Rédalga/02

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 15-19).


II

 ersonne ne l’attendait chez lui. C’était un quartier sans charme, assez loin de l’atelier. Dans son intérieur drôle de célibataire, la concierge faisait le ménage quand elle avait le temps. Mais, chaque soir, ponctuellement, un petit repas froid. Harlingues, en rentrant, trouvait cela sur la table de son salon ; car, n’ayant que deux pièces, il ne possédait pas de salle à manger.

C’était souvent à neuf ou dix heures du soir. S’arracher à son atelier devenait de plus en plus difficile.

Selon les jours, on peut répéter la même phrase sur deux modes : « Personne ne m’attend… quel bonheur !… » ou bien : « Personne ne m’attend… Quelle tristesse ! »

« Quelle tristesse » accompagna longtemps le va-et-vient du grattoir sur le plâtre ; puis tournoyèrent les obsédantes divagations que ressasse l’esprit pendant le travail des mains.

Quelle importance cela a-t-il dans l’univers, si je suis découragé de tout ? Artiste génial ou pauvre primaire, on n’en est pas moins un microbe de microbe. La terre, après tout, est une cellule dans le système solaire qui n’est lui-même qu’une cellule d’un autre système inconcevable, Quel enfer ! Et un enfer éternel, éternel !… Savoir… Comprendre… Je voudrais être un croyant. Quand je modelais ma Vierge du Nord, j’en étais un, presque. Mais le mysticisme s’évanouit trop souvent dès qu’apparaît un prêtre : Ils nous le rappellent tout de suite : l’Église n’est pas seulement encens, manteaux d’or et tout le beau cérémonial déployé devant l’Invisible, mais il y a aussi la bureaucratie de la religion, il y a le guichet comme dans toute administration. Il le faut, sinon rien ne marcherait, évidemment. Mais des prêtres qui seraient sacrés, qui seraient les vestales du culte !… Tant pis ! Il y a encore un culte, un peu de merveille sur la terre, et c’est déjà beau. J’aurais peut-être mieux aimé les dieux que Dieu, mais puisqu’ils n’est plus de grandes panathénées, vivent les processions ! Qu’au moins cela nous reste, Le jour où la religion disparaîtrait, rien ne nous sauverait plus de la férocité primordiale sur laquelle l’univers est établi. Car la nature, d’un bout à l’autre, n’est que cela : Férocité. Le monde animal s’entre-dévore, le monde végétal s’entre-étouffe, et ainsi de suite. Il n’y a, dans tout cela, que l’humain pour avoir inventé des idées comme : idéal, justice, prière… Ce ne sont peut-être que des mots. Cependant, les foules en vivent tant bien que mal. En dépit des accrocs (Oh ! quels accrocs !) ça tient tout de même. Pourquoi ça tient-il ? Faire des statues, par exemple, est-ce assez bête, aux yeux de la nature ! Pourquoi faire des statues ? Le chien qui lève la patte dessus est sans doute dans le vrai. Boire, manger, dormir, reproduire, respirer, fonctionner, voilà la vie : La férocité, voilà la vie… Heureux les féroces. Hélas ! J’en suis bien loin ! Pas si loin que ça ! Si l’on alignait toutes les bêtes que j’ai mangées depuis ma naissance, tout en cultivant l’art, l’idéal et le reste, quel cheptel ! Je suis aussi féroce que les fauves, puisque je me nourris des mêmes viandes qu’eux ; mais plus hypocrite. Pour rester logique, je devrais être végétarien. Mais qui nous a dit que les végétaux ne souffraient pas aussi ? Alors, quoi ? Boire du lait ? Je vole : la nourriture des pauvres petits veaux… Comme je suis fatigué ! Je vais rentrer décidément. Je crois aussi que je crève de faim. Lâchons notre statue pour aller manger notre tranche de jambon. Malheureux porc, on t’a assassiné pour moi. Quel mot sinistre : charcuterie… Je n’y vois plus du tout. C’est ridicule : je m’esquinte les yeux quand je pourrais allumer… Non. Il faut rentrer. Encore ce petit rien de grattoir ici… Microbe de microbe… Grandes panathénées… Férocité… Férocité…

Un coup dans la porte.

