Rédalga/15

La bibliothèque libre.
Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 117-124).

XV

Il s’était dépêché de finir le buste avant ce départ — ce conte de fées.

Il y eut six jours de fièvre entièrement consacrés au travail. Dès le matin, Harlingues allait chercher Mrs Backeray pour ne la ramener que le plus tard possible, par crainte de rechutes.

Il lui sembla parfois que son souffle sentait l’eau-de-vie et sa pâleur aussi. Peut-être, rentrée à son hôtel, sortait-elle de nouveau, malgré l’heure, pour traîner du côté des bouteilles. Le sculpteur prenait patience. Sa terreur était qu’au dernier moment elle refusât cette villégiature. Il s’était fait écrire par Alvaro, sur un bout de papier, les deux ou trois phrases nécessaires pour expliquer à peu près leur séjour à Bellevue. De la sorte, il avait pu lui faire comprendre qu’elle devait préparer sa malle et régler son hôtel parce qu’ils allaient tous deux passer l’été dans un beau jardin près de Paris. Le reste demeurait pour elle dans le vague des rêves.

L’état de demi-ivresse dans lequel elle vivait toujours devait l’aider dans son acceptation passive de n’importe quel changement. Elle ne parut même pas étonnée quand elle apprit ces nouveautés,

L’auto que leur prêtait Alvaro pour faire leur petit voyage monta la grande côte de Bellevue vers six heures du soir, juste comme le mois d’août commençait glorieusement.

Une vieille valise, encore bariolée d’étiquettes variées, c’était le baluchon de Rédalga. Harlingues emportait une malle toute neuve, achetée pour la circonstance. Il s’était également muni d’une caisse de vin de Porto, et de cinq ou six boîtes de biscuits.

Son système de l’atelier continuerait à la campagne. Il savait que le principe de la désintoxication est de diminuer chaque jour la dose, mais non de cesser brusquement le poison. Il y avait aussi, dans sa malle, un nombre respectable de paquets de cigarettes.

La somme représentée par ces achats l’effrayait… Mais, pendant deux ou trois mois, il n’aurait rien à dépenser, songeait-il, et l’équilibre serait rétabli.

Quand la voiture tourna pour entrer par la grille du petit parc d’Alvaro, quand apparut la maison menue et gracieuse, si bienveillante avec ses volets ouverts et sa garniture de feuilles, quand le jardinier et sa femme, debout sur le perron, saluèrent en descendant d’un pas et que le chien aboya dans sa niche lointaine, Harlingues, le cœur empoigné par une joie adolescente, eut la sensation nette qu’il faisait son voyage de noces.

Oh ! cette cloison étanche qui le séparait des impressions de sa compagne ! Il cherchait son visage pour y lire quelque chose. Il ne trouva que le bord de son feutre rabattu sur un œil.

— Bonjour, m’sieu et dame !… « dit le couple jardinier quand l’auto s’arrêta.

Le sculpteur tendit la main en levant son chapeau. Mrs Backeray tendit la main aussi.

« Pas fiers !… » exprimèrent les yeux heureux de l’homme et de la femme.

Ils n’étaient plus jeunes, grisonnants tous deux, avaient mis leurs vêtements du dimanche, restaient rustiques malgré cela, d’un autre âge et d’un autre style que la domesticité moderne.

Le remue-ménage de l’arrivée parut s’organiser vite. Les bagages, enlevés par le jardinier et le chauffeur, disparurent dans la maison. Les nouveaux arrivants les suivirent, escortés par la gardienne.

L’élégance et le sybaritisme d’Alvaro se respiraient dès le seuil. D’instinct, le sculpteur et l’Anglaise commencèrent par un coup d’œil à toutes les pièces : le salon, la salle à manger et l’office du bas, les deux chambres et la salle de bain du haut.

Campagnarde et luxueuse était cette demeure arrangée dans le goût contemporain, lequel mêle volontiers les styles anciens, principalement celui du xviiie siècle, avec les dernières audaces des décorateurs à la mode.

