Rédemption (Girard)/02/04

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Imprimerie Guertin (p. 158-164).


CLAIRE REFUSE D’ÉPOUSER RÉGINALD.


Quoiqu’il fût très tard, Réginald qui n’avait pas sommeil, s’adossa sur un divan contre une pile de coussins et alluma un cigare.

Suivant d’un œil distrait la fumée onduleuse, il pensa à tout ce qui lui était arrivé depuis un an.

Il n’avait eu qu’un amour dans sa vie, mais cet amour était plus fort que la mort, puisque Romaine morte, il l’aimait encore avec autant d’ardeur, autant de passion que lorsque lui jetant ses deux bras autour du cou, son front, ceint d’un diadème d’or rouge, légèrement rejeté en arrière, elle lui avait dit : Je t’adore ! Même il l’aimait encore davantage, avec tout le désespoir maintenant et toute la douleur de ne la revoir jamais.

Si donc, aujourd’hui, il était si dévoué pour Claire, si dévoué que le monde méprenait ce dévouement pour de l’amour, c’était pour la rédemption de cette jeune fille, en mémoire de celle qui reposait là-bas, sous une humble croix de bois noir, dans cette terre battue par les flots.

Cependant, ce sacrifice qu’il faisait pour Claire ne devait pas être-égoïste : si, en mémoire de Romaine, il cherchait à rendre son âme digne de l’estime d’un Dieu, il devait aussi tenter de relever aux yeux d’un monde qui ne pardonne pas la femme tombée.

Comment parviendrait-il, lui, à mâter l’opinion publique montée contre une pauvre fille succombant dans un moment d’oubli, en raison même de sa faiblesse, à l’amour ou à la nécessité ?

Quand même il crierait sur les toits qu’aujourd’hui Claire Dumont est une honnête fille ; que beaucoup d’entre celles qui posent en vertueuses et lui prodiguent leur mépris de fausses chastes et de dévotes apocryphes ne sont pas dignes de boire dans le même verre qu’elle ; quand même il dirait cela, on lui rirait au nez et on ne la traînerait pas moins sur la claie.

Quand il se montrerait avec elle dans toutes les places publiques, on dirait qu’il vit en concubinage avec cette fille.

Le mariage ?

Oui, c’est cela il épousera Claire. Elle acceptera avec reconnaissance, car il n’ignore pas qu’elle l’aime. C’est une folie qu’il va faire, il le sait bien. Mais, comment donc ! va t-il reculer lorsque pour elle, et en mémoire de l’autre, il a déjà sacrifié sa réputation.

Oh ! il ne se fait pas d’illusions. Pour un bon nombre ce mariage, loin d’une réhabilitation de Claire, ne sera que l’aveuglement d’un homme probe et bon.

Mais combien parmi les mères qui ont cherché à lui faire épouser leurs filles diraient non, même aujourd’hui, s’il consentait à demander aucune de ces jeunes filles en mariage ? C’est donc qu’on le considérait toujours comme un honnête homme, nonobstant sa liaison avec Claire, comme on disait. Or, un honnête homme ne lie pas sa vie à une jeune fille, si si elle n’est pas digne de lui.

D’un autre côté, en épousant Claire, il serait l’objet du blâme, du ridicule de plusieurs, de cette pitié faite de haine plus que de charité.

Qu’importe ! Quand un homme honorable offre de sang froid de donner son nom à une femme, quand il lui propose de devenir la mère de ses enfants, c’est qu’il a pour cette femme une estime et un respect devant lesquels le dédain et la médisance doivent s’arrêter comme devant un seuil sacré.

Réginald se leva et se retira dans sa chambre à coucher en répétant avec une résolution calme et froide : j’épouse Claire.

Le lendemain dans l’après-midi, il se rendit chez la jeune fille. Il venait de s’asseoir dans le petit salon où elle recevait, quand elle parut avec un sourire de tristesse.

De toute sa mince personne se dégageait un air de réserve et de dignité qui eussent dû en imposer à un monde plus charitable et moins prévenu.

Réginald se leva avec respect et lui tendant affectueusement la main, lui dit :

— Bonjour Claire, comment est votre santé ?

