Rédalga/21

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Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 162-168).

XXI

Je vous arrachais à votre vice plus péniblement que je ne tirais ma statue future de la gaine du marbre. Un bas subalterne apparaît. Il tient dans ses mains la clé de la cave, et vous, obéissante et lâche, oubliant qui vous êtes et qui je suis et ce que pourrait être notre amour, vous vous précipitez vers ce vulgaire paradis. Moi, je vous offrais la douceur et la dignité d’une belle vie d’artiste, mais l’autre vous offrait à boire ! Vous avez consenti, comme une maritorne, à vous enfermer chaque jour avec lui parmi les tonneaux et les bouteilles, vous n’avez pas craint, en cette société, de vous alcooliser clandestinement ! Vous avez trompé ma confiance. Vous avez poussé la perversité jusqu’à verser de l’eau dans votre vin en ma présence pour mieux m’abuser. Vous avez eu le courage de tourner en dérision ma sévérité salvatrice, vous avez, une fois de plus, bafoué mon sentiment, mon art, votre propre poésie. Êtes-vous digne même de ma colère ? Ne devrais-je pas plutôt vous laisser telle que vous êtes, accepter de vous mépriser, fille de nuit qu’on chasse quand elle a cessé de plaire physiquement ? Où va s’en aller ton lyrisme, malheureuse, si tu ne peux vivre sans traîner ses ailes dans la lie ?

Blême et silencieux, il attendit, avec une patience terrible, l’heure tardive où les gardiens se seraient retirés.

Il avait eu la force de ne pas se jeter sur ce Gilbert pour le rouer de coups. Il n’était pas le maître de la maison. Un invité ne peut se permettre même d’élever la voix. Dénoncer le mauvais serviteur n’était pas possible non plus. Impuissance amère ! Il lui restait du moins le droit de passer sa fureur sur celle qui s’était si bien moquée de lui.

De long en large, il marcha dans le salon tout le reste de l’après-midi. L’orage du dehors extériorisait sa colère. Il lui semblait que le bleu des éclairs jaillissait de ses yeux. Il eût voulu le ciel craquant plus fort encore, la pluie plus cinglante. Le tonnerre aurait dû tomber pour lui donner raison. Lion en cage, il allait et venait entre les meubles raffinés, se retenant pour ne pas les briser à coups de pied.

En haut, Mary Backeray, réfugiée dans sa chambre, pensait sans doute qu’il en serait comme de la dernière fois et que son amant finirait par garder le silence sur ses nouveaux méfaits.

Dans le parc, le bloc de marbre abandonné devait ruisseler sous l’averse, pierre tombale dont la croix est perdue.

La scène qui se préparait pour la nuit grondait déjà dans la gorge de l’homme, et sa rage augmentait d’autant plus qu’il ne parviendrait pas, il le savait, à se faire comprendre. Il ne pouvait pourtant pas l’étudier d’avance, sa scène, dans le dictionnaire ! Prétendre parler en style télégraphique quand on écume, c’est simplement devenir fou.

À l’heure du dîner, Léontine fut étonnée. Ni monsieur ni madame ne voulurent venir à table. Elle comprit qu’il y avait un drame entre eux, sans se douter du rôle qu’y jouait son mari. Elle alla servir Mrs Backeray dans sa chambre. Harlingues refusa de manger.

L’orage s’est apaisé, le parc s’égoutte dans l’obscurité, la maison est pleine de silence. Bientôt minuit. Depuis longtemps rentrés chez eux, les gardiens doivent profondément dormir.

De toute sa violence refrénée depuis des heures, Jude Harlingues s’élance dans l’escalier.

Réveillée en sursaut, Rédalga vient d’allumer. Elle le voit surgir à la porte de sa chambre, toujours en blouse blanche, et les manches retroussées. Son visage crispé n’a pas repris ses couleurs, ses boucles, sur lesquelles il a tiré toute la journée, sont dressées comme de petits serpents noirs, ses yeux en verre de vitre sont effrayants.

Il bondit vers le lit et saisit sa maîtresse aux poignets, en serrant jusqu’à l’ecchymose.

Parler en style télégraphique ?

— Alors voilà où nous en sommes, encore un coup ?… hurle-t-il. Mais qu’est-ce qu’il faut donc inventer pour te corriger, salope ?

La première injure a osé siffler sur ses lèvres. Quelle volupté ! Les autres vont suivre plus facilement. Il en a plein la bouche, depuis près de neuf heures de silence.

— Sale poivrote !… tu n’es qu’une poivrote (il la secoue par saccades qui rythment les mots), une poivrote et une voleuse ! Tu m’avais déjà volé mon porto. Maintenant, c’est Alvaro que tu voles, en compagnie de son valet ! Une voleuse et une menteuse ! Ai-je assez bien gobé tes comédies ? M’as-tu bien fait marcher avec ton eau dans ton vin, sale Anglaise hypocrite !… Ah !… ah !… Je me félicitais de te voir devenir gaie, ah ! ah !… J’attribuais ton changement aux bienfaits de la sobriété ! Ah ! ah !

Son espèce de rire était plus affreux que tout le reste. Un genou sur le lit, il avait l’air d’un assassin.

Ses doigts serrèrent plus fort, les secousses furent plus brutales.

