Rédalga/16

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 125-136).


XVI

 l était plus de onze heures quand il se réveilla dans sa petite chambre regagnée à l’aube. Après cette seconde d’ahurissement qui sépare le sommeil de l’état de veille, surtout quand on a changé de maison et d’atmosphère, il se leva, passa son pyjama (encore une dépense qu’il avait faite) et descendit à pas de loup pour demander son café au lait. I] n’avait pas osé prendre de bain à cause du bruit.

— Faut-il monter le déjeuner de madame ?

— Je ne sais pas si elle dort encore… dit Jude en regardant le carrelage de la cuisine avec une gêne de nouvelle mariée.

Servi dans la salle à manger, il déjeuna tout en bâillant. Son sommeil avait été bienheureux, mais trop court.

— Merci, madame… faisait-il à chaque geste de la gardienne.

— Je m’appelle Léontine… corrigea la vieille femme.

— Alors, merci, Léontine ! reprit-il joyeusement.

— Et mon mari s’appelle Gilbert.

— C’est parfait ! Maintenant je vais voir en haut s’il faut monter le café au lait.

La salle de bain s’égouttait encore. « Ah ! Elle est réveillée ! »

Il frappa timidement à la porte de la chambre, qui s’ouvrit aussitôt. Prête, correcte dans son tailleur ordinaire :

Good morning !… le salua Mrs Backeray fort posément sans le laisser entrer.

Jude chercha son regard. Il croyait la trouver encore au lit.

— Chérie… murmura-t-il, en lui prenant la main.

Mais il la vit se diriger vers l’escalier sans répondre même par le plus petit signe à cette tendresse qui voulait en continuer d’autres. Il n’était pas forcé de savoir qu’une Anglaise, même si nul témoin n’est présent, ne tient pas, en face de son complice, à se souvenir, quand la lumière est revenue, de ce qui s’est passé la nuit.

Il soupira sans comprendre, et la suivit dans les marches qu’elle descendait, droite, pleine de dignité.

Quand elle fut à son tour assise à la table devant son déjeuner.

— Bien dormi ?… Sleep… Well ?…

Le langage de bébé recommençait, après ces grandes heures nocturnes durant lesquelles, enfin, ils n’avaient pas eu besoin de se parler pour s’entendre.

À sa question, elle riposta :

Very well, thank you.

Puis, son café bu, vite elle alluma sa première cigarette, se leva, fit un geste vers le parc.

La chaleur de la journée s’annonçait par cet imperceptible tremblement de l’air qu’on ne remarque que pendant le plein été. Sitôt dehors, Rédalga respira profondément, les yeux fermés, avec l’air de retrouver un parfum connu, depuis trop longtemps oublié, Son bonheur attendrissait Harlingues.

« Pauvre petite !… Elle aura toujours eu ça dans sa vie malheureuse !… »

Le chien aboyait.

Let us go and see it !… (Allons le voir !…)

Et tous deux se dirigèrent du côté de la niche.

C’était un berger briard, gris, touffu, pattu, grand comme un ours, et dont un œil était brun, l’autre bleu.

It is such a dear !… répétait l’Anglaise en s’approchant sans crainte.

Et le sourire apparut sur son visage, ce sourire triste qu’on ne voyait Jamais.

Le chien sembla la reconnaître, rabattit aimablement ses oreilles, se coucha pour être caressé. Accroupie, elle lui disait des choses auxquelles il répondait par gémissements et frétillements.

« Il comprend l’anglais mieux que moi ! » pensait Harlingues.

Voyant que son amie voulait déchaîner la bête, il courut chercher la gardienne.

— Dites, madame… Dites, Léontine ?… On peut le lâcher ? Ça ne fait rien ?

Léontine se précipita :

— Comment ! Comment ! Mais il dévore tout le monde ! Mais madame !… Madame !… Comment que madame a osé…

— Madame ne comprend, pas le français, Lénotine.

