Rédalga/12

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 96-104).


XII

 es affaires de sentiment et des calculs budgétaires, mélange difficile. Harlingues établit un programme de dressage amoureux et philanthropique, mais, en même temps, il est obligé de faire des comptes.

Pour arriver à corriger l’Anglaise de son alcoolisme, il faudrait la surveiller comme une enfant, donc la quitter le moins possible. Mais diner chaque soir avec elle et chaque soir la reconduire en taxi, ces dépenses ne sont pas prévues dans la vie d’un artiste pauvre. Le dîner pourrait être moins somptueux, l’autobus pourrait remplacer le taxi. Quelle humiliation !

« Si j’avais seulement une belle commande ! »

Il songe qu’Alvaro veut absolument lui payer sa fontaine. Avec indignation, il repousse cette idée qui l’humilie bien plus que l’autobus et la charcuterie.

« Je pourrais la faire dîner chez moi. Pourquoi pas ? Ça ne me coûterait pas beaucoup plus cher que lorsque je suis seul. Nous rentrerions à pied tous les soirs après l’atelier. Ce serait gentil ! »

Mais il faudrait la reconduire après à son hôtel, et, si elle partait très tard, il n’y aurait à compter que sur les voitures.

Si elle partait très tard, cela voudrait dire qu’elle n’aurait plus besoin de partir du tout…

L’imagination s’attarde, complaisante, jusqu’à ce qu’une petite idée comique et terrifiante vienne en travers du beau rêve.

« Oui… mais ma concierge n’admettra pas ça ! »

Dans la maison qu’il habite, on ne lui loue son logement qu’à l’année. Jamais, même en plein jour, il n’a eu l’audace de monter son escalier avec l’un de ses petits modèles, de peur de se faire renvoyer aussitôt.

« La vie n’est pas toujours commode… » Ce mot-là que tout le monde se répète pour des raisons différentes, et qui semble s’adresser à quelque harpie invisible…

Il comptait bien que Mrs Backeray, comme les autres jours, viendrait juste à deux heures : La fontaine était achevée. Il ne savait même pas pourquoi, ce matin, il allait à son atelier. Habitude invétérée, intoxication.

Au retour de son déjeuner dans le débit quotidien, l’après-midi commence mal.

Deux heures et demie… Mrs Backeray n’est pas encore là.

Sûr d’elle, après l’émouvante journée d’hier, il sourit à ce retard, tendrement. IT fait aujourd’hui si chaud ! La pauvre fille vient peut-être à pied. Sûrement elle vient à pied. Elle s’est endettée en achetant ces effets propres, et, maintenant, il faut économiser.

« Elle est encore plus pauvre que moi, somme toute, »

Nonchalant, d’une main presque désœuvrée, il flatte le groupe de la fontaine, pour se donner l’air de faire quelque chose.

« Tout de même, elle pourrait se presser un peu… »

Trois heures. Rien encore. Une heure de retard, c’est vraiment beaucoup ! D’avance il prépare les verres, le porto, les biscuits.

Trois heures et demie. Il a développé le buste. Il le tripote nerveusement, les yeux sans cesse dirigés vers l’horloge, quand ce n’est pas vers la porte.

Quatre heures. Il n’est plus sûr de rien du tout. Avec leur conversation d’enfants de trois ans, comment pourraient-ils arriver à se comprendre ? Les interprétations qu’il en tire peuvent être parfaitement fausses. Il sera toujours le malheureux naïf que tout le monde roule à qui mieux mieux.

Quatre heures et demie. L’ébauchoir dont il se servait vole à travers l’atelier.

— Ou bien elle se fiche de moi ou bien il lui est arrivé quelque chose !

Cinq heures. Les bras ballants, l’œil fixe, il n’est même plus capable de se mettre en colère.

Cinq heures et demie. La blouse arrachée, il passe son veston. C’est bien plus simple d’aller jusqu’à l’hôtel pour voir si Mrs Backeray n’est pas malade :

Au tournant de la rue, il faillit, tête baissée, se cogner sur elle qui venait enfin.

La rage et le bonheur passèrent dans ce cri :

— Mais qu’est-ce qui vous arrive, mon Dieu !

Son élan n’alla pas plus loin. Un seul regard avait suffi. L’Anglaise était complètement ivre.

Pourquoi l’avoir fait entrer dans l’atelier ? Amèrement, il croisa les bras pour la regarder.

D’une raideur exagérée, marchant presque trop droit, elle avait son allure sinistre et son haleine alcoolisée. Elle alla directement à la chaise sur laquelle elle s’assit pour poser, en oubliant de retirer son feutre. Elle ne semblait pas s’apercevoir du scandale muet qu’elle suscitait.

