Rédalga/22

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 169-176).


XXII

 eule chose restée claire dans toute cette histoire obscure : la coupable avait eu peur, et désormais, elle craignait son amant.

Il le voyait sans cesse à de petits signes, et ne s’en félicitait qu’avec un serrement de cœur. Il n’eût, entre eux, voulu que de la tendresse. Pour toujours était restée fixée dans son regard l’image de sa Rédalga terrorisée parmi les oreillers, toute pareille, il ne pouvait s’empêcher de le croire, à celle vue par le lord anglais quand il l’avait maltraitée pour la publication de ses premiers vers.

« Elle doit avoir une haute idée du masculin ! » se disait-il, désespéré.

Son jumelage avec le mari monstrueux le rendait fou quand il y pensait.

Une autre idée le torturait : « Elle aurait été plus heureuse avec Rodrigo. »

Il se demanda longtemps s’il n’avait pas tort de la vouloir autrement qu’il ne l’avait trouvée. Il avait commencé cet amour en hésitant ; aujourd’hui, cœur et sens, tout était pris. Une fois de plus, ivre d’obstination : « Je la sauverai ! » se répétait-il.

Peu de jours après leur drame nocturne, il pria par lettre Alvaro de venir les voir dès qu’il le pourrait.

Inquiet par le ton de son ami, le Portugais arriva dès le lendemain, au commencement de l’après-midi, pour l’effroi de Gilbert et de Léontine. Se croyant perdus, ils claquèrent des dents en saluant le maître.

— Qu’est-ce qu’il y a donc, cher ?… demanda celui-ci dès que les paroles de bienvenue eurent été dites.

Ils étaient tous trois assis devant la maison, en face de la fontaine à peine dégrossie.

— Oh ! répondit Jude en pesant ses paroles, il n’y a rien du tout. Seulement, je crois que Rédalga s’ennuie. Cela n’a rien d’étonnant puisque, même si je pouvais m’occuper d’elle au lieu de travailler la fontaine, je n’aurais à lui offrir que mon éternel silence. Alors je voulais te demander de causer avec elle et de chercher à savoir ce qui la distrairait. Elle ignore que je t’ai écrit, je te préviens.

— C’est facile, dit Alvaro. Tu as très bien fait de m’appeler. Mais pourquoi, par exemple, ne viendriez-vous pas dîner avec moi ce soir, à Paris ou ailleurs ? Ce serait le commencement de la distraction.

La figure embarrassée de Jude l’étonna. C’était difficile d’expliquer le moment fort mal choisi pour ce dîner où le champagne et les liqueurs ne manqueraient pas de figurer.

— Dîner ce soir ?… Non. D’abord je suis très fatigué quand vient la fin de la journée. Et puis nous sommes si bien ici. Heuh ! Enfin. Je préfère remettre à plus tard ta si gentille invitation.

Alvaro n’a jamais besoin qu’on insiste. Sa finesse est de celles qui saisissent d’avance toutes les nuances. Sans rien ajouter, il se tourne vers Mrs Backeray. La conversation s’engage. Tandis qu’ils se promènent en parlant dans le parc, Harlingues a repris ses outils et se remet au travail.

— Voilà, cher. Profitons de ce qu’elle cueille des roses.

Je ne l’ai-pas abordée de front, comme tu penses. Nous avons d’abord parlé de trente-six choses. De ta fontaine, de ton nouveau buste, du parc, des environs, de Rodrigo, du chien.

— Ah !… Elle t’a parlé de Rodrigo ?… Qu’est-ce qu’elle en a dit ?

— Elle a demandé si j’avais de ses nouvelles. J’ai dit que non, puisque c’est la vérité… Ensuite nous avons…

— Elle ne t’a rien dit de particulier sur Rodrigo ?

— Mais je ne crois pas… Ah ! si. Elle m’a dit qu’elle le trouvait trop jeune pour être encore intéressant. Elle est un peu comme moi, du reste. C’est une Européenne invétérée. Elle n’aime pas les races neuves. Mais ce n’est pas ça qui nous intéresse, n’est-ce pas ? Tu voulais savoir autre chose.

Les petits yeux d’Alvaro s’amusent. Il a senti trembler la jalousie dans la voix de Jude. Il passe outre et continue.