— Ah ?… c’est-y vrai ?…

La chaîne enfin était détachée. En un instant le chien fut sur la pelouse et Mrs Backeray aussi.

— Ça, madame aime les bêtes !… fit remarquer la vieille femme, et les bêtes le lui rendent ! Quand Gilbert va rentrer du marché, c’est lui qui sera surpris ! J’avais encore jamais vu ça !

Harlingues eut envie de dire : « Moi non plus. »

Comme elle était différente de ce qu’il avait connu jusqu’ici, cette femme, cette étrangère, maintenant sa maîtresse, dont il ne savait absolument rien !

Il alla la rejoindre, regardé de travers par le chien, qu’elle gronda. Soumis aussitôt, il cessa ses menaces. Et, jusqu’à l’heure de se préparer pour le déjeuner, il ne fut pas question d’autre chose que de lancer des cailloux ou des bouts de bois à Flic (Jude s’était informé du nom), qui les rapportait avec des bonds monstrueux.

Après le déjeuner, ils allèrent s’étendre au plus épais de l’herbe, emportant les cigarettes, suivis de leur nouveau compagnon. Jude, à table, avait fait changer de place les couverts pour être assis près de madame… et surveiller son verre.

Accablée de chaleur, Mrs Backeray venait d’ôter sa veste. En blouse de toile bise, elle s’étira longuement.

« Je voudrais bien aussi me mettre en manches de chemise… » songeait Harlingues.

Impressionné par le bon ton de son amie, après le bain pris avant le déjeuner, il n’avait pas osé reparaître en pyjama.

Flic tirait la langue.

— Pauvre Flic, tu es encore plus malheureux que moi. Tu gardes ta peau de bique, toi !

Il tourna la tête. Que faisait Rédalga ? La nuque baissée, ne montrant que sa courte chevelure de feu, les jambes croisées dans l’herbe, elle tressait, à mesure qu’elle les cueillait autour d’elle, des campanules avec des fleurs de trèfle, des ombelles, deux ou trois grandes marguerites attardées après leur saison. Et cet ouvrage poétique, une fois de plus, rappelait la lettre de Rodrigo : « …l’attendrissement anglais pour les daisies, les daffodils, et les lilies… »

Tout occupée, elle oubliait même de fumer. Elle se leva sans avertissement pour aller cueillir d’autres fleurs, quelques herbes festonnées, suivie des yeux par l’homme et par le chien.

Quand elle revint avec sa gerbe légère s’asseoir à la même place, le sculpteur ayant interrogé : « Qu’est-ce que c’est ?… What is that ?… » Elle ne répondit même pas.

— Elle s’amuse, c’est le principal. Mais que nous voilà loin du bar de Montparnasse !

Satisfait et somnolent, il ferma les yeux. S’endormir dans l’herbe à côté d’elle, au milieu de cette ombre d’arbre étalée comme un tapis persan, c’était si doux, et quel grand repos, tout à coup, dans sa vie toujours fatiguée par un effort qui ne finissait jamais !

Déjà dans les rêves, il sursauta.

— Vous, regâde !… ordonnait Rédalga, triomphante.

La grande couronne de fleurs qu’elle avait faite était sur sa tête, la crinière rousse mêlée aux herbes vertes, une cloche bleue descendue jusqu’à l’épaule, une marguerite sur l’oreille, les ombelles et le trèfle rouge et blanc ébouriffés dans tous les sens. Sa bouche tragique était entr’ouverte. Portant haut le menton, détachée sur le fond bleuâtre du parc, elle composait, en pleine vie, le plus saisissant tableau préraphaélite.

Il s’était redressé pour regarder cela. Poussant une sourde exclamation, il joignit les mains.

— Que tu es belle ! murmura-t-il.

