Rédalga/09

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 68-78).

IX

Sans cesse « habiller », c’est la technique du sculpteur.

Comme la personne humaine qui, du squelette profond aboutit à l’épiderme superficiel, la statue, progressivement épaissie, part de l’armature décharnée pour arriver au plein volume dont elle finira par occuper l’espace.

Actif autour de sa fontaine, Harlingues ne cessait d’ajouter de la terre à sa terre. Ses savantes mains !

Tandis qu’il travaillait, sourcils froncés, ses chères divagations, certes, ne se répandaient plus dans le chaos universel ; mais un objet bien précis leur servait de thème.

Il se répétait avec entêtement que Mrs Backeray n’était pas revenue, qu’elle ne reviendrait sans doute jamais, qu’elle était peut-être repartie pour l’Angleterre, ou simplement changée d’hôtel ; que, quoi qu’il en fût, il ne la reverrait pas.

Après tout, peut-être, était-ce mieux pour lui ? Tranquille et seul, pourquoi s’embarquer sur le navire hasardeux de l’aventure amoureuse ? Il était encore temps d’oublier cette femme, d’éviter la tempête menaçante. Pendant quelques minutes, il se félicitait lâchement. Un moment après, un regret le torturait. Et c’était la première fois de sa vie que son esprit était plein d’un être féminin qui ne fût pas une statue.

— Rodrigo trouvera bien moyen de la retrouver, lui !

Cette pensée stimulait son désir de la revoir. Un peu de malhonnêteté s’ajoutait à ses sentiments troubles, C’était Rodrigo qui l’avait découverte, c’était Jude qui voulait l’accaparer. Était-ce sa faute ? N’avait-elle pas fait le premier pas ?

Fébrile, il tendait sans cesse l’oreille vers les bruits du dehors, et, par instants, il lui venait un sourire faux en constatant une telle agitation. Quelle importance elle prenait tout à coup, cette femme ! Hier encore, ce n’était qu’une épave sans intérêt, une passante…

Il savait bien que l’imagination seule travaillait, jusqu’à présent, et que le cœur n’y était pas pour grand’chose, non plus que le désir. Ce n’était pas une passion, mais plutôt l’espoir d’une passion, un flot de vie inconnue qui voulait bondir en lui. Somme toute, à son âge, il pouvait dire qu’il n’avait encore jamais connu l’amour.

Au bout de deux heures d’un labeur concentré, la porte, en s’ouvrant, le fit sursauter, devenu pourpre.

Elle ?

C’était un camarade des beaux-arts, un peintre perdu de vue depuis des années. Il venait voir Harlingues avec un tout jeune ami qui désirait faire de la sculpture.

Il fallut parler, s’intéresser, montrer les plâtres, rire à des plaisanteries, écouter des théories d’art, discuter… Ces garçons ne s’en allaient pas.

Un modèle qui vint se présenter et qui frappa timidement : second battement de cœur. Et puis ce fut Samadel, et puis un architecte avec sa femme et ses filles, et puis Krikri. L’atelier, rempli de voix, bruissait à la manière d’un marché. Il y a des jours comme cela, tout à coup.

Dérangé dans son travail, dérangé dans ses pensées, Harlingues, le sang à la tête, ne savait plus à qui répondre. Ses yeux de cristal fulguraient. Une nervosité grandissante lui faisait mal.

Il en fut ainsi jusqu’au soir.

Le dernier importun parti, longtemps il s’inventa des prétextes pour ne pas s’en aller à son tour. Inutile de chercher à retrouver où il en était de sa fontaine. Mais il nettoya ses outils, arrosa sa glaise et lava ses mains avec des lenteurs excessives. Et toujours ce guet, toujours ce regard vers la porte…

Le lendemain fut un jour de calme parfait. Cependant la nervosité subsistait.

« Si elle revenait… »

Les idées trottent.

« Si elle revenait, le mieux, pour la retenir, la garder, l’étudier, ce serait de faire son buste. Voilà une bonne idée ! Sans compter que, même au seul point de vue sculptural, elle est fichtrement intéressante ! Les cheveux, quelle belle masse à fouiller ! Et le regard, l’enfoncement des yeux ! Et tout ce qu’il y a dans cette bouche fanée ! Et les tempes ! Et le front ! Ce serait encore une belle œuvre, je le sens ! »

Ayant fait cette découverte, le voilà pressé de finir sa fontaine. Ce n’est plus la grande fièvre de l’inspiration. C’est la hâte de quelqu’un qui se débarrasse d’une corvée. Il faut que sa fontaine soit achevée ou presque achevée avant d’entreprendre le buste.

