Rédemption (Girard)/02/03

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Imprimerie Guertin (p. 150-157).


LE ROMAN DU GUEUX.


Réginald, après que Claire eut abandonné son appartement de la rue Victoria, avait loué, pour la jeune fille, rue Metcalfe, une chambre dans une maison occupée par une respectable famille anglaise. Il y avait de cela six mois. Néanmoins, il n’avait pas encore franchi le seuil de cette chambre malgré le désir que lui eût déjà témoigné la jeune fille de lui faire voir comment elle avait disposé le riche mobilier, les peintures, bustes, statuettes, bibelots qu’il lui avait donnés.

Pour se consacrer au bonheur de la jeune fille qui persévérait dans la vertu, il s’était complètement isolé.

Chevalier servant de Claire, il prévenait ses moindres désirs avec tout l’empressement d’un amoureux. Et cependant, il lui avait sans cesse témoigné le respect dû à une sœur. Tous les jours il passait quelques heures avec elle, soit à la maison, soit dehors.

Était-elle heureuse ? Oui et non.

Chaque soir, elle remerciait Dieu d’avoir mis sur son chemin cet homme de bien qui lui avait ouvert les portes d’une nouvelle vie. Cet homme, elle l’aimait toujours, mais en silence, se jugeant indigne de lever les yeux jusqu’à lui. Elle en souffrait beaucoup.

Le souvenir de sa vie passée avait fait dans son cœur une blessure qui ne voulait pas se cicatriser.

Dévorée par le remords et par l’amour sans espoir, elle se consumait peu à peu. Son état de santé, déjà précaire, inspirait maintenant de vives inquiétudes à Réginald.

Elle avait maigri, elle paraissait souffrante. Le nez était pincé, les joues creuses ; les yeux cernés avaient l’éclat brillant de la fièvre.

Il avait, ce soir-là, conduit Claire à l’Académie de Musique. Pour accentuer le mépris qu’il avait de l’opinion du monde, pour jeter un défi à toutes ces langues roses chargées de venin, il avait retenu pour son amie et pour lui une loge entière.

Claire portait une simple robe montante en voile blanc, ce que voyant, mademoiselle Blais remarqua méchamment à son amie mademoiselle Béchet :

La Claire Dumont n’est pas heureuse avec sa nouvelle acquisition. Regardez-donc, ma chère, elle ne peut seulement pas se procurer une toilette de théâtre.

Mademoiselle Caroline Biais était une de ces personnes qui n’ayant pas de valeur personnelle se trémoussent pour se donner de l’importance. Elle avait la démangeaison du grand monde, et comme elle ne pouvait être acceptée par celui-ci, elle tentait de s’y cramponner tant bien que mal, plutôt mal que bien.

Son père recevait des appointements de quinze cent dollars par année, mais il avait une femme et deux filles. Qu’on imagine une jeune personne, petite, anguleuse, foncée comme une puce ; les yeux ni bruns ni jaunes ; le nez ni droit ni aquilin, ni retroussé, ni rond, ni pointu, un nez quelconque, sans caractère ; la bouche grande, spacieuse, où la langue se meut à l’aise ; eu résumé tut de ces visages insignifiants avec cet air qu’on ne peut définir et que l’on trouve irritant, parce que derrière ce masque de papier mâché, on devine la suffisance et la sécheresse du cœur. Il est certaines femmes mal ciselées à qui l’on pardonnerait beaucoup si elles possédaient la vertu ou seulement le talent de se taire.

Quand la langue de ces sortes de femmes sans esprit est en mouvement, il ne reste qu’une chose à faire : se tenir à distance pour ne pas être éclaboussés comme par une cagne qui secoue son corps au sortir d’une pièce d’eau bourbeuse.

Claire s’étant tournée vers Réginald, une croix en diamants, suspendue à son cou par une chaînette d’or, brilla de feux irisés.

— Oh ! répondit mademoiselle Béchet, vous n’avez donc pas remarqué ce magnifique bijou suspendu à son cou.

Mademoiselle Blais fit une moue dédaigneuse tandis que ses yeux brillaient d’envie.

— Bah ! le prix du vice.

Claire disait à Réginald :

— Monsieur Olivier, pourquoi m’avez-vous envoyé ce bijou ? C’est trop, vraiment. Lorsqu’on me l’a remis ce matin, mon premier mouvement a été de refuser, puis j’ai craint de vous faire de la peine.

— La croix, répondit-il, est l’emblème de la souffrance et de la rédemption.

Elle voulut parler. Ses paupières se mouillèrent et elle regarda Réginald avec une expression indéfinissable de reconnaissance.

— Ah ! mon Dieu, pensa-t-elle en se recueillant, se peut-il que l’homme soit si bon. Bénissez-le pour le bonheur qu’il me procure et pour la paix qu’il a fait descendre en mon âme.

— Au moins, observa madame Dubois, dont les chairs débordaient en bourrelets du corsage largement échancré, cette fille devrait avoir un peu de décence et ne pas donner ainsi sa honte en spectacle au public.

