Rédemption (Girard)/02/06

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Imprimerie Guertin (p. 170-172).


LE CORBILLARD.


Le corbillard faisait une lugubre tache noire sur la mince couche de neige tombée en ce matin brumeux d’avril. Le char funèbre roulait péniblement vers le cimetière de la Côte-des-Neiges.


Le corbillard faisait une lugubre tache noire sur la mince couche de neige.

Un jeune homme et un mendiant accompagnaient seuls les restes qui allaient être inhumés. Cette dépouille était celle de Claire Dumont. Ce jeune homme était Réginald Olivier et le mendiant, ce paria à qui Claire avait, un soir, tendu la main dans un mouvement spontané de sympathie.

C’était singulier de voir ce corbillard et ce cercueil des riches, suivis par ces deux hommes, si éloignés l’un de l’autre dans l’échelle sociale, mais si rapprochés en cette circonstance poignante, par une communauté de sentiments.

Seul, Réginald avait fait la veillée du corps, les deux nuits qu’il avait été exposé. Plusieurs personnes, attirées par une curiosité mauvaise, étaient entrées dans la chambre mortuaire, avaient fait un simulacre de prière, prétexte de fouiller les yeux éteints de cet être qu’elles avaient fait si amèrement pleurer.

Une ancre de roses et de lys, l’unique tribut floral qui honorât la mémoire de la défunte, était appuyée contre la couche funèbre.

Au requiem solennel que le jeune homme avait obtenu à prix d’argent, n’assistaient dans la vaste cathédrale de Saint-Jacques, que les quelques dévots entrés dans le temple par hasard.

Église déserte, catafalque à triple étage illuminé d’une profusion de cierges, orgue et chœur imposants, toutes ces choses choquèrent l’âme sincèrement religieuse de Réginald. Il pensa alors que si son or n’était pas venu au secours de la pauvre fille, on eût bientôt murmuré quelques oraisons rapides sur la dépouille comme une chose ennuyeuse dont on a hâte de se débarrasser. Ce cadavre, on l’eût transporté au grand trot au cimetière.

Mais l’or sera toujours un dieu tout-puissant : c’est ce que devait penser l’entrepreneur de pompes funèbres que Réginald avait largement payé, pour ses tentures, son corbillard et le cercueil.

Au retour du cimetière. Réginald se demandait de quel côté, maintenant, il orienterait sa vie ?

Il n’avait plus de parents, et ne se sentait aucun attrait ni pour le monde, ni pour le mariage. De plus il voulait demeurer fidèle à la mémoire de Romaine. Tout ce qu’il y avait d’aimant en lui avait été englouti dans la mort de la petite-fille du pêcheur. Il n’était revenu à Montréal que pour arracher Claire à la honte.

Son œuvre, maintenant était accomplie. Sans cette œuvre de rédemption qu’il s’était imposée, il ne serait pas parti de Paspébiac, où avait vécu et péri Romaine Castilloux.

Si Claire avait duré des années encore, il serait resté à son poste. Mais aujourd’hui qu’elle n’était plus, il allait dire adieu à ce monde de falsification et se réfugier là-bas, sur ces côtes bizarrement belles, où il avait connu le bonheur parfait tout éphémère qu’il eût été.