« D’ailleurs, elle est très avancée. Je ne vais plus avoir bientôt qu’à beurrer. Dépêchons-nous ! Dépêchons-nous ! Si Mrs Backeray, comme ça, brusquement, allait venir ?… »

— Au bout du cinquième jour, c’était devenu l’idée fixe. Il ne pouvait plus y tenir. Il avait une envie folle de la revoir.

Ce même soir, après avoir encore une fois dépassé l’heure au delà du possible, il défit violemment sa blouse, passa son veston, enfonça son chapeau sur sa tête, et, bien qu’il n’eût pas dîné, s’en alla d’un pas vif à la recherche de l’hôtel où elle demeurait.

Il avait étudié le quartier sur son plan de Paris. Il eut un plaisir de brute à courir après l’autobus déjà parti. Ce galop dangereux à travers les voitures lui faisait du bien.

Un peu avant la rue de l’hôtel, il descendit. Alors une angoisse lui serra la gorge. Il allait, tout à l’heure, apprendre : Mrs Backeray partie sans laisser d’adresse.

« J’aurais mieux fait de ne pas venir. Au moins, je pourrais encore espérer ! »

+ C’était un de ces hôtels comme on n’en trouve encore qu’à Paris, lépreux, noir, ignorant de toutes commodités modernes. Dans le bureau, renfoncement crasseux, empuanti sous un bec de gaz, il posa sa question à l’inconsistant personnage qui somnolait là. Sa voix s’étranglait, ses mains étaient glacées.

— Mâme Backeray, vous demandez ?…

Un coup d’œil au mur.

— Sa clé n’est pas là. Elle n’est pas rentrée.

— Ah !… fit Harlingues.

Et son sang se remit à circuler. |

— Vous pouvez lui laisser un mot… dit l’homme. Voilà du papier et une enveloppe.

Harlingues prit la plume. Ses doigts tremblaient légèrement.

Ce fut seulement au moment de formuler la première phrase : comment lui écrire ? Il était incapable de tracer trois mots d’anglais.

Gêné par le portier en attente, il se sentit grotesque.

— Je vais plutôt vous remettre ma carte, dit-il pour se donner du temps.

La carte était-elle suffisante pour expliquer sa démarche.

Brusquement, il écrivit sur cette carte : Come ! (Venez !)

Et quand l’encre fut séchée, il cacheta :

— Vous lui remettrez ça quand elle rentrera… recommanda-t-il.

— Elle le trouvera bien avec sa clé !… bougonna l’autre. S’il fallait attendre les clients toute la nuit…

Et Jude Harlingues, avec ces mots, sortit.

Au coin de la rue où il passait pour reprendre l’autobus, il eut-envie de retourner à cet hôtel pour écrire autre chose, Come ! c’était trop peu, ou trop.

« Tant pis !… » : murmura-t-il en haussant les épaules.

Son destin était engagé. Plein de perplexité, rêveur, il monta dans l’autobus presque vide.

Pour être sûr qu’on ne le dérangerait pas, il avait fermé sa porte à clé. Le grattement de Mrs Backeray, resté dans son oreille, il le reconnaîtrait tout de suite.

Depuis le matin, il travaillait comme un furieux.

— Si elle vient ce sera à la fin de la journée. J’aurais eu le temps de beurrer presque tout le groupe. Heureusement qu’il ne s’agit pas de grandeur naturelle.

Et son pouce allait et venait, véritable massage par effleurement. Voilà ce que beaucoup de sculpteurs appellent « beurrer ». C’est l’appel de la lumière. Partout où passe le pouce, la lumière passe aussi. Elle doit être partout. Pas de creux sans fond, pas de brusques coupures, pas d’ombre où le jour ne pénètre pas. Des doigts exercés d’aveugle verraient, si elle est faite selon les : lois sculpturales, les moindres détails d’une statue, C’est l’observance de cette condition primordiale qui prépare les effets du marbre ou du bronze, mais c’est également pourquoi le charme de la maquette fabriquée à la diable disparaît dès qu’il s’agit de l’exécuter en grand.