— C’est étonnant, répondit son mari, je connais monsieur Olivier depuis plusieurs années, et à part sa liaison avec cette courtisane, je le tiens pour l’homme le plus honorable du monde. Il est extraordinaire comme certaines femmes font perdre la tête aux gens les plus vertueux.

Madame Dubois le regarda, se demandant avec inquiétude si cette réflexion s’adressait à lui même ou à monsieur Olivier.

— Mais, s’informait la femme d’un sénateur à son mari, le bruit n’a-t-il pas couru que la fille de madame Blais était presque fiancée à monsieur Olivier ?

— C’est-à-dire, corrigea le sénateur, que ce sont madame Biais et sa fille qui ont fait circuler cet on-dit.

Mais aujourd’hui, voyant que ça ne prend pas, elles crient à qui veut l’entendre que jamais mademoiselle Blais n’épousera un homme aux mœurs dissolues. Entre nous, je crois bien qui monsieur Olivier n’aurait qu’à faire la demande.

On venait de baisser le rideau sur le dernier acte. La foule brillante s’écoulait par les portes large ouvertes. Réginald allait monter en voiture avec son amie lorsqu’il fut accosté par un miséreux qui lui demanda l’aumône.

— Vous avez faim ? lui dit-il.

— Oui, monsieur.

— Venez avec moi.

— Vous n’avez pas d’objection, ajouta L il en se tournant vers Claire.

— Ce que vous faites est bien fait, répondit-elle simplement.

Alors, il se dirigea à pied vers la rue Sainte Catherine. Il songeait : Quel est celui-ci ? Un de ces gueux qui servent de piédestaux à la tapageuse philanthropie de l’homme, moyen facile et commode de célébrité lorsqu’on est assez riche pour jeter ça et là l’or à pleines mains ! Ou bien l’un de ces gueux méprisés, bafoués, éloignés à coups de pierres.

Voyez le passer dans la rue, le pantalon puant la crasse et le graillon, les souliers éculés trahissant l’absence de chaussettes, la barbe sale poussant au hasard de la nature comme des touffes de chiendent, toute sa personne suintant une odeur de tandis . Vous lui cédez le pas. Par respect pour la grandeur de sa pauvreté ? Allons donc ! Mais parce que, tel le lépreux du moyen âge, il semble agiter une crécelle pour nous prévenir de nous tenir loin de lui, objet de répulsion et de dégoût publics.

Et qui nous dit que sous ce crâne, mal et ridiculeusement couvert d’une loque de chapeau, ne gronde pas le tonnerre du génie ? Qui nous dit que sous cette chemise verminée et en lambeaux ne bat pas un cœur plus grand que le nôtre. Avons-nous jamais réfléchi aux tourments possibles de ce lépreux pour tous, qui lui aussi sent qu’il a droit d’être compté au nombre des êtres raisonnables, et qu’aux yeux de la démocratie divine il a le même droit que nous d’être appelé homme. Son nom, on l’ignore, ses parents, il ne les connaît pas peut-être, des amis, il a ou le bonheur ou le malheur de n’en pas avoir ; demain, il crèvera n’importe où.

Et l’on ne soupçonnera jamais ce que cet homme eût pu faire, peut-être, pour le bien de l’humanité si quelque vice de la communauté sociale ne l’en eût empêché ! Pauvre gueux, pauvre lépreux ! je te vénère et je t’admire dans l’ironie cruelle de ton abjection !

Réginald, s’effaçant devant Claire et le mendiant entra dans un restaurant à la mode. Dans la salle aux dalles en mosaïque, aux panneaux de glace et de bois or et lapis lazuli, soutenus par des cupidons roses, s’exhalait une senteur chaude de friandises légères mêlée aux parfums de cet attroupement luxueux. Les hommes en habit noir et les femmes en robe basse étaient groupés autour des tables de marbre à quatre.

À l’entrée des trois nouveaux venus il se fit un brouhaha indigné. Des murmures s’élevèrent de tous côtés. On parlait de chasser ce galeux, cet intrus, comme si avec lui une plaie repoussante était entrée dans la salle. Déjà le chef des garçons s’avançait avec des gestes menaçants, lorsque Réginald lui glissa quelque chose dans la main. Aussitôt la sérénité reparut sur ses traits courroucés. Avec un sourire obséquieux, l’échine très bas ployée, il avança trois chaises autour d’une table, dans un coin.

Et dans ce restaurant fashionable, plein de snobisme et de vie mondaine, tous, scandalisés, examinèrent l’étrange trio : un homme riche et envié, une jeune fille brillante mais de réputation tarée, et un gueux aux loques sordides.

Dans tout ce groupement d’orgueil et de luxe insolent, le plus abject n était pourtant pas le sale mendiant. Les rayons de Roentgen qui eussent pénétré jusqu’à l’âme de ces gens, eussent mis à nu bien d’autres turpitudes gangrenées.

