Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/25

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du jugement des gens du métier.

après avoir parlé des jugemens du public sur un ouvrage nouveau, il convient de parler des jugemens que les gens du métier en portent. La plûpart jugent mal des ouvrages pris en general, par trois raisons. La sensibilité des gens du métier est usée. Ils jugent du tout par voïe de discussion. Enfin ils sont prévenus en faveur de quelque partie de l’art, et ils la comptent dans les jugemens generaux qu’ils portent pour plus qu’elle ne vaut. Sous le nom de gens du métier, je comprens ici, non-seulement les personnes qui composent ou qui peignent, mais encore un grand nombre de ceux qui écrivent sur les poëmes et sur les tableaux. Quoi, me dira-t-on, plus on est ignorant en poësie et en peinture, plus on est en état de juger sainement des poëmes et des tableaux ! Quel paradoxe ! L’exposition que je vais faire de ma proposition, jointe à ce que j’ai déja dit, me justifieront pleinement contre une objection si propre à prévenir le monde au désavantage de mon sentiment. Il est quelques artisans beaucoup plus capables que le commun des hommes de porter un bon jugement sur les ouvrages de leur art. Ce sont les artisans nez avec le génie de cet art, toujours accompagné d’un sentiment bien plus exquis que n’est celui du commun des hommes. Mais un petit nombre d’artisans est né avec du génie, et par consequent avec cette sensibilité ou cette délicatesse d’organes supérieure à celle que peuvent avoir les autres, et je soutiens que les artisans sans génie jugent moins sainement que le commun des hommes, et si l’on veut que les ignorans. Voici mes raisons. La sensibilité vient à s’user dans un artisan sans génie, et ce qu’il apprend dans la pratique de son art, ne sert le plus souvent qu’à dépraver son goût naturel et à lui faire prendre à gauche dans ses décisions. Son sentiment a été émoussé par l’obligation de s’occuper de vers et de peinture, d’autant plus qu’il aura été souvent obligé à écrire ou bien à peindre comme malgré lui, dans des momens où il ne sentoit aucun attrait pour son travail. Il est donc devenu insensible au pathétique des vers et des tableaux, qui ne font plus sur lui le même effet qu’ils y faisoient autrefois, et qu’ils font encore sur les hommes de son âge. C’est ainsi qu’un vieux médecin, bien qu’il soit né tendre et compatissant, n’est plus touché par la vûë d’un mourant autant que l’est un autre homme, et autant qu’il le seroit encore lui-même, s’il n’avoit pas exercé la médecine. L’anatomiste s’endurcit de même et il acquiert l’habitude de disséquer sans répugnance des malheureux, dont le genre de mort rend les cadavres encore plus capables de faire horreur. Les céremonies les plus lugubres n’attristent plus ceux dont l’emploi est d’y assister. Qu’il me soit permis d’user ici de l’expression dont Ciceron se servoit pour peindre encore plus vivement l’indolence de la république. Le cœur contracte un calus de la même maniere que les pieds et les mains en contractent. D’ailleurs, les peintres et les poëtes s’occupent des imitations comme d’un travail, au lieu que les autres hommes ne les regardent que comme des objets interessans. Ainsi le sujet de l’imitation, c’est-à-dire, les évenemens de la tragédie et les expressions du tableau, font une impression legere sur les peintres et sur les poëtes sans génie, qui sont ceux dont je parle. Ils sont en habitude d’être émus si foiblement, qu’ils ne s’apperçoivent presque pas si l’ouvrage les touche ou s’il ne les touche point. Leur attention se porte toute entiere sur l’execution mécanique, et c’est par là qu’ils jugent de tout l’ouvrage. La poësie du tableau de Monsieur Coypel, qui représente le sacrifice de la fille de Jepthé ne les saisit point, et ils l’examinent avec autant d’indifference que s’il représentoit une danse de païsans ou quelque sujet incapable de nous émouvoir. Insensibles au pathétique de ses expressions, ils lui font son procès en consultant uniquement la regle et le compas, comme si un tableau ne devoit pas contenir des beautez supérieures à celles dont ces instrumens sont les juges souverains. C’est ainsi que la plûpart de nos poëtes examineroient le Cid si la piece étoit nouvelle. Mais les peintres et les poëtes, sans enthousiasme, ne sentent pas celui des autres, et portant leur suffrage par voïe de discussion, ils louent ou ils blâment un ouvrage en general, ils le définissent bon ou mauvais suivant qu’ils le trouvent régulier dans l’analyse qu’ils en font. Peuvent-ils être bons juges du tout quand ils sont mauvais juges de la partie de l’ invention , qui fait le principal mérite des ouvrages, et qui distingue le grand homme du simple artisan. Ainsi les gens du métier jugent mal en general, quoique leurs raisonnemens examinez en particulier se trouvent souvent assez justes, mais ils en font un usage pour lequel les raisonnemens ne sont point faits. Vouloir