Rédalga/08

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 63-67).


VIII

 l avait dû la froisser en quelque chose, parmi les tâtonnements et les ânonnements de leur langage insensé. Vainement attendit-il sa visite, le lendemain.

Cependant, cette attente intriguée l’avait aidé toute la journée à travailler. L’impression qu’il pouvait être, d’une minute à l’autre, dérangé par elle, lui donnait une fièvre salutaire. Autour de l’ébauche, il avait retrouvé son génie.

En rentrant chez lui plus tard encore que d’ordinaire, il se sentait un peu vexé, dans tous les cas « bien attrapé ».

— Suis-je bête, se disait-il en montant l’escalier. Voilà que je me mets de mauvaise humeur pour cette bonne femme-là, maintenant !

Il projeta de lire après son dîner pour n’y plus penser, ou de se coucher dès la dernière bouchée.

Mais il fit autre chose, même avant de se mettre à table. Car, sur son assiette, en évidence, il y avait une lettre, et cette lettre était de Rodrigo.

Cher monsieur Harlingues,

Ne sovez pas trop étonné de cette lettre. Je ne peux pas ne pas l’écrire, étant trop exalté. J’ai pensé que c’était à vous plutôt qu’au terrible Alvaro qu’il fallait raconter ce que j’avais entendu à Londres au sujet de notre pauvre Anglaise.

Vous serez étonné comme moi d’apprendre qu’elle est très connue dans le monde littéraire d’ici, du moins comme poète, car on sait peu de choses de sa vie privée, ce qui n’a rien d’étonnant puisqu’elle vit à Paris depuis plusieurs années. (Les gens pensent que, n’ayant presque pas d’argent, le change est sa seule chance de ne pas mourir de faim !)

J’ai pu facilement me procurer les trois livres de vers qu’elle a publiés. C’est en les lisant qu’il m’a été permis de deviner à peu près sa biographie.

Je vous dis tout de suite que ces vers sont remarquables, comme je m’en étais douté, qu’ils sont, de plus, d’une nouveauté, d’un ragoût, d’une force auxquels notre époque nous a peu habitués, et simplement fantastiques de la part d’une Anglaise, par leur audace qui, même en France, aurait de quoi surprendre. Mais je vous en reparlerai tout à l’heure.

Il résulte donc de ma lecture, aidée par deux ou trois dires récoltés ici et là, que Mary Backeray (ce n’est d’ailleurs pas son nom de femme, mais son nom de jeune fille), fut d’abord une saine enfant de la nature, née et élevée à la campagne, où sa famille dirigeait de grandes fermes ; qu’elle se fit malgré cela, par des études assidues, une culture littéraire et artistique de premier ordre ; qu’elle écrivit des vers dès son enfance (non publiés) ; qu’elle se maria très jeune (car elle était belle !!) avec un homme titré qui l’emmena dans son château, loin des siens, et lui fit vivre une de ces monstrueuses existences anglaises dont la seule idée, à nous autres Latins, glace le sang dans les veines ; que, prisonnière dans ce château à la Brontë ou à la Julien Green, seul avec un être de glace qui détestait sa fougue, elle n’eut de consolation que par ses deux enfants (car elle a eu deux enfants), et qu’au bout de bien des années, on ne sait ni comment ni pourquoi (peut-être les enfants étant grandis ou arrachés d’elle) elle s’échappa de sa geôle aristocratique, mena dans Londres une bohème misérable et mystérieuse, y publia ses deux derniers livres, beaucoup plus beaux que le premier, puis disparut définitivement (nous savons où elle est, n’est-ce pas ? et ce qu’elle fait !).

Une telle vie, on la retrouve tout entière dans ses poèmes auxquels je veux revenir.

Quel dommage que vous ne lisiez pas l’anglais. J’essaierai bien de vous en traduire quelques vers, mais qu’est-ce qu’une traduction quand il s’agit de poésie ?

Sachez-le, du moins, dans ces vers étonnants, on trouve lyrisme, mauvaise humeur et profondeur à égale dose. Sous une forme presque toujours bourrue et pleine d’ironie, on y trouve sa solitude effroyable, sa rage contre le gentleman qui ne lui parle jamais et la traite en roturière, presque en servante, son ennui dans des pièces froides et trop bien rangées, son regret de sa terre, toutes les fraîcheurs de la nature ; rien, cependant, sauf l’attendrissement anglais pour les daisies (pâquerettes), les daffodils (narcisses) et les lilies (lis), qui remplissent les vers des autres auteurs britanniques, car sa verdeur et sa puissance négligent ces mièvreries nationales. On y trouve aussi parmi de sombres revendications presque populacières, — à côté d’un humour inouï quand elle s’adresse, par exemple, à sa cuisinière (au temps de sa splendeur) ou parle des divers galetas de : sa bohème londonienne, — on y trouve des élans de prière désespérée et surtout, ce qui remue le cœur, les plus beaux, les plus touchants vers maternels qu’une femme ait jamais trouvés pour ses enfants — ce qui ne l’empêche pas d’écrire aussi, fort brutalement, sur la condition de la femme enceinte et de la femme en général.

