Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/43

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 429-434).

PARTIE 1 SECTION 43


que le plaisir que nous avons au théatre n’est point produit par l’illusion.

des personnes d’esprit ont crû que l’illusion fut la premiere cause du plaisir que nous donnent les spectacles et les tableaux. Suivant leur sentiment, la représentation du cid ne nous donne tant de plaisir que par l’illusion qu’elle nous fait. Les vers du grand Corneille, l’appareil de la scéne et la déclamation des acteurs nous en imposent assez pour nous faire croire qu’au lieu d’assister à la représentation de l’évenement, nous assistons à l’évenement même, et que nous voïons réellement l’action et non pas une imitation. Cette opinion me paroît insoutenable. Il ne sçauroit y avoir d’illusion dans l’esprit d’un homme qui est en son bon sens, à moins que précedemment il n’y ait eu une illusion faite à ses sens. Or il est vrai que tout ce que nous voïons au théatre concourt à nous émouvoir, mais rien n’y fait illusion à nos sens, car tout s’y montre comme imitation. Rien n’y paroît, pour ainsi dire, que comme copie. Nous n’arrivons pas au théatre dans l’idée que nous y verrons veritablement Chimene et Rodrigue. Nous n’y apportons point la prévention avec laquelle celui qui s’est laissé persuader par un magicien qu’il lui fera voir un spectre, entre dans la caverne où le phantôme doit apparoître. Cette prévention dispose beaucoup à l’illusion, mais nous ne l’apportons point au théatre. L’affiche ne nous a promis qu’une imitation ou des copies de Chimene et de Phedre. Nous arrivons au théatre préparez à voir ce que nous y voïons, et nous y avons encore perpetuellement cent choses sous les yeux, lesquelles d’instant en instant nous font souvenir du lieu où nous sommes, et de ce que nous sommes. Le spectateur y conserve donc son bon sens malgré l’émotion la plus vive. C’est sans extravaguer qu’on s’y passionne. Il se peut faire tout au plus qu’une jeune personne d’un naturel très-sensible, sera tellement transportée par un plaisir encore nouveau pour elle, que son émotion et sa surprise lui feront faire quelque exclamation ou quelques gestes

involontaires, qui montreront qu’elle ne fait point une attention actuelle à la contenance qu’il convient de garder dans une assemblée publique. Mais bien-tôt elle s’appercevra de son égarement momentanée, ou, pour parler plus juste, de sa distraction. Car il n’est pas vrai qu’elle ait crû durant son ravissement voir Rodrigue et Chimene. Elle a seulement été touchée presque aussi vivement qu’elle l’auroit été, si réellement elle avoit vû Rodrigue aux pieds de sa maîtresse dont il vient de tuer le pere. Il en est de même de la peinture. Le tableau d’Attila peint par Raphaël ne tire point son mérite de ce qu’il nous en impose assez pour nous séduire et pour nous faire croire que nous voïons véritablement saint Pierre et saint Paul en l’air, et menaçans l’épée à la main ce roi barbare entouré des troupes qu’il menoit saccager Rome. Mais dans le tableau dont je parle, Attila représente si naïvement un Scythe épouvanté, le pape Leon qui lui explique cette vision, montre une assurance si noble et un maintien si conforme à sa dignité, tous les assistans ressemblent si bien à des hommes qui

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se rencontrer oient chacun dans la même circonstance où Raphaël a supposé ses differens personnages, les chevaux mêmes concourent si bien à l’action principale ; l’imitation est si vrai-semblable, qu’elle fait sur les spectateurs une grande partie de l’impression que l’évenement auroit pû faire sur eux. On raconte un grand nombre d’histoires d’animaux, d’enfans, et même d’hommes faits qui s’en sont laissé imposer par des tableaux, au point de les avoir pris pour les objets dont ils n’étoient qu’une imitation. Toutes ces personnes, dira-t-on, sont tombées dans l’illusion que vous regardez comme impossible. On ajoûtera que plusieurs oiseaux se sont froissé la tête contre la perspective de Ruel, trompez par son ciel si bien imité qu’ils ont crû pouvoir prendre l’essort à travers. Des hommes ont souvent adressé la parole à des portraits, croïans parler à d’autres hommes. Tout le monde sçait l’histoire du portrait de la servante de Rembrandt. Il l’avoit exposé à une fenêtre où cette fille se tenoit quelquefois, et les voisins y vinrent tour à tour pour faire conversation avec la toile.

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Je veux bien tomber d’accord de tous ces faits, qui prouvent seulement que les tableaux peuvent bien quelquefois nous faire tomber en illusion, mais non pas que l’illusion soit la source du plaisir que nous font les imitations poëtiques ou pittoresques. La preuve est que le plaisir continuë, quand il n’y a plus de lieu à la surprise. Les tableaux plaisent sans le secours de cette illusion, qui n’est qu’un incident du plaisir qu’ils nous donnent, et même un incident assez rare. Les tableaux plaisent, quoiqu’on ait présent à l’esprit qu’ils ne sont qu’une toille sur laquelle on a placé des couleurs avec art. Une tragedie touche ceux qui connoissent le plus distinctement tous les ressorts que le génie du poëte et le talent du comédien mettent en œuvre pour les émouvoir. Le plaisir que les tableaux et les poëmes dramatiques excellens nous peuvent faire, est même plus grand lorsque nous les voïons pour la seconde fois, et quand il n’y a plus lieu à l’illusion. La premiere fois qu’on les voit, on est ébloüi de leurs beautez. Notre esprit trop inquiet et trop en mouvement pour se fixer sur rien de particulier, ne joüit veritablement de rien. Pour vouloir parcourir

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tout et voir tout, nous ne voïons rien distinctement. Il n’est personne qui n’ait experimenté ce que j’avance, si jamais il lui est tombé dans les mains quelque livre qu’il souhaitât avec beaucoup d’impatience de lire. Avant que d’en pouvoir lire les premieres pages avec une attention entiere, il lui a fallu parcourir son livre d’un bout à l’autre. Ainsi quand nous voïons une belle tragédie, ou bien un beau tableau pour la seconde fois, notre esprit est plus capable de s’arrêter sur les parties d’un objet qu’il a découvert et parcouru en entier. L’idée generale de l’ouvrage a pris son assiete, pour ainsi dire, dans l’imagination ; car il faut qu’une telle idée y demeure quelque-temps avant que d’y bien prendre sa place. Alors l’esprit se livre sans distraction à ce qui le touche. Un curieux d’architecture n’examine une colonne, et il ne s’arrête sur aucune partie d’un palais, qu’après avoir donné le coup-d’œil à toute la masse du bâtiment, qu’après avoir bien placé dans son imagination

l’idée distincte de ce palais.