Les bras toujours croisés, Harlingues remuait de haut en bas la tête, et ses dents dévoraient sa lèvre inférieure. La scène qu’il ne pouvait pas faire devait se passer de cette façon-là. Comment faire une scène ? D’abord il ne savait pas l’anglais, ensuite on ne parle pas aux ivrognes, en troisième lieu la coupable, dès les premiers mots, s’enfuirait épouvantée.

« Voilà donc où nous en sommes !… » rugissait-il intérieurement.

Il se sentait trompé, bafoué par cette créature autour de laquelle il échafaudait tant d’avenir. Le dépit, la rancune grondaient. N’était-il pas plus simple de la mettre tout de suite à la porte de son atelier et de sa vie ? Il ne lui faudrait pas tellement de temps pour l’oublier.

À cette seconde, la balance du destin oscilla terriblement au-dessus de sa tête. Une envie d’homme en colère le tenaillait : Prendre cette femme aux épaules, la pousser dehors, claquer la porte dans son dos. Quel soulagement enivrant ! Quel rire de délivrance, ensuite !

Il fit un geste, et s’arrêta. Ses colères, il avait toujours à les regretter par la suite.

— Qu’est-ce que vous dites ?…

Sans bouger de sa pose, elle venait de parler. C’était en anglais. Il s’approcha d’un pas rageur. Elle ne leva pas les yeux, mais, sous son feutre, tira sur l’une de ses mèches ardentes. Il entendit le rythme sans comprendre les mots. Elle scandait des vers.

Il leva les yeux au ciel. Elle en était revenue exactement au soir de Montparnasse. Les échelons qu’il avait cru lui faire gravir, elle les redescendait d’un seul coup, dégringolade lamentable.

Brusquement, il en prit son parti.

— Après tout, dit-il tout haut en ricanant, je m’en fiche, moi ! Je vais toujours travailler mon buste, tiens !

Grossièrement, et non sans plaisir, il lui retira son chapeau, qu’il jeta par terre. Avec une vague conscience d’animal, elle était venue, malgré son état, et elle posait, sur sa chaise, comme jamais elle n’avait posé.

Seul devant un mannequin, Harlingues remit violemment sa blouse, et reprit ses ébauchoirs.

Le travail l’avait calmé. Le jour tombait. Le buste, pendant les deux grandes heures de cette séance étrange, s’était animé d’une vie impressionnante. Il y eut tête de côté, clignement des yeux, profonde satisfaction d’artiste.

— Je crois que c’est une belle chose… murmura le sculpteur.

Un commencement d’indulgence cherchait son cœur depuis un bon moment déjà. Le paquet de cigarettes lancé sur ses genoux, l’Anglaise avait fumé tout ce temps, sans cesser de réciter à mi-voix des poèmes.

Harlingues fit paisiblement son ménage de chaque soir, lava ses mains, mouilla ses linges, rangea ses outils, se rhabilla pour la ville.

— Allons !… cria-t-il. Nous rentrons !

Il n’était pas question de l’emmener dîner. La tenant sous le bras il la conduisit jusqu’à la première voiture passante.

Quand ils furent arrivés à l’hôtel, le taxi payé :

— Demain !… te morrow ! … jeta-t-il comme un ordre.

Et, sans même lui serrer la main, il la laissa sur le trottoir pour rentrer à pied chez lui, si loin, sûr de ne pas diner et de ne pas dormir.

Pendant que s’allongeaient ses grandes enjambées, de nouvelles complications s’ajoutaient à celles qui, depuis quelque temps, bousculaient sa tête, ordinairement farcie de simple sculpture.

Aimer une femme pour la première fois, certes, c’est un bel événement dans la vie d’un homme de trente-huit ans. Mais quand cette femme est, premièrement, une étrangère avec laquelle on ne peut pas parler, deuxièmement une aventurière ténébreuse, troisièmement une ivrogne incorrigible, est-il sage de vouloir pousser jusqu’au bout ce qui n’est encore que tendances amoureuses ?

L’aimait-il ? Il aimait son mystère ; il aimait aussi la pitié généreuse qu’elle lui inspirait ; il aimait enfin, et de toute son énergie de lutteur, la difficulté dressée devant lui.

« Donc, c’est parce qu’elle est étrangère ; dangereuse et tombée. Alors, pourquoi lui reprocher ses obstacles, si mon plaisir est justement de les franchir ? »

Il se sentit penché vers un abîme. Il était temps encore de s’arrêter sur le bord. Ce recul de poltron ne lui plaisait guère.

Égoïste et philosophe, il conclut en arrivant chez lui : « Finissons toujours le buste. Après, on verra. »

Et, parce que son art l’emportait encore sur ses sentiments, orgueilleusement il marqua le coup, heureux aussi de se rassurer.