Intimidé par tous ces regards braqués sur lui, regards mêlés de dégoût et de curiosité malsaine, le gueux ne savait quelle contenance faire et en oubliait presque de manger, malgré la faim qui lui tenaillait l’estomac.

Réginald lui faisait apporter les meilleurs plats, les saveurs les plus douces.

— Vous devez avoir un roman comme tout le monde, lui dit-il, en lui versant à boire, voulez vous nous le raconter.

— Si vous voulez parler de ma vie, répondit le pauvre, elle n’est pas drôle, bien qu’elle ressemble à beaucoup d’autres dans sa lamentable banalité.

À cinq ans, je perds mon père, et ma mère, morts l’un après l’autre dans un intervalle d’un mois. Laissé sur le pavé, je vis comme je peux, le moins mal que je puis, de grippe et de grappe, garçon a tout faire. À vingt ans je suis apprenti dans une boutique de maréchal ferrant. Malgré mes privations et mes misères, j’étais naturellement robuste. Consciencieux et actif à l’ouvrage, je jouissais de l’estime de mon patron qui me promettait d’augmenter mes gages. Je commençais à trouver la vie moins amère. Même que j’étais sur le point d’épouser la fille du patron. Ce commencement de bonheur devait s’écrouler.

Je revenais un soir de l’ouvrage quand j’entendis des cris d’effroi. Un cheval s’était emballé, traînant après lui une voiture dans laquelle se trouvaient un vieillard et une jeune fille. Ne me fiant qu’à ma force, je sautai à la bride du cheval que je parvins à arrêter. Mais j’avais été renversé par la bête qui m’enfonça un de ses sabots dans la poitrine. On me transporta sans connaissance à l’hôpital où je fus huit jours entre la vie et la mort. Enfin, des médecins me réchappèrent, mais je ne valais guère mieux que si j’eusse été mort. Une opération, qui me laissa la vie m’enleva cette force, toute ma fortune. Aujourd’hui, je suis aussi faible qu’un enfant.

Le vieillard que j’avais sauvé m’envoya à l’hôpital, dans un élan de reconnaissance, un billet de banque de cinq dollars que je refusai.

Depuis, j’ai vécu de mendicité et de horions. Je ne sais ni lire ni écrire. Comme j’ai l’air fort, quand je tends la main, on me ferme la porte au nez neuf fois sur dix. Souvent on me dit qu’il est honteux pour un homme bien portant de ne pas travailler et de vivre de mendicité.

Dimanche dernier, comme je n’avais pas assez d’argent pour paver mon entrée, on m’a retourné à la porte de l’église où j’allais entendre le saint sacrifice de la messe. Et moi qui croyais qu’une église était un endroit où les pauvres, tout comme les riches, pouvaient prier Dieu sans être obligés de payer leur admission comme dans une salle de spectacle.

J’ai subi deux condamnations de six mois de prison pour avoir mendié. C’est entre les quatre murs d’un cachot que j’ai passé mes plus belles heures. J’ai été tenté de mettre fin à mes jours, mais il faut que l’homme tienne beaucoup à la vie, puisque misérable comme je le suis, je n’ai pu me résoudre à me détruire.

Vous croirez peut-être que ceci n’est que de la fable pour vous apitoyer, vu que l’on cherche par tant de moyens à tromper les âmes charitables. Je n’en veux à personne, car, je le sais bien, il faut des riches et des pauvres, des heureux et des malheureux. Le monde est une loterie, et chacun a son lot, bon ou mauvais. Je sais qu’il y a des riches qui doivent leur fortune au hasard, d’autres qui ont mal acquis leurs richesses, d’autres enfin qui ont acquis ces richesses par leur travail, leur énergie, leurs talents et leur bonne conduite.

Il existe des sociétés pour la protection des pauvres, des femmes, des enfants, voire même des animaux. Les sociétés de bienfaisance sont une bonne chose, mais il y en a trop. S’il y avait moins de soi-disant philanthropes et qu’ils fussent plus sincères, plus soucieux de faire réellement du bien que de donner leur nom à l’admiration des âmes crédules, il y aurait moins de misère.

Chaque soir, je me demande, si l’on ne me trouvera pas le lendemain dans quelque ruelle, mort de faim et de froid.

— Quel âge avez vous ? s’enquit Réginald.

— Vingt-cinq ans.

— Vingt-cinq ans ! on vous en donnerait quarante !

Tous trois s’étaient levés.

Lorsqu’il fut sur le trottoir, Réginald vida le contenu de sa bourse dans les mains du gueux.

— Voici mon adresse, ajouta-t-il, en lui remettant sa carte. Quand vous n’aurez plus d’argent, venez me voir.

Claire lui tendit sa main fine, gantée de chevreau.

— Dieu vous garde, dit-elle, avec émotion.

Le mendiant voulut remercier, mais il tourna brusquement les épaules. Il s’éloigna en toute hâte et porta les mains à ses yeux.