Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/33

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 275-287).

PARTIE 1 SECTION 33


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de la poësie du stile dans laquelle les mots sont regardez en tant que les signes de nos idées. que c’est la poësie du stile qui fait la destinée des poëmes.

ainsi la beauté de chaque partie du poëme, je veux dire la maniere dont chaque scene est traitée, et la maniere dont s’expliquent les personnes, contribuent plus au succès d’un ouvrage que la justesse du plan et que sa regularité ; c’est-à-dire, que l’union et la dépendance de toutes les differentes parties qui composent un poëme. Une tragedie, dont toutes les scenes prises en particulier seront belles mais mal cousuës ensemble, doit réussir plûtôt qu’une tragedie, dont les scenes bien liées entre elles seront froides. Voilà pourquoi nous admirons plusieurs poëmes qui ne sont rien moins que reguliers, mais qui sont soutenus par l’invention et par un stile plein de poësie, qui de moment en moment présente des images qui nous rendent attentifs et nous émeuvent.

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Le plaisir sensible que nous font des beautez renaissantes à chaque periode, nous empêche d’appercevoir une partie des défauts réels de la piece, et il nous fait excuser l’autre. C’est ainsi qu’un homme aimable en présence fait oublier ses défauts et quelquefois ses vices durant les momens où l’on est seduit par les charmes de sa conversation. Il réussit même souvent à nous les faire oublier dans la définition generale de son caractere. La poësie du stile consiste à prêter des sentimens interessans à tout ce qu’on fait parler comme à exprimer par des figures, et à présenter sous des images capables de nous émouvoir, ce qui ne nous toucheroit pas s’il étoit dit simplement en stile prosaïque. Ces premieres idées qui naissent dans l’ame lorsqu’elle reçoit une affection vive et qu’on appelle communement des sentimens, touchent toujours, bien qu’ils soient exprimez dans les termes les plus simples. Ils parlent le langage du cœur. émilie interesse donc quand elle dit dans les termes les plus simples. J’aime encore plus Cinna que je ne hais Auguste. Un sentiment cesseroit même d’être

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aussi touchant s’il étoit exprimé en termes magnifiques et avec des figures ambitieuses. Le vieil Horace ne m’interesseroit plus autant qu’il m’interesse si, au lieu de dire simplement le fameux qu’il mourût, il exprimoit ce sentiment en stile figuré. La vrai-semblance periroit avec la simplicité de l’expression. Où j’apperçois de l’affectation, je ne reconnois plus le langage du cœur. Mais les retours que les interlocuteurs font sur leurs sentimens et sur ceux des autres, les reflexions du poëte, les recits, les descriptions, en un mot tout ce qui n’est pas sentiment, veut autant que la nature du poëme et la vrai-semblance le permettent, nous être répresenté sous des images qui forment des tableaux dans notre imagination. J’excepterai de cette regle generale les recits des évenemens prodigieux qui se font lorsque ces évenemens viennent d’arriver. Il est dans la vrai-semblance que le témoin oculaire de pareils évenemens, qu’il convient d’emploïer pour en faire le recit, ait été frappé d’un étonnement qui dure encore ; et il seroit ainsi contre la vrai-semblance qu’il

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se servit dans son recit des figures qu’un homme saisi, et qui ne songe point à être pathetique, ne trouve pas. D’ailleurs ces évenemens prodigieux veulent que le poëte leur procure la croïance du spectateur autant qu’il est possible, et un moïen de la leur procurer, c’est de les faire raconter dans les termes les plus simples et les moins capables de faire soupçonner celui qui parle d’exageration. Mais, comme je viens de le dire, il faut qu’hors de ces deux occasions le stile de la poësie soit rempli de figures qui peignent si bien les objets décrits dans les vers, que nous ne puissions les entendre sans que notre imagination soit continuellement remplie des tableaux qui s’y succedent les uns aux autres, à mesure que les periodes du discours se succedent les unes aux autres. Chaque genre de poëme a quelque chose de particulier dans la poësie de son stile. La plûpart des images dont il convient que le stile de la tragedie soit nourri, pour ainsi dire, sont trop graves pour le stile de la comedie. Du moins le poëte comique ne doit-il en faire qu’un usage très-sobre. Il ne doit les emploïer que pour faire parler Chrémes, lorsque ce personnage entre pour un moment