— Voilà, en deux mots. Lady Mary (tu permets que je l’appelle comme ça ? Au Portugal, nous laissons toujours de côté les noms de famille), voudrait aller un jour à Paris avec toi pour passer à sa banque et faire quelques achats.

— Ah ! Je suis bien aise de le savoir. Nous irons demain.

— Elle voudrait aussi se procurer une méthode pour apprendre sérieusement le français.

— Quelle bonne idée ! Moi, j’apprendrai l’anglais en même temps. Comme ça, nous ferons chacun la moitié du chemin… Ensuite ?

— Ensuite, j’ai amené l’entretien sur les livres, sur des nouveautés parues à Londres, et elle veut bien accepter que je lui offre les deux ou trois volumes qui ont semblé particulièrement l’intéresser.

— Quelle chance ! Voilà qui va la distraire pendant que je pioche mon marbre ! Alvaro, tu étais né pour être diplomate. Comme je te remercie.

— Cher, c’est si peu de chose !

— Pas si peu que tu crois. Tu nous sauves peut-être la vie sans t’en douter. D’ailleurs, je te dois tout, déjà !

— Tu ne vas pas recommencer tes bêtises, cher ! Regarde un peu ce que tu es en train de faire pour moi ! Tu n’as donc pas encore compris quel cadeau royal tu m’apportes en sculptant, pour moi seul, l’œuvre d’art que voilà ?…

En revenant de leur journée de courses, ils eurent un plaisir identique à retrouver la fraîcheur du parc, la petite maison dont le couchant rougissait les fenêtres, le large coup d’éventail d’une brise parfumée aux roses, l’aboi cordial du chien, le sourire de Léontine, leur table servie qui les attendait.

Ils avaient eu si chaud dans les trains de banlieue ! Leurs pieds s’étaient collés à l’asphalte ; dans la banque, dans les magasins, dans les rues, partout, leurs poumons s’étaient remplis de poussière ; leurs oreilles restaient assourdies du bruit de Paris.

Au moment d’entrer chacun dans sa chambre pour s’arranger avant de diner :

— Chérie !… dit Harlingues en embrassant les cheveux de cuivre, seul baiser permis quand ce n’était pas la nuit.

Elle lui répondit :

Darling !

Et, dans le regard qu’elle lui donnait, il lut sa tendresse et crut deviner aussi le grand courage qu’elle décidait d’avoir pour surmonter la souffrance recommencée, nécessaire.

I] s’aperçut vite qu’il ne s’était pas trompé. Le butin qu’ils rapportaient de Paris devait changer l’atmosphère de leur existence.

Aux heures les plus difficiles de la journée, Rédalga se mit à lire fiévreusement. Installée dans l’herbe, à deux pas du sculpteur en proie à ses ciseaux, son agitation douloureuse se manifestait par d’incessants changements de pose.

Elle se mettait sur un côté, puis sur l’autre, s’allongeait sur le ventre, s’asseyait, le tout avec des soupirs, à la manière des malades dans leur lit. Parfois Jude, qui l’étudiait à la dérobée, la voyait pâlir, lever la tête de sur son livre, s’étirer. Alors, fébrile, elle allumait une cigarette pour tromper d’autres tentations. Et cette lutte silencieuse avait quelque chose de dramatique.

C’était ce moment épineux qu’avait choisi le sculpteur pour compulser leurs méthodes. Ils s’installaient pendant une heure à la table du salon et, tour à tour, se donnaient une leçon de prononciation.

Deux ou trois fois, il parvint à susciter le petit rire rauque de son amie, grande victoire qui l’enchantait comme un enfant,

— Écoute, laissons la méthode un instant. Tu vas me dire : « Pruneau de Tours. » Say it after me.

« Prrou-nio dé ta-aur », articulait Régalda, la bouche tordue par l’effort.

Ensuite, c’était elle qui proposait la difficulté. Harlingues s’essayait à dire, en aspirant tous les H : How high he holds his haughty head. Et l’on eût dit qu’il voulût, sans y parvenir, avaler une bouchée trop grosse.

Parfois lorsqu’ils sortaient du salon pour retourner à la fontaine, elle emportait la méthode pour continuer à travailler toute seule. Puis, un jour, il y eut une innovation. Fière de dire d’un seul trait sa phrase étudiée d’avance, Rédalga déclara :

— Je vais coudre.