L’atelier donne directement, cahute perdue, sur la vieille rue silencieuse. Ils savent tous que Jude Harlingues y reste très tard.

Un praticien ? Un architecte ? Un mouleur ? Un camarade de collège ou de guerre ? Il y en a tant qui tournent dans sa vie, des humbles et des grands. Au hasard, il répond : « Entre ! La porte n’est pas fermée ! » Car, ouvriers ou riches amateurs, le tutoiement réciproque est toujours de mise. Le sculpteur est un tâcheron en même temps qu’un monsieur.

— Jude, écoute donc, dit, essoufflée, musicale, une voix d’étranger. Quelle veine que tu sois encore là. J’ai pensé que tu pouvais venir diner avec quelques amis et moi, ce soir, à Montparnasse.

— Comment ! Toi, Alvaro ? Tu es donc à Paris ? Attends que je descende et que j’allume !

— Oh !… dit l’autre devant l’immense statue subitement éclairée.

Il oublie qu’il est pressé, le but de sa visite.

— C’est-beau, tu sais, ce que tu fais là.

À ces mots, Harlingues met sa tête de côté pour regarder de bas en haut l’allégorie. Bienfait d’une petite louange qui tombe juste à temps sur le découragement de l’artiste !

— Tu trouves ?… C’est curieux ! Moi, depuis tantôt, je me dis que c’est du mauvais travail.

— Tues fou ! Je te surprends, au contraire, en plein génie. Quelle envolée, mon cher !… Et regarde comme tu as bien fait ta palette de lumière et d’ombre !… C’est admirable !

Alvaro parle sur un ton monocordes, sans aucun éclat, et qui donne plus de prix à ses paroles quand il s’exalte, ce qui n’est pas fréquent.

Il reprend, après contemplation :

— Et voilà ces belles choses que : j’aime depuis longtemps. Ta Vierge du Nord… et-ta Grande Initiée… Ah ! celle-là ! Si j’étais Français… Mais j’espère toujours la faire prendre par le musée de Lisbonne. Tu viendras voir le Portugal !… Ah ! voilà le plâtre du buste de Raul da Silva. Il en est si fier de son buste, si tu savais ! Il te rendra célèbre au Portugal. Et Olga, donc ! Elle ne parle que de toi, depuis qu’elle est retournée là-bas. Quant au mien, tu sais s’il a des admirateurs.

— C’est grâce à toi, tout ça, grand ami…

— Qu’est-ce que c’est que ça, à côté de ce que je voudrais pour toi ! Si seulement j’étais riche…

Être riche, pour le comte Alvaro, qu’est-ce que c’est ? Sa vie, distribuée entre Paris, Lisbonne et d’immenses voyages, a l’air d’être celle d’un millionnaire.

— Allons ! Je rêve, et le temps passe. Vite, Jude, défais ta blouse, et viens. Nos amis nous attendaient à huit heures. Il en est neuf. Ça ne fait rien, du reste !

— Mais je ne suis même pas rasé ! dit Jude en se dépêchant, et j’ai mon vieux veston de travail.

— Eh bien ! Je te jette chez toi et je t’attends dans la voiture. Je l’ai laissée au coin de la rue, On ne s’habille pas.

Tu vois, je ne suis pas en smoking. Nous sommes entre hommes. Il y a Ayrès, que tu connais, Rodrigo (un poète brésilien), et un Français, le peintre Lévesque qui m’a dit que vous étiez amis. |

— Lévesque ?… Je crois bien, c’est un copain ! Là… Me voilà ! Passe ! Je te suis pour éteindre derrière nous.

Le rythme de la partie de plaisir est déjà dans ses gestes vifs. Avec son admiration et son dîner imprévu, Alvaro, qu’il n’a pas vu depuis plus d’un an, ne se sait pas un sauveteur. Microbe de microbe… Mais s’amuser à Montparnasse en compagnie charmante, un soir que tout allait mal, voilà qui remet le cœur en place — et le système solaire aussi.