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dans une passion tragique. Nous avons déja dit que les églogues empruntoient leurs peintures et leurs images des objets qui parent la campagne et des évenemens de la vie rustique. La poësie du stile de la satire doit être nourrie des images les plus propres à exciter notre bile. L’ode monte dans les cieux, pour y emprunter ses images et ses comparaisons du tonnerre, des astres et des dieux mêmes. Mais ce sont des choses dont l’experience a déja instruit tous ceux qui aiment la poësie. Il faut donc que nous croïions voir pour ainsi dire, en écoutant des vers : ut pictura poësis, dit Horace. Cleopatre s’attireroit moins d’attention, si le poëte lui faisoit dire en stile prosaïque aux ministres odieux de son frere : aïez peur, méchans : Cesar qui est juste va venir la force à la main : il arrive avec des troupes. Sa pensée a bien un autre éclat : elle paroît bien plus relevée, lorsqu’elle est revêtuë de figures poëtiques, et lorsqu’elle met entre les mains de Cesar l’instrument de la vengeance de Jupiter. Ce vers : tremblez, méchans, tremblez : voici venir la foudre.

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Me présente Cesar armé du tonnerre, et les meurtriers de Pompée foudroïez. Dire simplement qu’il n’y a pas un grand merite à se faire aimer d’un homme qui devient amoureux facilement ; mais qu’il est beau de se faire aimer par un homme qui ne témoigna jamais de disposition à l’amour, ce seroit dire une verité commune et qui ne s’attireroit pas beaucoup d’attention. Quand Monsieur Racine met dans la bouche d’Aricie cette verité, revêtuë des beautez que lui prête la poësie de son stile : elle nous charme. Nous sommes séduits par les images dont le poëte se sert pour l’exprimer ; et la pensée de triviale qu’elle seroit énoncée en stile prosaïque devient dans ses vers un discours éloquent qui nous frappe et que nous retenons. Pour moi, je suis plus fiere et fuis la gloire aisée… etc.

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Ces vers tracent cinq tableaux dans l’imagination. Un homme qui nous diroit simplement : je mourrai dans le même château où je suis né, ne toucheroit pas beaucoup. Mourir est la destinée de tous les hommes, et finir dans le sein de ses pénates, c’est la destinée des plus heureux. L’abbé De Chaulieu nous présente cependant cette pensée sous des images qui la rendent capable de toucher infiniment. Fontenay, lieu délicieux où je vis d’abord la lumiere,… etc. Ces apostrophes me font voir le poëte en conversation avec les divinitez et avec les arbres de ce lieu. Je m’imagine qu’ils sont attendris par la nouvelle qu’il leur annonce, et le sentiment qu’il leur prête fait naître dans mon cœur un sentiment approchant du leur. L’art d’émouvoir les hommes et de les amener où l’on veut, consiste principalement

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à sçavoir faire un bon usage de ces images. L’écrivain le plus austere, celui qui fait la profession la plus serieuse de ne mettre en œuvre pour nous persuader que la raison toute nuë, sent bientôt que pour nous convaincre il nous faut émouvoir, et qu’il faut pour nous émouvoir mettre sous nos yeux par des peintures les objets dont il nous parle. Un des plus grands partisans du raisonnement severe que nous aïons eu, le pere Mallebranche, a écrit contre la contagion des imaginations fortes, dont le charme pour nous séduire consiste dans leur fécondité en images, et dans le talent qu’elles ont de peindre vivement les objets. Mais qu’on ne s’attende point à voir dans son discours une précision seche qui écarte toutes les figures capables de nous émouvoir et de nous séduire, ni qui se borne aux raisons concluantes. Ce discours est rempli d’images et de peintures, et c’est à notre imagination qu’il parle contre l’abus de l’imagination. La poësie du stile fait la plus grande difference qui soit entre les vers et la prose. Bien des métaphores qui passeroient pour des figures trop hardies dans

