile comme dans un suaire.

Durham, accoudé sur l’appui de la fenêtre, la main passée dans son épaisse chevelure, songeait ! Comme à cette heure et à cette distance, l’Angleterre, la Tamise, Westminster, Buckingham lui paraissaient petits, infimes, artificiels !… Cette rade immense, cette ville si admirablement située, quelle métropole pour un grand peuple ! Et ce fleuve merveilleux, quelle route royale vers le cœur d’un grand pays ! Qui sait ce que l’histoire occulte des temps à venir cache en ses grimoires ?…

Soudain, dans le sillon lumineux qui divisait le fleuve, une longue barque surgit, passa et rentra dans l’ombre pendant que le vent du sud apportait au gouverneur un bout de chanson :


Filez ! Filez ! ô mon navire !
Car le bonheur m’attend là-bas !


L’homme sourit légèrement. Tout à son grand rêve il avait oublié que cette terre était française, et voilà que la nuit elle-même le lui redisait, le lui chantait ! Et l’implacable association des idées le ramenait à la politique, à ce travail que, fiévreusement, il élaborait sur cette table de chêne, là, à trois pas. Oui ! l’erreur profonde d’avoir laissé, un siècle durant, cette forte race de paysans latins s’enraciner dans ce sol, britannique de par les armes ! Il n’y a que deux moyens de disposer d’un peuple conquis : l’assimilation par la force ou la parfaite autonomie sous la surveillance large du vainqueur. La solution apportée en ce pays était bâtarde et c’est pourquoi le sang a coulé, et c’est pourquoi les geôles regorgent d’honnêtes bourgeois. Nous leur avons inoculé notre virus parlementaire et libertaire, pourquoi nous étonner naïvement des conséquences de notre politique ?… Oui ! Il faut en finir ! Puisque l’on ne veut pas à Londres d’autonomie complète, il faut agir énergiquement et fondre de gré ou de force en un seul tout ces éléments divers, sous peine d’entretenir ici un foyer de rébellion capable de consumer en un jour la puissance britannique sur ce continent.

De nouveau la voix des rameurs se gonfla et la vieille chanson vint bourdonner aux oreilles de Durham :


Filez ! Filez ! ô mon navire !
Car le bonheur m’attend là-bas !


Puis l’on n’entendit plus que le grincement d’une plume suivie, dans sa course sur le papier, d’un petit triangle d’ombre noire. Minuit sonna à la grande horloge. Bientôt, Durham appuyant la tête sur sa main gauche, s’endormit.

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Trois coups discrètement frappés. La porte s’entr’ouvre et sur le seuil paraît une fille de service. Elle est jeune et fraîche dans son tablier blanc qui remonte sur un corsage noir. Elle porte sur un plateau le thé et les pâtisseries légères que tous les soirs, son labeur de plume achevé, le gouverneur prend avant de se retirer.

La jeune fille s’arrête. Il est beau ainsi le noble Lord, avec sa dernière pensée figée sur ses traits énergiques. Et pourtant, elle le pressent, cet éblouissant gentilhomme, ce Chevalier Grand-Croix de l’Ordre du Bain, c’est l’ennemi de sa race, et cette plume qui vient de tomber là, en travers du papier c’est l’arme terrible — autrement puissante que la torche de Colborne — qui s’aiguise contre les siens.

Très émue, elle pose légèrement le plateau sur un guéridon. La petite Canadienne, élève des Ursulines de Québec, n’est pas une ignare. Elle a lu les annales de son pays et reçu la riche tradition du vieux monastère qui garde comme un trésor les toutes premières pages de notre histoire, de cette histoire belle comme une chanson de geste, pure comme une enfance ! Et pour aimer son pays, elle a d’autres raisons encore, très bonnes !… Son père, Jean-Louis Bédard a été tué à Saint-Charles, en combattant pour ce qu’il croyait être la cause de la justice et de la liberté. Elle a vu brûler la maison paternelle, et c’est pour cela que la petite Thérèse Bédard, héritière d’une vieille lignée bourgeoise du Richelieu, est revenue aux lieux de son enfance vers les bonnes religieuses ses maîtresses. L’influence d’une amie de couvent lui a trouvé du service au Château, où sa belle éducation et son air distingué lui concilient le respect de tous.