Et, satisfaite de son succès, elle jeta sa couronne avec un petit rire, un tout petit rire bien rouillé qui ne pouvait pas sortir de sa gorge,

Un peu plus tard, les voici visitant la propriété dans tous ses détails, sous la conduite de Gilbert.

— Ah ! voilà le garage ? En effet, ça peut très bien servir d’atelier.

Harlingues, très animé, mesure de l’œil, touche les murs, fait de grands pas pour compter les mètres. Il se voit déjà travaillant là. Cette caisse vide servira de cuve pour la glaise. On la mettra dans la fosse. La lumière est bonne, et, le soir, avec l’électricité, ce sera parfait encore. En attendant l’arrivée du bloc de marbre commandé pour la fontaine, il pourra faire une ou deux petites choses. Sa terre n’est pas encore expédiée. Il ne l’aura que dans quelques jours.

— Monsieur veut voir la cave ?

Il a de la peine à s’arracher. Ce garage, il l’a, d’avance, rempli de son travail.

Trois marches descendent à la cave, obscure caverne creusée sous la maison, derrière ces buissons. Un instant se dessine, cauchemar, la silhouette de Mary Backeray parmi ces grandes orgues de verre : trois cents bouteilles étagées jusqu’au haut de la voûte. Un foudre et deux tonneaux forment le fond.

— Allons voir autre chose… dit Harlingues.

— Il n’y a plus que le petit canot, monsieur, du côté de la pièce d’eau.

— Il y a un petit canot ? Nous ne l’avions pas vu !

— C’est qu’il est rentré. Mais on peut le sortir très facilement.

Dans un appentis bien caché sous les feuillages, le bateau minuscule et ses rames, joujoux coloriés, semblent enthousiasmer madame.

— Mettons-le sur l’eau, Gilbert !

Ils jouèrent avec ce bateau, parmi les nénuphars. En trois coups d’aviron, le tour du lac était fait. Il avait fallu renchaîner le chien qui prétendait monter à bord avec eux.

— Je souis chaud !… soupira Rédalga quand ce fut fini.

Elle regarda du côté du soleil, coup d’œil expert de terrienne qui connaît l’heure d’après la lumière.

Now, I want my tea.

— Ah !… c’est vrai, dit Harlingues. Votre thé… Venez avec moi !

Enfermés dans sa chambre à lui, la scène quotidienne des derniers jours de Paris se renouvelle.

— Un seul verre, chérie ! Un seul verre !

Le porto tiré de sa caisse, au fond de l’armoire, les biscuits disposés, le goûter s’organise. Mais Mrs Backeray semble, à la campagne, avoir perdu de sa docilité.

I want some more ! (J’en veux plus) prononce sa voix sombrée tandis qu’elle tend son verre déjà vide.

Harlingues la menace tendrement, un doigt près du nez.

— C’est parce que je t’aime ! En voilà encore un demi-verre.

Mais, en révolte, elle tape du pied. — I want the glass full ! (Je veux le verre plein).

— Ah ! Ah ?… dit Harlingues. Mais je ne te céderai pas, ma chérie !

Comme, ayant posé son verre, elle empoignait la bouteille, il la lui fit lâcher, forcément un peu brutal.

Il vit dans ses yeux comme un regard de haine,

— Voyons, mon amour !…

Cette figure barrée lui faisait peur. Il la prit aux épaules pour l’embrasser, la câliner, la calmer. Elle le repoussa si durement qu’il faillit tomber.

C’était la lutte, et plus dramatique qu’il ne l’avait prévue, leur azur subitement envahi par un nuage de ténèbres. Et ne pouvoir rien dire !

— Rédalga, écoute ! Écoute !… C’est parce que I love you !… Moi ami, friend !… Pas boire ! Pas joli. Drink very bad ! Viens dans le parc ! Come garden !… Voir le chien, dog… Tiens, voilà tes cigarettes… Donne-moi la main. Tu ne m’aimes donc pas ?… You don’t love me ?