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le stile oratoire le plus élevé, sont reçuës en poësie. Les images et les figures doivent être encore plus frequentes dans la plûpart des genres de la poësie que dans les discours oratoires. La rhetorique qui veut persuader notre raison, doit toujours conserver un air de moderation et de sincerité. Il n’en est pas de même de la poësie qui songe à nous émouvoir préferablement à toutes choses, et qui tombera d’accord, si l’on veut, qu’elle est souvent de mauvaise foi. C’est donc la poësie du stile qui fait le poëte plûtôt que la rime et la césure. Suivant Horace on peut être poëte en un discours en prose et l’on n’est souvent que prosateur dans un discours écrit en vers. Quintilien explique si bien la nature et l’usage des images et des figures dans les derniers chapitres de son huitiéme livre, et dans les premiers chapitres du livre suivant, qu’il ne laisse rien à faire que d’admirer sa penetration et son grand sens. Cette partie de la poësie la plus importante est en même tems la plus difficile. C’est pour inventer des images qui peignent bien ce que le poëte veut dire, c’est pour trouver les expressions propres à leur donner l’être, qu’il a

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besoin d’un feu divin, et non pas pour rimer. Un poëte mediocre peut à force de consultations et de travail faire un plan regulier, et donner des mœurs décentes à ses personnages ; mais il n’y a qu’un homme doué du genie de l’art qui puisse soutenir ses vers par des fictions continuelles, et par des images renaissantes à chaque periode. Un homme sans genie tombe bientôt dans la froideur qui naît des figures qui manquent de justesse, et qui ne peignent point nettement leur objet, ou dans le ridicule qui naît des figures lesquelles ne sont point convenables au sujet. Telles sont, par exemple, les figures que met en œuvre le carme auteur du poëme de la Magdelaine, qui forment souvent des images grotesques, où le poëte ne devroit nous offrir que des images serieuses. Le conseil d’un ami peut bien nous faire supprimer quelques figures impropres ou mal imaginées ; mais il ne peut nous inspirer le genie necessaire pour inventer celles dont il conviendroit de se servir. Le secours d’autrui comme nous le dirons en parlant du genie, ne sçauroit faire un poëte. Il peut tout au plus lui aider à se former. Un peu de reflexion sur la destinée

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des poëmes françois publiez depuis quatre-vingt ans, achevera de nous persuader que le plus grand merite d’un poëme vient de la convenance et de la continuité des images et des peintures que ses vers nous présentent. Le caractere de la poësie du stile a toujours decidé du bon ou du mauvais succès des poëmes, même de ceux qui par leur étenduë semblent dépendre le plus de l’oeconomie du plan, de la distribution de l’action et de la décence des mœurs. Nous avons deux tragedies du grand Corneille, dont la conduite et la plûpart des caracteres sont très défectueux, le cid et la mort de Pompée. On pourroit même disputer à cette derniere piece le titre de tragedie. Cependant le public enchanté par la poësie du stile de ces ouvrages ne se lasse point de les admirer, et il les place fort au-dessus de plusieurs autres, dont les mœurs sont meilleures, et dont le plan est regulier. Tous les raisonnemens des critiques ne le persuaderont jamais qu’il ait tort de prendre pour des ouvrages excellens deux tragedies, qui depuis quatre-vingt ans font toujours pleurer les spectateurs. Mais, comme le dit le poëte anglois auteur de la tragedie de Caton :

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les vers des poetes anglois sont souvent harmonie ux et pompeux,… etc. . La pucelle de Chapelain et le Clovis de Desmarets sont deux poëmes épiques dont la constitution et les mœurs valent mieux sans comparaison que celles des deux tragedies dont j’ai parlé. D’ailleurs leurs incidens qui font la plus belle partie de notre histoire doivent attacher davantage la nation françoise que des évenemens arrivez depuis long-tems dans l’Espagne et dans l’égypte. Chacun sçait le succès de ces poëmes épiques, qu’on ne sçauroit imputer qu’au défaut de la poësie du stile. On n’y trouve presque point de sentimens naturels capables d’interesser. Ce défaut leur est commun. Quant aux images, Desmarets

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ne craïonne que des chimeres, et Chapelain dans son stile tudesque ne dessine rien que d’imparfait et d’estropié. Toutes ses peintures sont des tableaux gothiques. De là vient le seul défaut de la pucelle, mais dont il faut, suivant M Despreaux, que ses défenseurs conviennent : qu’on ne la sçauroit lire.