Et tout à coup parce que les souvenirs assaillent éperdument son cerveau, il lui prend une envie folle de savoir ce que disent ces pages éparpillées là, sur la table. Elle voudrait connaître ce que peut bien penser des Canadiens, des rebelles d’hier, des morts et des détenus d’aujourd’hui ce large front sur lequel la flamme inconstante des bougies fait l’éternel jeu de la lumière et de l’ombre. Elle s’approche par derrière sans faire plus de bruit que les rayons de la lune sur la marqueterie du plancher. La voilà qui se penche tout près ! Sa figure touche presque celle de l’auguste dormeur et son souffle l’effleure ! S’il se réveillait ! Mais non ! il dort bien et ses épaules soulèvent régulièrement la fourrure de la pelisse.

Elle lit… Et soudain son fin visage se contracte et pâlit. Elle vient d’arriver aux lignes sur lesquelles le gouverneur a laissé tomber sa plume. Et presque en haut d’une page, elle lit et relit ces mots tracés d’une écriture anguleuse et hautaine qui sue l’orgueil et le mépris : « Ils sont un peuple sans histoire… »

On n’est pas impunément petite-fille d’un voltigeur de Châteauguay et fille d’un vaincu de Saint-Charles. Tremblante de colère, Thérèse se redresse et son regard chargé va du papier où zigzaguent les lignes menteuses à la blanche main qui allonge là, tout près, de fins doigts d’aristocrate, où luisent des diamants. Elle suffoque, la fille du patriote, et elle songe, à cette minute, qu’autrefois il y eut, là-bas, dans les lointains du fleuve, une fillette de son sang et de sa race qui écrivit dans un fort de pieux, au bord des eaux, une incomparable page d’histoire, page de Légende dorée, naïve et sublime à la fois, fière, pure, attendrissante !… Dans l’esprit de Thérèse, fouetté par le souffle de l’indignation, cette page parmi tant d’autres héroïques, vibre, frissonne, bat et claque comme un drapeau ! Cette page elle ne veut pas, elle, femme canadienne-française, qu’une main britannique la rature, la viole, l’abolisse ! Un éclair lui passe au fond des yeux ! Elle saisit la plume qui a roulé là, sur le papier ; elle la trempe, fébrile jusqu’au fond du grand encrier d’argent et d’une main assurée, celle dont ses ancêtres savaient conduire la charrue et tenir l’épée, elle écrit obliquement quelques mots au beau milieu de la page inachevée. Puis, emportant le plateau, elle sort sans bruit.


… elle écrivit obliquement quelques mots au beau milieu de la page inachevée…

Durham dormait toujours.

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Petit à petit, les bougies se consumèrent, atteignirent le fond des godets de bronze et moururent. Petit à petit l’ombre prit possession de la pièce, submergeant les meubles, les livres, les bibelots sur la cheminée, les léopards héraldiques, ne respectant que le rectangle du parquet où jouait la lune.

Durham dormait toujours.

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Les cris joyeux des hirondelles se poursuivant dans la lumière du matin réveillèrent le noble Lord. Surpris, il fut quelque temps à se rendre compte qu’il avait dormi sept heures à sa table de travail. Les papiers avaient été un peu dispersés par les souffles de la nuit et à portée de sa main la plume se couchait sur le dernier feuillet. Il la remit dans l’encrier d’un geste machinal et ses yeux naturellement amenés sur la page blanche lurent avec stupeur au-dessous des derniers mots de sa main : « Ils sont un peuple sans histoire et… » ces autres, écrits d’une plume gorgée d’encre, en grosses lettres fortement appuyées : « Thou liest, Durham ! »

Et ce terrible post-scriptum était signé : Madeleine de Verchères.

Le gouverneur passa la main sur son front. Il ne rêvait pas ! Qui avait pu oser ?… Il marcha vers la fenêtre, mit le papier en pleine lumière et relut les mots flétrissants : « Thou liest, Durham ! ». Le soleil se levait là-bas derrière la falaise lévisienne. Une brume blanche traînait sur l’eau noyant encore les mâts, les fines étraves, les quais flottants. Déjà cependant, elle se diluait, se désagrégeait, fuyait par lambeaux et sa déroute affirmait le triomphe prochain du jour, du soleil, de la clarté.

Madeleine de Verchères ? Ce nom n’avait pas encore frappé les oreilles du gouverneur. Qui était-ce ? Et puis, en somme, qui se cachait sous ce nom ? L’idée de rechercher l’audacieux intrus ne traversa qu’un instant l’esprit de Durham. En homme d’esprit, trop raffiné pour ne pas sentir le ridicule de sa position, il était bien résolu à ne pas raconter une aventure où le beau rôle n’était pas le sien. La main inconnue pouvait avoir raison après tout ! L’histoire est peut-être autre chose qu’une longue enfilade de siècles et de crimes, un cliquetis d’armes dans une orgie sanglante ! La survivance de ce peuple simple, de ce lis tombé du drapeau blanc, de cet enfant de France abandonné par sa mère, le bruit de cantique assourdi et très doux que fait sa vie sous ce vaste ciel ne composent-ils pas l’une des belles strophes du poème humain ?