La beauté des tapis, du grand piano, le choix des bibelots, des coussins, des appareils électriques, les bouquets de roses dans du cristal, les mosaïques recherchées de la salle de bain, la mousseline colorée des fenêtres, tout cela semblait tremper dans une fraîcheur verte venue du parc ; et les arbres mêlés au ciel se reflétaient dans les glaces, toutes les croisées étant restées ouvertes.

Mrs Backeray, sans s’attarder, sans rien dire, descendit vivement le petit escalier menant aux chambres, traversa le salon, resta quelques secondes, au milieu de quelques roses, sous la véranda, de l’autre côté de la maison, et, d’un brusque bond, s’élança dans le parc.

Harlingues, qui courait derrière elle, entendit son exclamation. Il se rappela la lettre de Rodrigo. « Saine enfant de la nature… »

Laissée à l’abandon, l’herbe de la vaste pelouse était dans toute sa hauteur. De longues cloches bleues, du trèfle rouge et blanc, des ombelles, qui sont la floraison champêtre du mois d’août, tachetaient de petites couleurs naïves le grand flot des graminées. Au bord de la pièce d’eau maçonnée, des roseaux ; au milieu, des nénuphars. Les limites du charmant domaine se confondaient avec d’autres jardins mitoyens. Il n’y avait, au bout du regard, que tournants d’allées profondes, ombres et dessous bleus des arbres. Et le morceau d’azur et de petits nuages blancs encadré par la couronne immense des branches était rempli de cris d’hirondelles.

Une joie panique semblait s’être emparée de la sombre poète. Son chapeau jeté dans l’herbe, elle secoua sa furieuse chevelure, et le sculpteur crut qu’il allait l’entendre hennir. Un instant elle parut ne pas savoir ce qu’elle allait faire. Ses yeux avaient l’air de tout prendre à la fois. Sa tête tournait à droite, à gauche, tandis qu’elle se tordait les mains. Et, tout à coup, elle se mit à courir avec de grandes foulées animales, et disparut au creux de la première allée, Jude, en quelques bonds, la rattrapa. Le sentant derrière elle, elle courut plus fort. Cependant, ils ne ressemblaient pas à deux enfants qui jouent, mais plutôt à un faune poursuivant une bacchante.

Elle se sauva de lui longtemps. Quand il put enfin mettre la main sur elle, il la saisit par l’épaule, puis par les cheveux, à la nuque. Un désir de bête l’entraînait à la brutaliser. Dans la nuit de l’allée obscure, elle se dégagea, haletante, et reprit sa course ; et, quelques pas plus loin, elle trouva le bosquet autour de quoi tourner afin de n’être pas prise.

La gardienne, apparue sur la pelouse pour demander quelque chose, s’égayait de loin toute seule en les regardant, ne pouvant comprendre ce qu’il y avait de presque tragique dans leur amusement d’arrivée. Quand ils l’aperçurent enfin, la poursuite cessa du coup. Tous deux vinrent vers elle, la poitrine à bout de souffle ; et ni l’un ni l’autre ne riait.

— C’est pour les malles, dit cette femme. Faut-il mettre tout dans la même chambre ?

Elle s’adressait plutôt à madame, comme cela se doit. Mais madame n’avait pas compris un mot.

— ''What does she say ?

— Allons voir !… dit Jude d’un air grave.

La plus belle chambre fut pour Rédalga. Celle de Jude en était séparée par la salle de bain. Tandis qu’ils prenaient ces dispositions, une certaine gêne fit que le sculpteur baissa les yeux. Mais l’autre resta parfaitement calme.

Sagement, chacun chez soi, tous deux commencèrent à ranger leurs affaires. La gardienne allait et venait d’une chambre à l’autre. Elle descendit bientôt, pour préparer le dîner, dit-elle.