Je crois que pas une n’est plus femme que celle-là, j’oserais presque dire plus femelle, mais une femelle qui, bien que levant sans cesse le drapeau rouge, pense surtout à ses petits.

Avec cela l’aveu de sa chute progressive, l’amour orgueilleux de son art, et une technique qui n’appartient qu’à elle. Et nulle part, chose plus curieuse que tout le reste, on ne voit se manifester l’influence de l’alcool.

Que ce descendant de votre Villon et de votre Verlaine soit femme — et née en Angleterre, encore… — voilà le plus étrange de toute l’affaire, vous ne trouvez pas ?

Dites si je ne suis pas prophète pour avoir senti tout cela dès le bar de Montparnasse ? Cette femme serait seulement un peu belle ou plutôt ne serait pas impossible, il y aurait de quoi avoir le grand béguin, malgré son âge. Je sais bien qu’Alvaro rirait de moi s’il savait. Aussi n’est-ce pas à lui que je me confie. Il est trop grand seigneur pour apprécier celle sorte de saveur. Mais moi qui ne suis pas « de votre Europe blasonnée », moi le sauvage, je vous dis sans honte mon impatience de revoir cette femme après ce que je sais d’elle. Car peut-être serait-il possible de la tirer de son horreur et d’en faire ou plutôt d’en refaire un être merveilleux, en la régénérant.

Je ne suis pas sûr que vous ne souriez pas comme le ferait Alvaro, tout en lisant cette trop longue lettre. Excusez-moi, cher monsieur Harlingues, si j’ai tant abusé de votre patience. Mais vous êtes un si grand artiste qu’il m’a semblé sentir en vous celui qui pouvait tout comprendre. Et, certes, l’homme qui fit la Grande Initiée est capable d’apprécier le goût du mystère, même chez un être aussi déclassé que celui dont je parle.

Croyez, maître, à mon admiration, à ma cordialité toute respectueuse.

Dans une quinzaine environ, je serai revenu de Londres. Quelle joie de vous revoir au milieu de vos chefs-d’œuvre

Rodrigo.

Après qu’il eût dîné, plusieurs fois il relut cette lettre.

Ce n’était pas seulement pour ce qu’elle contenait sur l’histoire et la mentalité de l’étrangère, ce n’était pas seulement parce qu’elle le rendait fier, tout à coup, d’avoir été choisi par un tel poète, c’était surtout parce que cette lettre éclairait Jude sur lui-même, lui faisait découvrir des sentiments profondément cachés dans son cœur.

« …En faire ou plutôt en refaire un être merveilleux en la régénérant… »

C’était à cela qu’il pensait sans le savoir depuis l’instant où cette femme avait eu ce regard en le comparant au visage de sa mère.

Les paroles qu’elle avait dites ensuite au sujet de ses statues n’avaient fait qu’accentuer son obscur intérêt pour l’inconnue qui parlait ainsi.

Par la suite, malgré la désinvolture avec laquelle il avait reçu ses marques inattendues de tendresse, quelque chose en lui savait bien que l’affaire était plus sérieuse qu’il ne voulait le croire.

Soudain magnifiée par ce qu’il apprenait d’elle, la pauvre Anglaise « cette bonne femme-là », devenait à présent l’être rare, le dangereux enfant perdu sur lequel on ne saurait refermer ses bras qu’avec émotion et une sorte de douloureux respect.

Il n’était plus « bien attrapé » mais triste.

Elle ne revenait pas le voir. Cependant, c’était pour lui seul qu’elle avait coupé ses cheveux, rafraîchi sa toilette et son visage, pour lui qu’elle était devenue belle. Sans bien deviner comment, chose de plus en plus certaine, il l’avait froissée dans son élan vers lui.

Sombre, la lettre éparpillée sur son petit divan, il réfléchissait, se reprochait d’avoir compris en retard près de quel beau pathétique roman il venait peut-être de passer.