juger d’un poëme ou d’un tableau en general par voïe de discussion, c’est vouloir mesurer un cercle avec une regle. Qu’on prenne donc un compas, qui est l’instrument propre à le mesurer. En effet, on voit tous les jours des personnes qui jugeroient très-sainement si elles jugeoient d’un ouvrage par voïe de sentiment, se méprendre en prédisant le succès d’une piece dramatique, parce qu’elles ont formé leur pr ognostic par voïe de discussion. Monsieur Racine et Monsieur Despreaux étoient de ces artisans beaucoup plus capables que les autres hommes de juger des vers et des poëmes. Qui ne croira qu’après s’être encore éclairez réciproquement, ils ne dussent porter des jugemens infaillibles, du moins sur le succès de chaque scéne prise en particulier ? Cependant Monsieur Despreaux avoüoit que très-souvent il étoit arrivé que les jugemens qu’ils portoient après une discussion methodique son ami et lui, sur les divers succès que devoient avoir differentes scénes des tragédies de cet ami, avoient été démentis par l’évenement, et qu’ils avoient même reconnu toujours après l’expérience, que le public avoit eu raison de juger autrement qu’eux. L’un et l’autre, pour prévoir plus certainement l’effet de leurs vers, en étoient venus à une méthode à peu près pareille à celle de Malherbe et de Moliere. Nous avons avancé que les gens du métier étoient encore sujets à tomber dans une autre erreur en formant leur décision. C’est d’avoir trop d’égard dans l’apprétiation génerale d’un ouvrage à la capacité de l’artisan dans la partie de l’art pour laquelle ils sont prévenus. Le sort des artisans sans génie est de s’attacher principalement à l’étude de quelque partie de l’art qu’ils professent, et de penser après y avoir fait du progrès, qu’elle est la seule partie de l’art bien importante. Le poëte dont le talent principal est de rimer richement, se trouve bien-tôt prévenu que tout poëme dont les rimes sont négligées ne sçauroit être qu’un ouvrage médiocre, quoiqu’il soit rempli d’invention, et de ces pensées tellement convenables au sujet, qu’on est surpris qu’elles soient neuves. Comme son talent n’est pas pour l’invention, ces beautez ne sont que d’un foible poids dans sa balance. Un peintre qui de tous les talens necessaires pour former le grand artisan, n’a que celui de bien colorier, décide qu’un tableau est excellent ou qu’il ne vaut rien en general, suivant que l’ouvrier a sçû manier la couleur. La poësie du tableau est comptée pour peu de chose, pour rien même dans son jugement. Il fait sa décision sans aucun égard aux parties de l’art qu’il n’a point. Un poëte en peinture tombera dans la même erreur en plaçant au-dessous du médiocre, le tableau qui manquera dans l’ordonnance et dont les expressions seront basses, mais dont le coloris méritera d’être admiré. En supposant que les parties de l’art que l’on n’a pas, ne méritent presque point d’attention, on établit, sans être obligé de le dire, qu’il ne nous manque rien pour être un grand maître. On peut dire des artisans ce que Petrone dit des hommes qui possedent de grandes richesses. Tous les hommes veulent que le genre de mérite dont ils sont doüez, soit le genre de mérite le plus important dans la societé. Le lecteur observera que tout ce que je viens de dire ici, je l’ai dit des jugemens generaux que les gens du métier portent sur un ouvrage. Que les peintres soient plus capables que tous ceux qui ne le sont pas de juger du mérite d’un tableau par rapport au coloris, à la régularité du dessein et à quelques autres beautez dans l’éxecution, personne n’en doute et nous le dirons même dans le vingt-septiéme chapitre de cet ouvrage. On voit bien que j’ai parlé seulement ici des peintres et des poëtes qui se trompent de bonne foi. Si je cherchois à rendre leurs décisions suspectes, que ne pourrois-je pas dire sur les injustices qu’ils commettent tous les jours de propos déliberé, en définissant les ouvrages de leurs concurrens. Dans les autres professions on se contente ordinairement d’être le premier de ses contemporains. En poësie comme en peinture, on a peine à souffrir l’ombre de l’égalité. Cesar consentoit bien d’avoir un égal, mais la plûpart des peintres et des poëtes, aussi altiers que Pompée, ne sçauroient souffrir d’être approchez. Ils veulent que le public croïe voir une grande distance entr’eux et ceux de leurs contemporains qui paroîtront les suivre de plus près. Il est donc rare que les plus grands hommes en ces deux professions veuillent rendre justice même à ceux de leurs concurrens, qui ne font que commencer la carriere, et qui ne peuvent ainsi leur être égalez que dans un temps à venir et encore éloigné. L’on a souvent eu raison de reprocher aux illustres dont je parle, le trait d’amour propre dont Auguste fut accusé ; c’est de s’être choisi dans la personne de Tibere le successeur qu’il croïoit le plus propre à le faire regretter. Si les grands artisans sont sensibles à la jalousie, que penser des médiocres ?