Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/II/26

La bibliothèque libre.
◄  25
27  ►

que les jugemens du public l’emportent à la fin sur les jugemens des gens du métier.

l’experience confirme le raisonnement que je viens de faire. Il faut bien que les gens du métier se trompent souvent, puisque leurs jugemens sont ordinairement cassez par ceux du public, dont la voix fit toujours la destinée des ouvrages. C’est toujours le sentiment du public qui l’emporte, lorsque les maîtres de l’art et lui sont d’avis differens sur une production nouvelle. un ouvrage, dit Monsieur Despreaux, a beau être approuvé d’un petit nombre de connoisseurs,… etc. . La même chose arrive lorsque le public donne son approbation à un ouvrage blâmé par les connoisseurs. Le public à venir, qu’on me permette cette expression, qui en jugera par sentiment, ainsi que le public contemporain en avoit jugé, sera toujours de l’avis des contemporains. La posterité n’a jamais blâmé comme de mauvais poëmes, ceux que les contemporains de l’auteur avoient loüez comme excellens, bien qu’elle puisse en abandonner la lecture pour s’occuper d’autres ouvrages encore meilleurs que ces poëmes-là. Nous ne voïons pas de poëmes qui ait ennuïé les contemporains du poëte, parvenir jamais à une grande réputation. Les livres de parti et les poëmes écrits sur des évenemens récens n’ont qu’une vogue, laquelle s’évanoüit bien-tôt quand ils doivent tout leur succès aux conjonctures où ils sont publiez. On les oublie au bout de six mois, parce que le public les a moins estimez en qualité de bonnes poësies qu’en qualité de gazettes. Il n’est pas surprenant que la posterité les mette au rang de ces mémoires satyriques, qui sont curieux uniquement par les faits qu’ils apprennent ou par les circonstances des faits qu’ils rappellent. Le public les avoit condamnez à cette destinée six mois après leur naissance. Mais ceux de ces poëmes, ceux des écrits de parti, dont le public fait encore cas un an après qu’ils sont publiez, ceux qu’il estime indépendamment des circonstances, passent à la postérité. Nous faisons encore autant de cas de la satyre de Seneque contre l’empereur Claudius qu’on en pouvoit faire à Rome deux ans après la mort de ce prince. On fait encore aujourd’hui plus de cas de la satyre Menippée, des lettres au provincial, et de quelques autres livres de ce genre, qu’on en faisoit un an après la premiere édition de ces écrits. Les chansons faites il y a dix ans, et que nous avons retenuës seront chantées par la posterité. Les fautes que les gens du métier s’obstinent à faire remarquer dans les ouvrages estimez du public retardent bien leur succès, mais elles ne l’empêchent point. On répond aux gens du métier qu’un poëme ou un tableau peuvent avec de mauvaises parties être un excellent ouvrage. Il seroit inutile d’expliquer au lecteur, qu’ici comme dans toute cette dissertation, le mot de mauvais s’entend rélativement. On sçait bien, par exemple, que si l’on dit que le coloris d’un tableau de l’école romaine ne vaut rien, cette expression signifie seulement que ce coloris est très-inférieur à celui de plusieurs autres tableaux, soit flamands, soit lombards, dont la réputation est cependant médiocre. On ne pourroit pas sentir la force des expressions d’un tableau, si le coloris en étoit absolument faux et mauvais. Quand on dit que la versification de Corneille est mauvaise par endroits, on veut dire seulement qu’elle est moins soutenuë et plus négligée que celle de plusieurs poëtes reputez des artisans médiocres. Un poëme dont la versification seroit absolument mauvaise, dont chaque vers nous choqueroit, ne parviendroit jamais à nous toucher. Car, comme le dit Quintilien, des phrases qui débutent par blesser l’oreille en la heurtant trop rudement, des phrases, qui, pour ainsi dire, se présentent de mauvaise grace, trouvent la porte du cœur fermée. Les décisions des gens du métier, bien