Rédalga/01

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 9-14).

I

Un orage de toute beauté se déchaînait sur Paris.

Jude Harlingues ramassa le coussin crevé pour le mettre sur la table à modèle, et, dans sa longue blouse blanche, il s’étendit.

Sa tête s’abandonnait au creux des paumes. Elles parurent déborder de grappes de raisin violet. Il avait des petits yeux comme de cristal dans un maquis de cils noirs. Entièrement rasé, son masque était rude et sain.

La contemplation du spectacle électrique sur l’écran des vitrages reposa son grand corps. Il sentit du même coup qu’il était très fatigué. Jamais on ne s’en aperçoit pendant le travail.

Une nuit subite ayant envahi, les éclairs furent bleus et leurs brisures pointues se dessinèrent avec exactitude. Parmi ces géométries lumineuses, les éclats, roulements et déchirures de la foudre exagérèrent longtemps leur fracas de Jugement dernier, jusqu’à cette pluie formidable écrasée sur le verre.

En se redressant pour s’asseoir :

« C’est drôle un pareil éreintement !… pensait Harlingues. Je finirai par me claquer, moi ! »

Il regarda son atelier, étonné comme s’il eût fait connaissance. Désordre et saleté. C’est le décor ordinaire de la sculpture.

La meilleure moitié de sa jeunesse, déjà, s’était passée là-dedans, à piétiner dans le plâtre. Il fixa longuement, au centre de la cuve de glaise, la pelle fichée à même et restée debout. Une chaise de cuisine boitait, un petit poêle se rouillait dans le fond. Sur des planches, des maquettes et des moulages montaient jusqu’au haut des quatre murs. Il y avait des selles, armatures, blocs d’argile neuve, des boîtes sans couvercle pleines d’outils boueux, des caisses d’emballage démolies, de la paille, des loques, un seau d’eau sale.

Quatre immenses plâtres, statues dont deux terminées, faisaient les fantômes au milieu.

Les coudes sur les genoux, voici Jude Harlingues. Il hoche la tête, et son visage amer est celui d’une dupe.

Art ingrat, tu ne trouves ton expression finale qu’à travers toutes les fatigues de l’homme de peine.

C’est peu d’être un architecte muni de ses savants calculs, un dessinateur parfait, un érudit en anatomie, il faut encore être le maçon dans son chantier, le forgeron battant l’enclume, le bûcheron maniant la cognée. En proie aux difficultés d’une technique qui va des violences de la boxe à des méticulosités de manucure, pendant des mois de patience va se glacer le lyrisme du sculpteur, partagé sans cesse entre la fougue désinvolte de l’artiste et le labeur mesquin de l’ouvrier.

Harlingues n’a pas souvent, comme ce soir, le goût de bougonner assis sur une table à modèle les mains inoccupées.

« Les trois dimensions !… continue sa pensée, voilà le drame. La brutalité du cube, son réalisme ne permettent aucun trompe-l’œil, nul effet fixe imposé par l’artiste ; et sur cette matérialité si grossièrement évidente, se font et se défont, pourtant, d’après les éclairages, tous les châteaux de Morgane de la lumière jouant avec l’ombre. Décourageante fantasmagorie ! Il faut se garder à droite, à gauche, en haut, en bas, partout ! Je n’ai qu’à tourner ma statue d’un seul centimètre sur son support mouvant, et je verrai se détruire ce qui me semblait définitif, je constaterai qu’après des heures de travail et d’ardeur, tout est à recommencer. »

Ses dents se serrent. Il rage.

« Voilà. La longueur, la largeur et l’épaisseur, domaine mathématique, doivent s’entendre pour réaliser l’harmonie complète, s’entendre jusqu’au miracle, et, bloc sans couleur, devenir le royaume même de la nuance. Allez vous arranger avec ça ! »

Ce thème fut, d’autres fois, un enchantement pour lui. Le plaisir de vaincre constitue la moitié des joies artistiques. C’est peut-être une forme d’alpinisme. Mais il ne faut pas interrompre le travail, s’allonger la tête sur un coussin, laisser refluer la pensée. Le voilà malheureux. Alors, il cherche d’autres raisons de l’être.