— Mais, cette fois, tu entends, ça ne va pas se passer comme ça, tu entends ?… Tu entends ?…

L’horreur de ne pas comprendre ce que vociférait cette fureur étrangère devait encore s’ajouter à la terreur de Rédalga. Elle savait déjà ce que c’était que d’être fouettée. Son visage était celui d’une morte. Le nez pincé, les lèvres mauves, elle n’avait plus de vivants que les yeux. Ils fixaient, dilatés, la figure avancée vers la sienne. C’était toute l’épouvante féminine devant la force écumante du mâle, le regard immense de Desdémone.

Les mains d’Harlingues retombèrent brusquement. Il ferma les yeux pour ne plus voir cela.

— N’aie pas peur, murmura-t-il. Je ne vais pas te battre. C’est fini.

Bien qu’il la berçât contre son épaule, elle continuait à trembler misérablement.

— Qu’est-ce que tu veux ! Moi, je ne sais plus !… Là !… Calme-toi !… Tu ne comprends donc pas la désillusion que tu m’as donnée ? Avoir fait ça !… Je me demande comment ça s’est passé ! Un jour que tu sortais, probablement ?… Cet ignoble Gilbert était dans la cave. Tu l’as vu. Il a compris que tu avais envie de boire comme lui… Et voilà !… C’est quelque chose comme Ça, certainement. Alvaro m’avait pourtant prévenu. J’aurais dû mieux surveiller. C’est de ma faute, après tout. Et puis tu t’embêtais. Moi, je ne pensais plus qu’à mon marbre, comme une brute — comme toi quand tu penses à ton cognac… Pauvre chérie. Ma girl !… Mais ne tremble donc pas comme ça !… Tu vois bien que je suis gentil, maintenant !… Je t’aime. I love you. Si tu m’aimais, toi, tu ne me jouerais pas des tours pareils. You don’t love me

À ces mots, les seuls qu’elle pût saisir, il la vit se redresser dans ses oreillers. Sa bouche frémissait. À son tour elle se mit à lui parler. Il n’entendait, à travers cet anglais, que les intonations. L’éloquence du geste sobre, du regard sombre, lui, faisait deviner qu’elle suppliait, puis protestait, puis expliquait avec véhémence. Peut-être lui racontait-elle toute sa vie.

Les yeux dardés sur elle, il l’écoutait, déchiré de ne pas comprendre.

L’étrange dialogue se continua longtemps. Ce fut une nuit affreuse, la première sans amour depuis leur arrivée.

Harlingues ne s’était pas couché. Dès le premier matin, il alla trouver le jardinier qui bêchait dans un coin. Il avait prié Léontine de l’accompagner. Étonnée, elle le suivit.

— Vous avez entraîné madame, dit-il sans préambule, qui, malheureusement, est, comme beaucoup d’Anglaises, portée sur la boisson. (Écoutez bien ça, Léontine !) Vous lui avez offert à boire dans la cave où vous volez le comte de Vasconcellos. (Il le sait, il me l’a dit.) Moi, je suis venu ici justement pour guérir madame de ses mauvaises habitudes. (Taisez-vous, Léontine, vous parlerez après.) Et vous, voilà quinze jours que vous défaites derrière moi tout mon ouvrage. Je ne veux pas vous dénoncer à votre maître, mais je vais m’en aller d’ici, vous entendez, et il finira bien par deviner pourquoi. Vous pouvez commander la voiture pour ce soir. Nous allons faire nos malles cet après-midi.

— Les malles ?… cria Léontine qui suffoquait. Monsieur s’en irait en laissant en plan la fontaine de M. le comte ?… Monsieur ferait ça à cause d’un cochon comme Gilbert !… Ah ! Monsieur est trop bon de ne pas le dénoncer ! Monsieur ne sait pas ce que c’est que cet homme-là, et ce qu’il m’a fait souffrir depuis quarante-cinq ans qu’on est mariés ! Je te l’ai toujours dit que nous finirions sur la paille à cause de ton vice ! Nous voilà chassés, à c’t heure… (Elle sanglote.) Oh ! que monsieur ait pitié de nous ! Pas de nous, de moi !… Ainsi, il a fallu qu’il me fasse encore cette histoire-là ! Mais nous allons en reparler tout à l’heure ensemble, n’aie pas peur ! Oh ! que monsieur reste !… Monsieur peut être tranquille, maintenant ! C’est moi qui aurai la clé de la cave, c’est moi qui surveillerai Gilbert, et je jure à monsieur que rien n’arrivera plus, à présent que je suis prévenue. Monsieur, monsieur, je supplie monsieur ! S’il faut changer de place à l’âge que j’ai, j’en mourrai, qu’on est si heureux chez M. le comte, depuis plus de dix ans qu’on le sert ! Oh ! que monsieur ne s’en aille pas ! Nous sommes perdus si monsieur s’en va !

Elle avait joint les mains, prête à tomber à genoux. Gilbert, depuis le commencement, regardait par terre ; et pas une fois, il ne releva les yeux.

— C’est bon !… : dit enfin Harlingues après beaucoup d’autres paroles : À cause de vous, Léontine, je ne partirai pas, et je ne dirai rien. Mais c’est vous qui êtes responsable à partir d’aujourd’hui, ne l’oubliez pas.

Il coupa court aux effusions de la reconnaissance. Comme il revenait vers la maison, il entendit dans son dos commencer par des cris aigus l’épouvantable scène que le jardinier à son tour allait subir, et qui, sans doute, n’allait pas se terminer aussi vite que l’autre — la scène de cette nuit, dans la chambre.