— C’est idiot de me dépêcher comme ça ! Je suis sûr qu’elle ne viendra pas !…

Elle vint.

Vers quatre heures, il entendit le : petit grattement. Le cœur sautant dans la gorge, il courut ouvrir. Et, dans sa joie inouïe de la revoir, il la saisit par les deux mains.

On a beaucoup parlé de l’Ève éternelle. Pourquoi ne parle-t-on pas aussi de l’éternel Adam, celui qui donna le jour à la compagne tirée de son côté ?

À force de penser à elle, Harlingues, dans le vide, avait recréé cette pauvre Anglaise. Il ne savait plus qu’il l’avait vue ivre et crasseuse, et rencontrée à la table d’un bar. Il ne savait que ce que Rodrigo lui en avait dit. Telle qu’elle se présentait maintenant, coquette, correcte et parée de son passé d’artiste et de femme, telle qu’il croyait toujours l’avoir connue.

La tenant encore par les mains, il l’attira doucement jusqu’au milieu de l’atelier. Il reculait en l’entraînant, et il la dévorait du regard.

Avec tout ce qu’il avait à lui dire, être obligé de garder le silence !

Malgré lui, les mots jaillirent de ses lèvres :

— Vous êtes belle ! Je suis heureux de vous voir… Ah ! si vous saviez ! Ôtez votre chapeau, que je voie vos cheveux… Comme vous êtes bonne d’être venue !

Elle dut attraper quelque chose au vol, car, délivrant ses mains, elle retira son chapeau.

— C’est ça ! Oh ! c’est magnifique !… On dirait une grande algue rouge.

Ses yeux tendres se promenaient sur la chevelure ensoleillée. Ce n’était pas absolument ce qu’on entend par rouge, mais plutôt le passage où le blond ardent va devenir rouge. Naturellement tordues, parcourues d’ondes épaisses, sans un fil blanc, les mèches en révolte accrochaient la lumière finissante et la renvoyaient, lueurs d’embrasement. C’était de ces gros cheveux riches qui se disposent d’eux-mêmes en forme de crinière.

Elle voyait bien qu’il l’accueillait avec joie, faisait fête à sa coiffure sauvage. Elle dit, un peu de bonheur sur sa figure ravagée :

You like it, don’t you ?

— Oui ! I like it. Oui, je les aime…

Les yeux fermés, la figure crispée par l’effort, il chercha. Comment, en anglais, dit-on : « algue rouge » ?

Mais cela dépassait son maigre savoir.

— Rouge… fit-il en tâchant de crier moins que d’ordinaire… Rouge… Red… c’est une algue !…

— Elle rapprochait ses sourcils, perdue dans l’indéchiffrable.

A… what ?

— Ça ne fait rien, allez !… Nous n’y arriverons pas.

Il la reprit par les mains, puis glissa ses paumes jusqu’aux coudes. Il admira ses yeux variés. Ils venaient de prendre une autre couleur. Elle pouvait avoir ce visage flétri sous le rouge, cette bouche tombée. Elle avait aussi cette lumière sur la tête et ce regard enfoncé, d’un bleu si sombre et si changeant, et qui semblait en avoir tant vu.

Elle était comme lui, misérablement muette, avec tout ce qu’elle eût voulu lui dire. Le langage de clown recommença.

— Moâ… vénioue. Vous disez moâ : come. Poûquoi ?…

— Moi dire come because want vous voir. Moi, je crois, love you.

Sombrement, elle secoua la tête.

No, you don’t love me !

— Mais si ! Mais si ! Je vous aime !

— Vous non connaît moâ.

Yes ! Connais vous. Vous poète. Vous… moi sais… moi comprendre…

Il eût pu prononcer le nom de Rodrigo, lui faire entendre, malgré les difficultés, que le Brésilien était à Londres. Elle eût deviné le reste. Il serra les dents, humilié. Trop tôt elle saurait l’admiration du rival.

Ses mains persuasives attirèrent encore. Il voulait l’avoir sur son épaule, comme à sa dernière visite. Voyant qu’elle résistait, il n’osa pas. Il avait si peur de la froisser encore ! Il se courba pour embrasser ses longues mains, toutes les deux réunies dans les siennes. Il entendit son profond soupir. Relevant la tête, il la considéra longtemps. Il ne la tenait plus que par le bout des doigts. Maintenant elle regardait ailleurs, et ses sourcils étaient douloureux.

