Rédalga/11

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 87-95).

XI

La fontaine s’achevait dans la lumière du matin.

Calme et pensif, Harlingues travaillait. Ce qui s’était passé la veille entre l’Anglaise et lui l’encourageait dans ses projets d’avenir. Une image charmait son esprit : « Je vais la modeler comme une statue. »

Cette œuvre qu’il allait entreprendre ne lui faisait pas peur. Il avait l’habitude de la lutte, l’expérience de la matière résistante. Dépourvu du moyen le plus efficace, obligé d’agir sans les paroles, c’était comme si, devant un sujet plus difficile que d’autres, il se voyait, obligé de ne travailler qu’avec un seul bras.

— Ça ne fait rien. J’y arriverai tout de même !

L’arrivée de Samadel rapportant le buste de sa mère, plâtre éblouissant, arrêta sa méditation.

— Il est beau !.… disait le mouleur avec un regard d’admiration pour l’œuvre commune.

— As-tu fait le bon-creux, vieux ?

— Ouï ! oui… tu auras des exemplaires d’ici peu.

— Bon. Alors nous pourrons essayer des patines. Il y a aussi des tas de choses que je retravaillerai. Maintenant que j’ai celui-là, je n’aurai plus peur de gâter le premier jet.

La tête de côté, signe de satisfaction, il souriait à l’effigie blanche, lui souriait comme à une statue et comme à une personne.

Ainsi le surprit le comte de Vasconcellos en apparaissant à la porte restée ouverte.

— Bonjour, cher ! Me voilà revenu !

Harlingues se retourna, saisi.

— Alvaro ! Ah ! tu arrives à point ! Je termine ta fontaine ce matin !

Samadel, parmi les bienvenues, sortit et referma la porte derrière lui.

— Voyons-la, cette chère fontaine ! Je n’ai pensé qu’à ça pendant tout mon voyage.

Harlingues s’écarta.

— Voilà. J’espère qu’elle te plaît toujours !

Les exclamations et joies d’Alvaro n’en finissaient plus. Il voulait déjà sa chère fontaine à Bellevue. Il trouva cent choses ingénieuses pour exprimer son admiration. Ses pas en avant et en arrière semblaient rythmer le poème improvisé.

Quand : il eut terminé ses belles vocalises littéraires, il s’assit sur la chaise pour continuer à contempler.

— Travaille, cher, je t’en prie ! Je suis si heureux d’être là.

Consciencieux, Jude se remit à beurrer.

— Naturellement, tu n’as fait que cette fontaine depuis que je t’ai quitté, Ah ! voici le buste de ta mère… Il est aussi beau en plâtre qu’en terre. C’est toujours le chef-d’œuvre. Cher… Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Harlingues, se sentant rougir, ne se retourna pas. « Ça », c’était, sous les linges mouillés, le visage de Mrs Backeray.

— Devine si tu peux !

— Comment veux-tu que je devine ?… Puis-je toucher ?

Il alla tâter sous les linges.

— C’est un buste, évidemment. Mais de qui ?

— D’une personne que tu connais.

— Ah ? ah ?… Rodrigo, peut-être.

— Non. Il est toujours en Angleterre,

— C’est un homme ?

— Non.

— Voyons !… Une personne que je connais… Montre-le-moi. Je ne trouve pas.

Harlingues, ennuyé de la figure qu’il faisait, alla développer à contre-cœur.

Expliquer au Portugais les changements survenus si vite pendant son absence, que ce serait long et difficile ! Une pudeur l’arrêta aux premiers mots.

— C’est juste commencé, tu sais… dit-il pour gagner quelques secondes. Je ne crois pas que tu reconnaîtras.

Alvaro regardait, intrigué, le buste se dégager de son linceul humide.

— Oh !… Comme c’est intéressant. C’est une lionne !… Pourquoi dis-tu que je connais cette femme-là ?

— Tu la connais ! cherche bien !

— Mais cher… Non !… Ce n’est pas ?… Est-ce que ce serait l’Anglaise de Rodrigo ?

Harlingues eut un mouvement. Ce n’était pas l’Anglaise de Rodrigo. C’était son Anglaise à lui.

— C’est Mrs Backeray, oui.

— Oh ! que c’est drôle !… : s’écriait Alvaro. Tu t’en es inspiré pour faire cette belle chose… Ça, c’est trop fort !