— Tu vas coudre ?… Tu sais donc ?…

Elle savait. L’étoffe rapportée de Paris étala ses blancheurs sur l’herbe. Rédalga se faisait une chemisette,

Une période de simple bonheur venait de s’ouvrir après tant de complications et de ténèbres.

La joie de travailler pendant que la compagne coud, seul, peut-être, un artiste pourrait la dire.

Entre les coups et les crissements de ses durs outils sur le marbre, Harlingues entendait, tout près de lui, le bruit régulier de l’aiguille, et cette toute petite manifestation de la présence féminine l’exaltait jusqu’aux larmes.

La vie, alors, lui paraissait rassurante, solidement établie, pour toujours équilibrée entre la rudesse de son labeur de statuaire et la finesse menue des coutures de Mary Backeray.

L’énergie avec laquelle elle continuait à réagir, tout ce qu’elle inventait pour s’occuper, pour aider à sa guérison, il ne cessait pas de s’en émerveiller.

Le mois de septembre s’annonçait dans le goût de l’air, le rembrunissement de la verdure, le raccourcissement commencé des jours. La fin de l’été déjà ! Depuis ses dernières incartades, pas une fois Rédalga n’avait failli. Sans oser le croire encore, Harlingues se disait qu’il ne fallait plus beaucoup de temps, à présent, pour qu’elle eût complètement oublié ses mauvaises habitudes.

Cependant, une fois encore, il refusa d’aller diner avec Alvaro qui l’en priait par un mot.

« Viens plutôt, toi… », répondit-il.

Et ce petit dîner intime eut lieu juste comme le mois d’août se terminait.

Il avait pris à part son ami.

— Pas de champagne et pas de liqueurs, je t’en prie, Alvaro ! Rien que du vin rouge ordinaire et de l’eau.

Le regard déçu que jeta Rédalga sur l’unique bouteille en se mettant à table donna raison à cette précaution. Donc, elle souffrait encore de son régime !

« Pauvre girl ! » s’apitoyait Harlingues en secret.

Avec sa grâce ordinaire, Alvaro fit tout ce qu’il fallait pour remplacer le champagne par le pétillement de la conversation. Il était clair que sa présence faisait particulièrement briller l’esprit de lady Mary. Leurs propos s’échangeaient, rapides ; et, sans cesse, Alvaro riait.

— Si tu savais ce qu’elle peut être drôle, cher !

— C’est curieux… Pourtant elle ne rit jamais, elle.

C’est l’essence même de l’humour britannique de rester flegmatique, tu sais ! Ses reparties sont intraduisibles. Sans quoi je t’en ferais part, comme tu penses.

Un peu plus tard, les deux interlocuteurs parurent devenir graves. La voix avait changé de ton. Le regard variable de Rédalga changeait.

Ayant hoché largement la tête, le Portugais, enfin, se tourna vers Jude.

— Elle est touchante… dit-il. Elle te remercie de la guérir de son mal.

Les yeux de Jude étincelèrent de joie. Il allongea la main pour atteindre celle de sa maîtresse.

— Comme je suis fier, Alvaro !… Demande-lui de ma part si, bientôt, elle ne va pas se remettre à faire des vers.

La question transmise et la réponse faite :

— C’est une bien belle parole, cher. Elle dit que, si elle n’écrit plus, c’est parce qu’elle est trop heureuse.

Alvaro reparti, la nuit passée, Jude en attaquant son travail, seul dans la lumière du matin, se surprit fronçant les sourcils.

« Trop heureuse ! Cela voudrait-il dire que je lui ai coupé les ailes ? »

Il se fit de la peine avec cette pensée, durement, jusqu’à la minute où, vers onze heures et demie, Rédalga parut sous la véranda. Reposée, paisible, presque fraîche, une rose dans les mains, elle semblait, dans son coup de soleil, si renouvelée, tellement heureuse, en effet, que la pensée du sculpteur fit brusquement volte-face. L’égoïsme masculin — conjugal — ne demandait pas mieux.

« Après tout, si elle ne doit jamais plus écrire de poèmes, conclut-il, elle a ses trois livres qui sont là. Sa poésie, pour moi, qu’est-ce que c’est ? Néant. Elle ne privera que l’Angleterre et ceux qui lisent couramment l’anglais. Notre bonheur, pour finir, c’est peut-être, encore plus beau que des vers.