« C’est comme ça qu’il faudrait la faire », pensa-t-il.

— Écoutez ! You poser pour moi. Je voudrais.

Il lâcha le bout des doigts pour s’expliquer par gestes. Il modelait dans le vide en la regardant, montrait sa cuve de glaise, tapait sur la selle inoccupée, avançait la chaise pour la faire asseoir.

— Vous voulez bien ?… Yes ?

— Moâ ?… s’écria-t-elle en se frappant la poitrine. Do you mean you want te make my portrait ?

— Oui !… Oui !… Oui !… s’exclama-t-il en même temps qu’elle. C’est ça !… Poser pour moi !… Your portrait !

Elle lui mit la main sur l’épaule. Une émotion passait sur son visage. Et puis, sans qu’il s’y attendit plus que la première fois, elle se pelotonna contre lui.

— Ma chérie… murmura-t-il.

Ils restèrent un moment joue à joue, chastement. Il avait bien envie de l’embrasser, mais il se retenait. Désormais, il lui laissait l’initiative des gestes graves. Le nez chatouillé par les cheveux fous, il la garda sur sa poitrine tant qu’elle voulut. Enfin, elle se dégagea. Ce fut pour courir s’asseoir, le menton haut, déjà dans la pose.

« Elle est contente !… » se dit-il avec un rire de plaisir.

Et, comme il allait vers ses boîtes désordonnées, elle se retourna pour le suivre des yeux.

I must… établir armature.

Elle comprit en le voyant faire.

— Oh !… I see ! … disait-elle, intéressée.

Pendant qu’il faisait les préparatifs, elle lui demanda des cigarettes. Et, dès cet instant, elle ne cessa plus de fumer.

Il chercha, lorsque enfin il put commencer à manier la terre, comment lui faire comprendre l’attitude et le regard qu’il voulait. Elle s’était assise, raide et figée, sans oser même remuer les paupières.

— Non !… répétait-il. Pas comme ça…

En face d’elle, il essayait de l’imiter quand elle avait son expression douloureuse.

Ils firent ainsi la pantomime pendant un bon moment avant qu’elle eût saisi sa pensée.

— Aoh !… Compris ! s’écria-t-elle tout à coup. You want me te be sad !

— C’est ça ! Je veux que vous soyez triste.

— Mais moâ non triste, aujoûd’hui.

— Ça c’est gentil !…

Il lui embrassa les mains. S’il avait pu lui parler, certainement il eût vite renoncé à la sculpture.

Une heure passa dans le silence du travail. Elle fumait. À quoi pensait-elle ? Maintenant qu’elle ne se forçait plus, son expression naturelle revenait graduellement envahir ses sourcils, ses yeux, les coins de sa bouche.

Empoigné par son sujet, Harlingues respirait fort.

Kriegel seul vint interrompre. Il ne s’étonna pas de ce modèle qui n’était pour lui qu’une dame, une commande. Après avoir parlé des affaires qui l’amenaient, il repartit.

À la fin de cette après-midi laborieuse et concentrée, déjà les intentions du buste se dessinaient. Mrs Backeray vint regarder, et ses mains applaudirent comme au théâtre.

Les linges posés, la blouse ôtée, Harlingues fut un instant perplexe. Fallait-il inviter l’Anglaise à dîner avec lui dans un restaurant, la ramener simplement à son hôtel ?

Tremblant de l’indisposer :

— Dîner avec moi ?…

Elle secoua la tête. I] n’insista pas.

— Vous ramener hôtel ?

Yes, with pleasure.

Dans le taxi découvert qui les emportait, obligé toujours de se taire, il eût voulu lui prendre la main. Il attendit qu’elle l’y engageât par un geste. Comme elle restait droite et rêveuse, il ne bougea pas. De temps en temps, il se tournait vers elle et lui souriait. Elle répondait par un regard profond, assez fixe.

À la porte de l’hôtel, il la quitta sur une poignée de mains simplement un peu longue.

— Demain !… To morrow !

To morrow, yes !…

Il la regarda disparaître sous la porte noire. Il se demandait s’il ne l’avait pas déçue, cette fois, par une réserve un peu trop grande.