— Je ne m’en suis pas inspiré, non. Elle a posé.

La main sur la bouche, Alvaro se mit à rire aux éclats.

— Tu l’as revue ? Tu la fais poser ?… Tu lui as coupé les cheveux !… Raconte ! C’est trop amusant !

Son rire cessa net. Il venait de voir l’expression d’Harlingues.

— Elle n’est pas ce que nous pensions… Commença celui-ci. Rodrigo te racontera ce qu’il a découvert à Londres. Il m’a écrit… C’est un grand poète, cette femme-là, continua-t-il, et son histoire, tu sais, est tout à fait palpitante… D’abord, si tu la revoyais, tu serais bien étonné. Ce n’est plus du tout celle que nous avons vue au bar. Elle est maintenant arrangée, bien tenue… Et puis, je t’assure, une dame ; une vraie dame de race !

Sa voix tremblait légèrement, ses yeux brillaient.

— Mais, cher, dit Alvaro riant encore, je t’assure que tu m’inquiètes. On dirait, maintenant, que c’est toi qui es amoureux d’elle.

Il se mordit les lèvres. Harlingues venait de pâlir un peu.

— Jude !… Voyons !… Ce n’est pas possible ! Tu… Tu l’aimes ?…

Et Jude murmura :

— Je crois que oui.

La bouteille de porto restait cachée avec les verres derrière le poêle. Harlingues attendait assez malicieusement l’heure du « thé » pour découvrir sa manigance.

Mrs Backeray, venue à deux heures, posait sagement sans même fumer. Elle n’avait rien dit en entrant, n’avait rien regardé, s’était assise après une simple poignée de main, et, depuis, elle restait sombre, retrouvant d’elle-même l’expression que cherchait l’artiste.

En plein entrain créateur, il se dépêchait de fixer ce qu’il voyait, tout en guettant l’agitation annonciatrice de soif.

Vers quatre heures et demie, il regarda l’horloge ostensiblement.

— Vous pas vouloir your tea ?

Le menton bas, elle secoua fortement la tête sans lever les yeux, à la manière d’un enfant puni ; cela le fit sourire, débonnaire, attendri.

— Allons !… dit-il en allant vers elle. Venez. Il faut vous reposer, date tous les cas. ;

Comme elle se rétractait à son approche :

Come ! Venez voir mother revenue du moulage !

Elle suivit son geste, et, seulement alors aperçut le plâtre frais. Elle se : leva du coup. Ce buste-là l’hypnotisait certainement. Elle alla le toucher d’une main respectueuse, fixa longtemps les traits du vieux, énergique et doux visage.

— Ah ! fit Harlingues dans un souffle.

L’Anglaise, penchée, venait d’embrasser le front de plâtre.

— Curieux !… pensa-t-il, remué, Qu’est-ce que qui peut bien se passer dans la tête de cette fille-là ?

Il ne bougeait pas, continuait à la regarder faire.

Elle vint à lui, soumise, toujours craintive, et lui prit la main. Que voulait-elle ? Elle l’amena près du buste, et recommença de comparer les deux physionomies.

« Ah ! puisqu’elle vous plaît tant, songeait-il, si vous pouviez lui promettre de vous corriger ! »

Il enchaîna, furieux et désolé :

« Il n’y a pas à dire, il faut que je prenne des leçons d’anglais ! »

— Vous, love mother ? … énonça-t-il.

Aoh yes ! I de love her !

— Eh bien !… (sa grimace ne remplaçait pas la phrase introuvable), si you love her, il faut… il ne faut plus…

Une pirouette triste termina le sermon avorté.

Admirant le paradoxe apparent qui suivait son essai de morale, il alla chercher, derrière le poêle, la bouteille et les deux verres, avec cette annonce :

— Voilà le thé !

Elle faisait peut-être carême depuis la veille au soir. Elle ne résista pas une seconde, Sur la table à modèle, il disposa le régal auquel s’ajoutèrent des biscuits dans une boîte de papier. Assis chacun sur un coin, ils goûtèrent, bizarrement muets, en échangeant des coups d’œil gentils.

Il n’avait versé pour lui que le quart du verre à bordeaux, mais l’autre verre était rempli jusqu’au bord.