Outre les quotidiennes déceptions du métier, les autres…

Il y a la cherté des matières premières, il y a les incessants débours qu’on doit faire avant même d’être sûr de rien praticiens, mouleurs, modèles, et marbre, et bronze si l’on va jusque-là, vastes dépenses qui n’ont chance d’être récupérées, sans même songer à des gains, que si l’acheteur surgit ou si la belle commande arrive, du fond d’un horizon plus encombré que d’autres par les intrigants, les malins, les protégés.

Et, quand l’œuvre est enfin debout, en face de cette accumulation de déboires et d’efforts que représente la moindre statue, voici le public, son ignorance, son indifférence pire.

Par un accord universel et tacite dirait-on, il est convenu que les statuaires sont voués à l’anonymat, comme jadis les constructeurs de cathédrales. À part deux ou trois initiés, qui connaît les auteurs des statues des Tuileries ? Quel journaliste, lorsque s’élève, en France, un monument à la gloire d’un grand civil ou des pauvres morts de la guerre, songea jamais à publier, près des noms des hommes politiques l’inaugurant et des femmes de théâtre y récitant des vers, celui de l’artiste qui l’a fait ?

« Je sais… Il y a les grands noms. Combien sont-ils ? Et puis tout cela n’est pas encore le plus triste. »

Écoutant la pluie, bruit du ciel tombant sur la terre, Harlingues se grise à répéter l’un de ses mots : « l’éternel désolé ».

Ses statues, à ses yeux, ne sont à peine que des ébauches. Sur chacune, il voudrait travailler avec cet acharnement solitaire qui finit sans doute par être une espèce de vice.

Une à une, il regarde sa Grande Initiée d’Eleusis, figure sans lendemain prévu, sa Notre-Dame du Nord, laissé-pour-compte d’une basilique reconstruite, et les deux allégories en chantier commandées par la Belgique. Ces quatre géantes, elles sont dans le plâtre, comme des infirmes. Reproche permanent, grandes comme ça, les maquettes, oubliées dans les coins, ont gardé pour elles une flamme non transmise. Cette chaleur du génie, comment la communiquer à l’amas de glaise froide qui fait craquer les phalanges, les menace de rhumatismes noueux, puis finit par s’aveulir jusqu’à ne plus rien conserver, pas même l’équilibre du monument ? Des semaines et des semaines de courage et d’éreintement n’ont pu donner à ces grandes machines la vie des toutes petites choses sorties en un quart d’heure de dix doigts fiévreux façonnant des rêves.

Il conclut brusquement en se disant qu’au bout du compte il vaudrait peut-être mieux crever tout de suite.

L’envie de la mort est déjà venue le chercher. C’était à de certaines heures d’ironie ou de colère. Les colères d’Harlingues sont rares, mais effrayantes. Il a une statue au Luxembourg, oui. À force de tergiversations de la part de l’État avare, il a fini, dégoûté, par lui en faire cadeau.

Médiocrement, il vit de quelques bustes, de quelques commandes provinciales ou religieuses. Avec un regard comme le sien, on est un innocent. Son art, qu’il aime jusqu’à vouloir en mourir, il ne sait en tirer argent ni gloire. Il est seul. À son départ pour la guerre, fils unique, il était orphelin de fraîche date. Son deuil et ce qu’il a vécu dans les tranchées n’ont formé qu’une seule mélasse d’horreur. Au retour, il aurait pu se marier pour refaire un nid humain et s’y réchauffer. Il n’a pas eu le temps. Il s’est jeté trop vite sur sa sculpture abandonnée.

Quand passe le banal amour, c’est sous les espèces de quelque modèle, unique occasion d’étreindre, vivante, une de ses statues.

Sa passion et sa pauvreté, c’est, en temps ordinaire, un beau destin. Ce soir, on ne sait pas pourquoi, c’est la défaite.

Il gronda tout haut, avec un regard de haine à ses deux allégories : « J’en ai assez ! Je m’en vais !… » et se leva pour ranger ses outils, petits outils de dentiste qui fouillent le plâtre exaspérant.

Celui qu’il tenait hésita dans ses doigts.

— Tiens ! tiens !… Dans ce jour-là, je vois, là-haut, des bavures qui m’avaient échappé…

La vraie nuit venait enfin dans un ciel riche d’ozone et couleur d’absinthe, belle soirée de juin après l’orage. Un petit brillant y brûlait déjà. Juché sur l’échafaudage, sans avoir la force de descendre pour allumer l’électricité, Jude Harlingues était encore là, noyé dans la pénombre, repris depuis plus de deux heures par son vice.