— Pas trop bonne, monsieur Olivier, je vous assure. Le cœur me fait mal. J’ai horriblement souffert de la migraine toute la matinée. Le médecin que vous m’avez recommandé d’aller voir m’a dit que je suis atteinte d’hypertrophie du cœur.

Je n’en suis pas surprise, ajouta-t-elle avec mélancolie.

— Mais, ma pauvre amie, excusez-moi de vous avoir dérangée, si j’avais su… je me retire tout de suite.

— Non ! non ! se hâta-t-elle de dire, en posant sa main amaigrie sur le bras du jeune homme, qui s’était levé pour partir, restez, je vous en prie. Si vous saviez tout le bien que m’apporte votre présence ! Je n’ai que vous pour m’aider à supporter la vie. Excusez-moi si je parais dans ce négligé. Lorsque vous êtes entré, je reposais, et plutôt que de vous faire attendre…

— Vous êtes très bien comme cela, très bien. Mais il faut prendre soin de vous.

— Oui, et je crains bien que je n’en aie pas pour longtemps.

— Non ! non ! vous vous alarmez sans motif. Il est vrai que vous ne jouissez pas d’une santé, comment dirai-je, florissante, mais avec de bons soins vous vous rétablirez et verrez encore de beaux jours.

— Non, monsieur Olivier, vous ne montrez tant d’assurance que pour ne pas me décourager tout à fait. Bien que vous cherchiez à dissimuler, vous savez vous-même que je ne me trompe pas.

— Mais non, mais non, je vous jure…

— Pas besoin, interrompit Claire. Et d’ailleurs, pourquoi le cacher plus longtemps. Jeudi, lorsque vous m’avez conduite à la galerie du Square Phillips, j’ai reçu là un de ces coups d’épingle qui finissent par tuer comme le poignard. C’est le cœur qui a été atteint cette fois.

Vous rappelez vous m’avoir laissée seule, quelques instants, la foule nous ayant séparés ?

— Oui, parfaitement.

— Ca n’a pas été long, et cependant tout s’est passé si rapidement ! J’entendis, derrière moi, ces paroles dites intentionnellement assez haut pour que je pusse les entendre :

— C’est cette fille-là qui a perdu monsieur Olivier. Je me retournai la figure en feu. Devant moi était mademoiselle Blais et mademoiselle Dussault. C’est mademoiselle Blais qui avait parlé. Je la regardai bien en face et allais lui répondre, quand un sifflement, le sifflement de la vipère, sortit de ses lèvres. M’enveloppant d’un regard de haine, elle me jeta à la figure un de ces mots de bas étage que je n’ose vous répéter. Mon bras s’était levé.

Mais vous m’avez rejointe et je n’ai pas voulu… à cause de vous, Un voile passa devant mes yeux. Quel que chose s’était brisé là.

C’est alors que vous m’avez demande si j’étais malade et que je vous ai prié de me reconduire chez moi.

Ah ! les assassins les plus coupables ne sont pas toujours ceux qui gravissent les marches du gibet. Il en est qui montent, à tous les mois, les marches de la Sainte Table et qui tuent d’un coup de lancette qui est leur langue.

Et cependant celles-là, on les estime, on les encense, on les pose en modèles, on les établit à la tête de congrégations religieuses et de sociétés de charité. Religion et charité, quelle profanation ! Leur religion à ces êtres est une religion de haine, et leur charité une charité qui empoisonne.

— Je vous plains, dit Réginald.

S’il avait encore pu hésiter devant la résolution prise la veille, ce que venait de rapporter Claire devait le décider tout à fait.

Plus que jamais, il était temps de museler ces méchantes bêtes. Il fallait donner à cette malheureuse un protecteur dont elle n’aurait pas à rougir devant l’opinion publique. Que l’appréciation du monde est odieuse parfois ! N’avait-il pas arraché Claire à sa misère ? N’était-elle pas à cette heure une jeune fille honnête et vertueuse ? Sa conduite à lui-même n’était-elle pas au-dessus de tout reproche ?

Et cependant, pour tous, il était lié à cette fille par des liens honteux, il forfaisait à l’ancienne pureté de ses mœurs. Bien plus, le verdict public, se méprenant sur sa conduite si méritoire, en rejetait tout le blâme sur Claire.

Mais alors aurait-il fallu qu’il la laissât entre les mains de ce saint homme du « Labarum ». Non, c’était impossible. Il avait la satisfaction du devoir accompli.