La nuit agitée qui s’ensuivit apporta cette sage conclusion : « Décidément, il vaut mieux cesser de la voir. »

Il ne s’agissait plus de la mettre à la porte, mais de la laisser s’éliminer d’elle-même. Pas de cruauté, pas de violence. Ne plus s’attacher à elle, renoncer à l’aventure, tout simplement.

Pourquoi, tranquille parmi tes œuvres massives et tes chimères insaisissables, grand artiste et brave homme, troubler ta vie ? Tu n’as pas assez d’argent et pas assez de temps. Tu as autre chose à faire que de t’instituer le chien de T’erre-Neuve d’une malheureuse. Elle t’a intéressé pendant plus d’un mois, tu auras fait un beau buste d’elle. Il suffit. Quand elle sera sortie de ton existence, il te restera le meilleur d’elle : sa tête à caractère, son masque dramatique, le mouvement de sa chevelure orageuse. Un plâtre de plus dans ton atelier, voilà tout.

Une avide curiosité de revoir ce buste le faisait marcher vite à travers les rues sur l’asphalte poisseux de juillet finissant. Le matin brûlait déjà, fournaise.

C’est le bonheur de l’artiste de retrouver avec des yeux rafraîchis par la nuit la chose qu’il a travaillée la veille. Il attend la surprise, bonne ou mauvaise, d’après laquelle il jugera si l’œuvre est réussie ou manquée ; car, arrivé dessus en étranger, il peut la regarder à froid, comme le produit d’un autre.

Au creux de la boîte à lettres qu’il ouvrait chaque jour à sa porte avant d’entrer, dans laquelle il ne trouvait presque jamais rien, il y avait quelque chose.

Il déchira l’enveloppe sans timbre, apportée par quelqu’un.

Cher, je ne veux pas, en ce moment, te déranger dans ton travail. Mais comme je souffre de ne pas te voir, veux-tu me faire l’amitié de déjeuner avec moi, demain ? Je viendrai te prendre vers une heure. Je serais très heureux st Mrs Backeray voulait se joindre à toi. Je vais également prier Rodrigo qui m’a fait téléphoner hier au soir, retour de Londres. Je passe chez lui cet après-midi.

À demain, n’est-ce pas ?…

Alvaro.

— Bon ! grommela Jude, il ne manquait plus que ça !…

À la seconde lecture faite dans l’atelier, il découvrit entre les lignes la délicatesse de son ami. Le Portugais s’imaginait qu’il était l’amant de Mrs Backeray. Pour ne pas les gêner, il s’abstenait de venir, Pour leur faire plaisir et montrer qu’il approuvait leur union, il les invitait ensemble.

S’il avait su la vérité !

Sans prendre aucune décision, Harlingues mit de lettre dans sa poche.

— Voyons ce buste, maintenant.

Les chiffons ôtés, il examina longtemps. Il fallait bien des séances encore pour mener la chose à bien. Mais c’était un magnifique départ.

L’envie qu’il avait de travailler le faisait souffrir. Il souhaitait Mrs Backeray, non plus comme femme, mais comme modèle. Cette impatience-là vaut bien l’autre.

Une illumination :

« Si j’allais la chercher ?… »

Sans hésiter, il reprit son chapeau.

« Encore un taxi ! Je vais me ruiner, c’est certain ! Tant pis ! Il faut que je continue pendant que l’inspiration y est. »

— Mâme Backeray ? Elle ne doit pas être levée, monsieur. Il est neuf heures, elle ne sort jamais de sa chambre qu’à midi.

« Ouais… », pensait Harlingues ironique.

Ayant donné sa carte, il attendit devant le bureau sombre, bien incommodé par les odeurs de cet hôtel.

La servante qu’on avait envoyée en haut ne redescendait pas vite. Harlingues soupçonnait la vérité : impossible de réveiller la dormeuse plongée dans le coma qui suit les excès de boisson.

Après plus de dix minutes, la fille revint : « Mme Backeray priait monsieur de l’attendre un moment. Elle descendrait le plus vite possible. »

Pendant le temps qu’il fit les cent pas dans la rue, il projeta de ne marquer par aucun signe sa colère de la veille. C’était là le début du détachement complet.

Elle mit trois quarts d’heure à s’habiller. Quand elle apparut sur le seuil de l’hôtel, il vint à elle, ôta son chapeau.

— Bonjour, madame.

How do you do ?… répondit-elle en tendant la main, les yeux détournés.

Come, poser !… commanda-t-il.

Et, sans qu’un mot fût ajouté, l’Anglaise, anxieuse, se mit à marcher à ses côtés.