Quand ils se trouvèrent à table, une surprise. Mrs Backeray, dans cette maison chic, avait retrouvé son protocole anglais. Au lieu du tailleur ordinaire elle portait un corsage ouvert, aux manches courtes, modeste chose et manifestement usagée, mais qui faisait son effet tout de même parmi les cristaux, les éclats de la belle vaisselle et le vase de fleurs du milieu.

Nice !… (joli), dit Harlingues dont les yeux furent se de félicitations.

Par orgueil enfantin, il ne voulait dire pendant le diner que des mots anglais, à cause de la jardinière qui les écoutait.

Le résultat fut qu’ils n’échangèrent que des monosyllabes coupés par de grands silences. La jardinière, après les ébats auxquels elle avait assisté dans le parc, s’étonnait fort de leur air glacial. Elle les avait constatés ! « pas fiers et tout à fait gosses », et pensait devenir vite familière avec eux.

Le dîner qu’elle leur servait était simple et succulent. Elle avait reçu l’ordre de les traiter exactement comme le comte lui-même. Le vin rouge était bon. Une bouteille d’eau minérale l’accompagnait. Mais, livrée à elle-même en face de Jude qui n’osait pas intervenir, Rédalga le buvait pur, par grands verres successifs.

Au dessert, la gardienne servit du cognac et de la chartreuse. Les yeux de l’Anglaise brillèrent, ceux de Jude se rembrunirent.

« Je n’avais pas besoin d’apporter tant de porto !… » pensa-t-il.

Les cigarettes, apparues avec les liqueurs, remplirent la salle à manger de leurs ramages bleus.

Volontiers, Mrs Backeray se fût attardée là.

Go !… garden !… proposa Jude en voyant se préparer le troisième petit verre.

Ils se levèrent. La fin du crépuscule laissait un bain de demi-jour sur la pelouse. Tout le reste était déjà noir.

Au bout de quelques pas, Harlingues prit doucement le bras nu de sa compagne. Après leur course païenne d’avant le dîner, c’était l’heure du sentiment. Encore un coup, il préféra se taire. Toute conversation entre eux prenait les allures d’un numéro de cirque, et trop de poésie, ce soir, les entourait. Il ne fallait pas déranger des charmes.

Ils se dirigèrent lentement du côté le plus nocturne. Jude passait sa paume sur la main et le bras qu’il tenait.

Le silence dans lequel ils entraient était étonnant. Un frisson tomba des arbres de l’allée. Jude renversa sur son épaule la tête de Rédalga. Ce fut, frémissant, leur premier baiser. Il s’y mêlait un goût de fumée et de cognac, mais ils ne purent s’en apercevoir, ayant fumé et bu tous les deux.

Le chien, devinant dans l’ombre, aboya. Cette déchirure du silence fit cesser l’enchantement. Ils reprirent leur marche de fantômes, et sortirent à l’autre bout de l’allée. Elle était tournante et venait retrouver la pelouse.

« Cette nuit ! Cette nuit !… » pensait Harlingues.

Ils rentrèrent à la maison. Les gardiens demandèrent s’il ne manquait rien, car ils allaient se coucher. Leur logis s’élevait à deux pas, au-dessus du garage.

— Il y a des carafes et des verres dans les chambres, dit la femme, et, pour l’eau chaude, le chauffe-bain électrique commande partout.

Au moment de dire bonsoir :

— À quelle heure le petit déjeuner, demain ?

— Nous sonnerons, répondit Harlingues.

Et sa voix s’étrangla sur ces simples mots, car ils résonnaient comme une parole conjugale.

Seuls dans la maison !

Il mit plus d’une heure à finir de vider sa malle, à faire sa toilette. Après les rumeurs du bain, il n’entendait plus rien du côté de Mrs Backeray. S’était-elle simplement couchée après avoir tourné sa clé ?

Craintif et gauche comme un collégien, il se décida. Sur la pointe des pieds, il traversa la salle de bain. Une faible lueur filtrait sous la porte de l’Anglaise. En approchant plus près, Harlingues vit que cette porte était restée entr’ouverte. Alors, le cœur battant, il pénétra.