que sujettes à toutes les illusions dont nous venons de parler, ne laissent point d’avoir beaucoup de part à la premiere réputation d’un ouvrage nouveau. En premier lieu, s’ils ne peuvent pas faire blâmer un ouvrage par ceux qui le connoissent, ils peuvent empêcher beaucoup de gens de le connoître en les détournant de l’aller voir ou de le lire. Ces préventions qu’ils répandent dans le monde, ont leur effet durant un temps. En second lieu, le public prévenu en faveur du discernement des gens du métier, pense durant un temps qu’ils aïent meilleure vûë que lui. Ainsi comme l’ouvrage auquel ils veulent bien rendre justice, parvient bien-tôt à la réputation bonne ou mauvaise qui lui est dûë ; le contraire arrive lorsqu’il ne la lui rendent pas, soit qu’ils prévariquent, soit qu’ils se trompent de bonne foi. Quand ils se partagent, ils détruisent leur crédit, et le public juge sans eux. C’est à l’aide de ce partage qu’on a vû Moliere et Racine parvenir si promptement à une grande réputation. Quoique les gens du métier n’en puissent pas imposer aux autres hommes assez pour leur faire trouver mauvaises les choses excellentes, ils peuvent leur faire croire que ces choses excellentes ne sont que médiocres par rapport à d’autres. L’erreur dans laquelle ils jettent ainsi le public sur un nouvel ouvrage, est long-temps à se dissiper. Jusqu’à ce que cet ouvrage vienne à être connu generalement, le prejugé que la décision des gens du métier a jetté dans le monde, balance le sentiment des personnes de goût et désintéressées, principalement si l’ouvrage est d’un auteur dont la réputation n’est pas encore bien établie. Si l’auteur est déja connu pour un excellent artisan, son ouvrage est tiré d’oppression beaucoup plûtôt. Tandis qu’un préjugé combat un autre préjugé, la verité s’échappe, pour ainsi dire, de leurs mains : elle se montre. Le plus grand effet des préjugez que les peintres et les poëtes sement dans le monde contre un nouvel ouvrage, vient de ce que les personnes qui parlent d’un poëme ou d’un tableau sur la foi d’autrui, aiment mieux en passer par l’avis des gens du métier, elles aiment mieux le repeter, que de redire le sentiment de gens qui n’ont pas mis l’enseigne de la profession à laquelle l’ouvrage ressortit. En ces sortes de choses où les hommes ne croïent point avoir un intérêt essentiel à choisir le bon parti, ils se laissent ébloüir par une raison qui peut beaucoup sur eux. C’est que les gens du métier doivent avoir plus d’expérience que les autres. Je dis ébloüir, car comme je l’ai exposé, la plûpart des peintres et des poëtes ne jugent point par voïe de sentiment, ni en déferant au goût naturel perfectionné par les comparaisons et par l’expérience, mais par voïe d’analyse. Ils ne jugent pas en hommes doüez de ce sixiéme sens dont nous avons parlé, mais en philosophes spéculatifs. La vanité contribuë encore à nous faire épouser l’avis des gens du métier, préferablement à l’avis des hommes de goût et de sentiment. Suivre l’avis d’un homme qui n’a pas d’autre expérience que nous et qui n’a rien appris que nous ne sçachions nous-mêmes, c’est reconnoître en quelque façon qu’il a plus d’esprit que nous. C’est rendre une espece d’hommage à son discernement naturel. Mais croire l’artisan, déferer à l’avis d’un homme qui a fait une profession que nous n’avons pas exercée, c’est seulement déferer à l’art, c’est rendre hommage à l’expérience. La profession de l’art en impose même tellement à bien des personnes, qu’elles étouffent du moins durant un temps leur propre sentiment pour adopter l’avis des gens du métier. Elles rougiroient d’oser être d’un avis different du leur. C’est donc avec bienveillance qu’on écoute des personnes de la profession qui font méthodiquement le procès à une tragédie ou bien à un tableau, et l’on retient même ce qu’on peut des termes de l’art. C’est de quoi se faire admirer ou du moins écouter par d’autres.