Et les incomparables vers élégiaques de Thomas Gray lui revenaient en mémoire…


Full many a gem of purest ray serene
The dark unfathom’d caves of ocean bear,
Full many a flower is born to blush unseen,
And waste its sweetness on the desert air.


Et voilà qu’au fond de lui-même, au-dessous de la colère que le « Thou liest ! » faisait gronder, il y avait de l’admiration pour la fierté du geste qui le flagellait. Et à mesure que l’horizon s’éclairait, que la vie se remettait à sourire et à chanter, le charme divin de la terre laurentienne opérait et le comte de Durham, accoudé à la fenêtre, la feuille toujours dans sa main, s’apaisait.

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Trois coups discrètement frappés.

— Entrez ! Ah ! c’est vous, miss ! Je suis bien content de vous voir. J’ai passé une mauvaise nuit et ne descendrai pas ce matin.

— Votre Excellence n’a pas dormi ?

— Si ! mais très mal ! J’ai négligé de goûter hier soir et j’ai eu grand tort. Je suis épuisé.

— Votre thé était prêt, Excellence ! Vous n’aviez qu’à sonner.

— Ah ! miss ! Vous êtes française, n’est-ce pas ? Vous allez me donner un renseignement.

— Bien volontiers, Excellence ! Si j’en suis capable.

— Y a-t-il en ce pays quelque personne qui se nomme Madeleine de Verchères ?

La jeune fille pâlit un peu, mais ne broncha pas.

— La personne de ce nom, Excellence, est morte depuis un siècle !

— Ah !

— Elle a vécu longtemps, mais pour nous, c’est toujours une enfant de quatorze ans que nous appelons l’héroïne de Verchères.

— Vraiment ! Dites-moi son histoire, miss. J’aime beaucoup vos… légendes de l’ancien régime !

Elle tremblait un peu la pauvre petite Thérèse. Toute droite, et blanche comme la coiffe placée sur ses cheveux noirs, elle parla cependant et refit pour cet étranger le merveilleux tableau où, sur un fond de forêt et d’eau bleue, se profilent les masques hideux des Iroquois, les têtes apeurées des vieillards et des enfants, mais où domine la silhouette d’une petite Canadienne de quatorze ans coiffée d’un feutre à panache, debout sur le bastion, l’arme au bras.

— Il y a déjà deux siècles, Excellence, que l’héroïsme a écrit cette histoire aux bords du Saint-Laurent. La fille de Monsieur et de Madame de Verchères habitait avec ses parents un de ces forts primitifs, simples palissades entourant l’église et les habitations, qui étaient alors les sentinelles avancées de la civilisation française sur ce continent. C’était au temps où l’Iroquois rôdait partout, où chaque buisson pouvant cacher un tigre à face humaine, chaque colon devait être un soldat. À cette rude école, les cœurs se trempaient et dans le danger, les âmes se déployaient comme au vent, les drapeaux.

Or un jour que Monsieur et Madame de Verchères étaient, l’un à Montréal, l’autre à Québec, le cri de guerre des Iroquois éclata à la lisière du bois. En un instant, vingt moissonneurs, surpris sur leurs gerbes sont massacrés et scalpés. Madeleine est sur le rivage. On lui crie : « Sauvez-vous ! » Levant la tête, elle aperçoit, à cent pas d’elle les hideuses figures tatouées. Sans perdre son sang-froid, elle fait volte-face et se précipite dans le fort dont la porte était ouverte.

Et c’est ici, Excellence, que commence vraiment cet incroyable exploit beau comme une fable antique ! Le fort est sans défense : pour toute garnison, des vieillards débiles, des femmes affolées, des enfants qui gémissent, deux soldats à demi morts de frayeur qui parlent de faire sauter les poudres. Mais Madeleine est d’un sang magnifique et qui ne connaît pas la peur ! D’instinct, elle prend le commandement de toutes ces faiblesses. « Souvenez-vous, dit-elle à ses deux petits frères, deux bambins auxquels elle vient de donner un fusil, souvenez-vous que les fils des gentilshommes sont nés pour verser leur sang pour Dieu et le Roi ! » Et à l’instant, Excellence, cette fillette de quatorze ans, coiffée d’un feutre à panache, paraît sur le bastion.

— L’aventure, en effet, ne manque pas de pittoresque !… Poursuivez, miss !

