Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/32

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 272-274).

PARTIE 1 SECTION 32


de l’importance des fautes que les peintres et les poëtes peuvent faire contre leurs regles.

comme les parties d’un tableau sont toujours placées l’une à côté de l’autre et qu’on en voit l’ensemble du même coup d’œil, les défauts qui sont dans son ordonnance nuisent beaucoup à l’effet de ses beautez. On apperçoit sans peine ses fautes relatives, quand on a sous les yeux en même-tems les objets qui n’ont pas entre eux

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le rapport qu’ils doivent avoir. Si cette faute consiste, comme celle du Bandinelli, dans une figure de femme plus haute qu’une figure d’homme d’égale dignité, elle est facilement remarquée, puisque ces deux figures sont l’une à côté de l’autre. Il n’en est pas de même d’un poëme de quelque étenduë. Comme nous ne voïons que successivement un poëme dramatique ou un poëme épique, et comme il faut emploïer plusieurs jours à lire ce dernier, les défauts qui sont dans l’ordonnance et dans la distribution de ces poëmes ne viennent pas sauter aux yeux comme des défauts pareils qui sont dans un tableau. Pour remarquer les fautes relatives d’un poëme, il faut se rappeller ce qu’on a déja vû ou entendu, et retourner pour ainsi dire sur ses pas afin de comparer les objets qui manquent de rapport ou de proportion. Par exemple, il faut se ressouvenir que l’incident qui fait le dénouement dans le cinquiéme acte n’aura point été suffisamment préparé dans les actes précedens, ou qu’une chose dite par un personnage dans le quatriéme acte dément le caractere qu’on lui a donné dans le premier. Voilà ce que tous les hommes n’observent point toujours :

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plusieurs mêmes ne l’observent jamais. Ils ne lisent point les poëmes pour examiner si rien ne s’y dément, mais pour jouir du plaisir d’être touchez. Ils lisent les poëmes comme ils regardent les tableaux, et ils sont choquez seulement des fautes, qui, pour ainsi dire, tombent sous le sentiment, et qui diminuent beaucoup leur plaisir. D’ailleurs les fautes réelles qui sont dans un tableau comme une figure trop courte, un bras estropié, ou un personnage qui nous présente une grimace au lieu de l’expression naturelle, sont toujours à côté de ses beautez. Nous ne voïons pas ce que le peintre a fait de bon separement de ce qu’il a fait de mauvais. Ainsi le mauvais empêche le bon de faire sur nous toute l’impression qu’il devroit faire. Il n’en est pas de même d’un poëme, ses fautes réelles comme une scene qui sort de la vrai-semblance, ou des sentimens qui ne conviennent point à la situation dans laquelle un personnage est supposé, ne nous dégoutent que de la partie d’un bon poëme où elles se trouvent. Elles ne jettent même sur les beautez voisines qu’une ombre bien legere.