Il se tut, à bout de forces. L’intoxiquée, appuyée au mur, le fixait avec des yeux venus d’on ne savait quels bas-fonds antérieurs.

Il pensa vertigineusement qu’elle allait le quitter le soir même pour retourner à ses bars de Paris. C’était vers cinq heures que la prenait sa crise. À partir de cette heure-là, sans doute, elle avait l’habitude de boire jusqu’à l’ivresse complète, très tard dans la nuit.

La vanité de son effort pour la guérir lui apparut dans toute son horreur. Renoncer à elle, il savait bien qu’il ne le pouvait plus depuis la nuit dernière. La sensualité s’y était mise, achevant sa passion pour cette femme, cette chimère dangereuse, ce sphinx muet qu’il devait deviner sans paroles, maîtriser sans armes.

Il sentit qu’il était vaincu, prêt à la laisser boire tant qu’elle voudrait, pourvu qu’elle ne partit pas. Cette faiblesse honteuse lui fit baisser la tête. Son courage de lutteur n’était pas allé loin. ;

Tout ce qui venait de passer sur son visage de grand naïf, l’Anglaise l’avait-elle lu comme la page d’un livre ? Elle fut contre lui, ses bras autour de son cou, sa bouche sur son front, parmi les boucles noires.

My boy !

Elle lui prit la tête avec précaution pour la poser sur son épaule. Et, lui tapotant le bras, elle le berçait dans un chuchotis indéchiffrable.

— Rédalga !

Ah ! consolatrice, dominatrice, grande sœur apaisant l’enfant chagriné ! Sans contrôle sur ses nerfs tendus, désorganisé par ce revirement, par cette étreinte trop douce, Jude Harlingues se mit à sangloter.

Parmi toutes les choses murmurées dans ses cheveux, peut-être lui avait-elle fait des promesses solennelles, Maintenant passé ce grand orage, ils étaient assis au salon, penchés tous deux sur un livre. C’était l’un des volumes de vers de Mary Backeray. Son amant avait voulu voir et toucher les trois recueils qu’il ne pourrait pas lire.

« Voilà, se répétait-il en feuilletant avec elle. C’est sa pensée, c’est son âme ; et, pour moi, ce n’est que de l’hébreu. »

— Jioude, dit-elle, vous statioues ; mais moâ ça !

Son doigt frappait les pages, impérieusement. Il admira ce grand orgueil d’artiste qu’il constatait pour la première fois.

Il répondit :

— Oui, j’ai mes statues, et vous, vous avez vos livres, mais mes statues vous pouvez les voir, et moi je ne peux pas lire vos livres.

Elle essaya de comprendre, il essaya de traduire, mais leurs efforts n’aboutirent à rien. Ils secouèrent la tête ensemble, désolés. Rédalga se leva. La privation de son alcool ordinaire la rendait nerveuse. Elle alla s’asseoir au piano, y chercha des fragments de musique qui s’interrompaient aussitôt.

— Oh ! vous savez jouer !… J’aime tant le piano !

À deux pas d’elle il s’était assis pour l’écouter. Un petit bout de mélodie qu’elle retrouva lui serra le cœur. La musique met ceux qui l’aiment en état de grâce, rien que pour quelques notes fugitives.

— Jouez encore.

Mais elle referma le piano. Désœuvrée, elle allongea quelques pas sur les tapis. « Que faire pour la distraire ? » pensait-il. Il eût bien voulu l’entraîner en haut, du côté de l’amour. Mais il avait déjà compris qu’elle demandait les pénombres et le silence de la nuit pour se transformer en bête de plaisir.

C’était un mauvais moment à passer, voilà tout,

— Viens. Allons fumer dehors.

Douloureuse, elle le suivit. Elle lui faisait le sacrifice de son vice. Il se sentit une âme de bourreau ; cependant, il était fier. À partir de cette journée, il allait l’aimer de tout son être.