— Et Madeleine, avec une décision et une intelligence admirables, organise cette garnison, donnant aux uns des armes, aux autres de la consolation, à tous du courage. Partout à la fois, faisant de-ci de-là le coup de feu pour abattre un Iroquois plus hardi que les autres, elle réussit à persuader aux Indiens qu’ils ont affaire à forte partie. Le jour, la nuit, elle est au poste, et l’on ne peut songer sans émotion à la sublime fillette, seule en ce coin perdu du Nouveau-Monde, à vingt milles de tout secours humain, passant la nuit sur la palissade à surveiller l’horizon, ses mains blanches posées sur la culasse du gros canon prêt à dégueuler, prêtant l’oreille au murmure nocturne de la forêt, à la chanson du flot, tendant son âme pure vers la Vierge qui venait de sauver Québec, cependant que cette tranquille audace dompte les tigres de la Mohawk dont les yeux fauves luisent dans les taillis…

À mesure qu’elle parlait, Thérèse s’animait, ses yeux brillaient de fierté et sa voix tremblait d’émotion. Pour Durham, il devenait de plus en plus probable que celle-là pourrait, si elle le voulait bien, le renseigner exactement sur son mystérieux visiteur de la nuit dernière. Sans laisser rien paraître, il ajouta :

— Et comment finit tout cela ?…

— Je n’ai pas fini, Excellence, ne vous ayant pas dit comment Madeleine trouva moyen d’augmenter sa garnison. Un matin, avec le lever du soleil, un canot parut entre les îles ; il piquait droit vers le fort. Le malheureux qui le montait — il s’appelait Fontaine — courait à une mort assurée. Que fit, pensez-vous, la courageuse enfant ?…

— Que sais-je, dit Durham, souriant ! Je ne suis pas un foudre de guerre, moi !… Elle fit tirer du canon pour l’avertir du danger ?…

— Des militaires eussent fait cela, peut-être ! Madeleine trouva mieux. Elle fit ouvrir toutes grandes les portes du fort et seule, sans armes, marcha au rivage, y reçut Fontaine qu’elle conduisit à pas lents, jusqu’au milieu des siens. Les Iroquois, croyant à un stratagème, n’osèrent quitter le couvert.

Enfin, après quarante-huit heures passées sans manger ni dormir, après avoir tenu seule, pendant huit jours, contre une véritable petite armée indienne, Madeleine vit le secours paraître à l’horizon !… Le Gouverneur, informé on ne sait trop comment, envoyait M. de la Monnerie pour délivrer le fort. Madeleine, toujours coiffée à la mousquetaire marcha derechef à la grève et comme le commandant sautait sur le sable, elle enleva son feutre, s’inclina et lui dit avec cette grâce toute française qui sied si bien au courage : « Monsieur ! faites relever les sentinelles ; il y a huit jours qu’elles ne sont pas descendues des bastions. À ces conditions-là, je vous remets mon commandement et je vous rends la place !… »

— Vraiment, miss ! on croirait entendre un chant de l’Iliade !…

— C’est plus qu’un chant de l’Iliade, Excellence, c’est une page de l’histoire du Canada, du Canada français !

Durham maintenant ne doutait plus. Il savait à n’en pas douter que la petite main qui jouait fiévreusement dans les dentelles du tablier était celle-là même qui avait écrit le Thou liest, Durham ! Mais elle était si crâne, la petite Canadienne française, et si évidemment sincère qu’il ne lui en voulait plus, et qu’au-dessus du gentilhomme qui respectait la femme et le geste, il y avait l’homme attendri qui pardonnait.

Aussi, relevant sa belle tête de patricien il ajouta :

— Je vous remercie, miss, de l’attachant récit que vous venez de me faire et qui m’a remué. J’ignorais que ce pays nouveau eût des annales déjà si glorieuses… Vous y mettiez tant de chaleur que, vraiment, je me demandais en vous écoutant si vous racontiez quelque chose ou… si vous plaidiez une cause !

Aux derniers mots, Durham s’était levé. Thérèse fit un pas en avant et, frémissante :

— Je plaidais une cause en effet, Excellence, celle des miens, celle de l’héroïsme français et de son droit au respect, à l’espace, à la survivance, à la liberté !…

Tendant à la jeune fille le papier qu’il tenait toujours en main :

— Permettez-moi, miss, de vous remettre ceci sans vous demander d’explication !

Et avec un sourire :

— Je comprends que le fort de Verchères est toujours français et que malgré le siècle écoulé, l’ombre de la petite Madeleine revient parfois la nuit, dans le Château, monter la garde !