— Un seul ! One ! déclara-t-il en levant le doigt.

Et, profitant de l’occasion pour s’aider par signes, il montra le buste maternel à deux pas.

— Elle, pas aimer vous drink trop, t00 much. Elle, un verre, one glass, oui, deux, ne ! fâchée !… Si trois, très, très, very fâchée.

Le bleu de ses yeux devenu foncé, gravement, elle écoutait. Mais quand elle eut, en deux fois, avalé son porto, l’envie qu’elle eut d’un second verre était si manifeste qu’il faiblit et lui en versa la moitié d’un encore.

— Maintenant, fini. Pose. Cigarettes si vous voulez.

Et, jusqu’au soir, héroïque, elle fuma sans rien demander.

Au moment de monter dans le taxi pour la reconduire, encore un coup il essaya :

— Dîner avec moi ? Dine with me ?

À sa surprise, elle accepta.

Ce n’était pas un restaurant chic. Il connaissait cela pour y avoir quelquefois invité des amis. Il est dans Paris de ces marchands de vins en voie de se transformer en lieux qui deviendront peut-être à la mode un jour.

À leur petite table toute simple, au milieu de dîneurs modestes et convenables, ils firent un repas agréable, soigneusement choisi sur le menu dactylographié.

Une bouteille de vin blanc, une bénédictine pour finir, c’était normal, honnête.

Harlingues apprécia la tenue aristocratique de sa compagne, la componction britannique avec laquelle elle mangeait. Le brouhaha des autres convives rendait moins gênant ce dîner pendant lequel ils ne pouvaient, avec leur langage, se donner en spectacle à toute la salle.

Ils sortirent de là sans se donner le bras, et marchèrent ainsi jusqu’à la rencontre d’une voiture.

Mais, arrivés à l’hôtel, Mrs Backeray prit la manche de son cavalier.

Come up stairs with me !

Elle l’emmenait dans sa chambre ? Le cœur de l’homme se mit à battre fort. Qu’allait-il se passer là-haut ?

Il faisait presque jour encore. Cependant le regard de travers du portier quand ils passèrent devant le renfoncement obscur fit comprendre au sculpteur qu’il s’agissait d’une anomalie dans l’hôtel. Il respira largement. La femme qu’il suivait ne recevait jamais personne.

La vue de la pauvre chambre dans laquelle elle l’introduisit fit qu’il retint une exclamation. Elle allumait le papillon de gaz du milieu. Dénuement, crasse, exiguïté, plafond trop bas, meubles crevés, étroit lit de fer…

Sans le faire asseoir, elle alla tout de suite tirer le tiroir de la mauvaise commode. Il comprit, non sans une petite déception. Empressée et triste, elle lui apportait des photographies.

My children

— Oh ! ce sont vos enfants ?

Ils étaient toujours deux sur les portraits, depuis le bas âge jusqu’à dix-sept ou dix-huit ans peut-être, deux blonds petits Anglais très élégants, l’air de têtes couronnées.

Il regarda, pendant quelques minutes, attentif, pénétré.

Puis il interrogea, bas :

— Où sont-ils ?… Where ?

Les prunelles bleues montèrent sous les paupières. La figure de l’Anglaise se décomposait. Du doigt elle désigna le plus jeune :

— Morte.

Plus bas encore, il demanda :

— Et l’autre ?

Désespérément, elle indiqua : « Là-bas, là-bas… »

— Dans Inde… souffla-t-elle… Avec husband.

— Avec votre mari ?…

Yes

Il laissa retomber les photographies. Il hochait la tête, les yeux au plancher. Elle lui reprit doucement ces portraits, remit son trésor dans le tiroir de la commode, et revint à lui. Face à face, debout sous la lumière papillotante, ils restèrent perdus dans les ténèbres de leur tragique silence. Puis Harlingues, malgré lui, promena son regard autour de cette chambre affreuse, s’arrêta plus longtemps du côté du lit. Il eut alors peur de paraître indiscret, inconvenant. Il tendit la main pour se retirer.

Good night… fit-il, la gorge serrée.

Elle se dépêcha de le reconduire à la porte. Sa hâte était singulière. Avait-elle craint quelque chose ?

Mais, au moment de refermer sur lui cette porte, furtive, elle lui embrassa la main dans l’ombre.