Seulement, Claire devait être méprisée jusqu’à la mort, et même après, puisqu’elle avait péché et que le monde l’avait su.

— Claire, dit-il, en rompant le silence qui durait depuis quelques minutes, j’ai une prière à vous faire et j’espère que vous m’écouterez favorablement. Voulez-vous être ma femme ?

Claire pâlit.

Elle, la femme de Réginald ! Dieu était donc assez miséricordieux pour lui procurer ce bonheur. Oui ! allait-elle crier, je ne suis pas digne de cette félicité, mais je vous aimerai tant, je vous serai si dévouée, si bonne, que je vous ferai oublier mon indignité.

Vous ne répondez pas ? demanda Réginald avec anxiété !

Claire se taisait. C’est qu’une lutte formidable se livrait en son âme, entre son amour et le sacrifice de son bonheur.

Enfin, elle dit lentement, péniblement, comme si chaque mot lui emportait un lambeau de son pauvre cœur meurtri :

— C’est impossible, je ne puis être votre femme.

Elle ajouta :

— Qui suis-je, moi, pour m’élever jusqu’à vous ? Une fille dont le nom a été traîné dans la boue, dont la réputation a été foulée aux pieds. Moi votre femme ! plutôt mourir.

— Claire, qui suis-je moi-même : un misérable qui ne mérite aucune pitié. Écoutez-moi Claire. Il y a quelques mois, loin d’ici, j’ai aimé une jeune fille, pure, belle et bonne. Cette jeune fille, elle aussi, m’a aimé, beaucoup aimé. Et c’est à cause de cet amour même qu’elle est morte. C’est parce qu’elle a pressenti que je ne devais jamais l’épouser et qu’elle succomberait à la violence de sa passion, qu’elle a sacrifié sa vie ; c’est parce que j’ai eu la lâcheté de me laisser enivrer par cet amour parfumé de candeur et de beauté, alors que j’en connaissais tout le danger, qu’elle a péri dans toute l’auréole de sa jeunesse. S'il y a les martyrs de la foi et du dévouement, l’amour a aussi ses martyrs. La jeune fille dont je vous parle a été une de ces héroïnes sacrées : elle a, uniquement à cause de moi, parce qu’elle m’aimait trop, immolé sa vie sur ce bûcher de l’amour.

Parfois, je suis pris d’un désir violent de crier mon crime à tout ce monde qui me connaît autrement que je suis.

Ce souvenir m’épouvante à un tel point qu’il m’arrive quelquefois de me demander si sa mort n’est pas due à un accident plutôt qu’à une détermination de sa volonté

Dites-moi, Claire, lequel de nous deux est le plus coupable, de vous ou de moi ?

La jeune fille pencha le front avec douleur et étouffa un sanglot.

— Pour me plaindre comme vous le faites, continua-t-elle, il faut avoir aimé et souffert ; il faut avoir compris que la femme est un vase fragile entre les mains de l’homme aimé.

Et se jetant aux pieds de Réginald les mains jointes :

— Prenez-moi, s’écria-t-elle, prenez-moi tout entière, je ne veux être que votre esclave. Emparez-vous de moi, corps et âme, je vous appartiens. Mais ne me demandez pas d’être votre femme, je ne le serai jamais.

Réginald ne s’attendait pas à cette réponse.

Il frémit.

— La douleur vous égare, pauvre chère amie, dit-il. Vous avez ma parole d’honneur que j’ai pour vous autant d’estime et de respect que je puis en avoir pour la plus respectée des femmes. Que dis-je, mon respect pour vous est grandi de toute l’amertume de votre souffrance.

— Non ! non ! Réginald, je n’ai pas le droit d’être votre femme. Tout me le défend : votre avenir, votre bonté pour moi, le monde, votre bonheur.

En acceptant, je paierais de la plus noire ingratitude ce dévouement sans bornes que vous m’avez montré.

Et se relevant avec un sourire qui appelait les larmes, elle ajouta :

— Encore une fois, monsieur Olivier, je vous dois plus que la vie, mais je ne serai jamais votre femme.

— Nous en recauserons, répondit-il en lui tendant la main.

Dieu veuille, se dit-il, en la quittant, que ce ne soit pas la mort qui tranche cette question.