Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/31

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 265-272).

PARTIE 1 SECTION 31


de la disposition du plan. Qu’il faut diviser l’ordonnance des tableaux en composition poëtique et en composition pittoresque.

mes reflexions sur le plan des poëmes seront bien courtes, quoique la matiere soit des plus importantes. Ce que l’on peut dire touchant les poëmes de grande étenduë, se trouve déja dans le traité du poëme épique par le pere Le Bossu, dans la pratique du théatre par l’abbé D’Aubignac, comme dans les dissertations que le grand Corneille a faites sur ses propres pieces. Ce qu’on peut dire touchant les petits ouvrages de poësie est très-court. S’ils font le recit d’une action, il faut qu’ils aïent, ainsi que les pieces de théatre une exposition, une intrigue et un dénouëment. S’ils ne contiennent pas une action il faut qu’il y ait un ordre ou sensible ou caché, et que les pensées

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y soient disposées de maniere que nous les concevions sans peine, et que nous puissions même retenir la substance de l’ouvrage et le progrès du raisonnement. Quant à la peinture, je crois qu’il faut diviser l’ordonnance ou le premier arrangement des objets qui doivent remplir un tableau en composition pittoresque et en composition poëtique. J’appelle composition pittoresque, l’arrangement des objets qui doivent entrer dans un tableau par rapport à l’effet general de ce tableau. Une bonne composition pittoresque est celle dont le coup d’œil fait un grand effet suivant l’intention du peintre et le but qu’il s’est proposé. Il faut pour cela que le tableau ne soit point embarassé par les figures, quoiqu’il y en ait assez pour bien remplir la toille. Il faut que les objets s’y démêlent facilement. Il ne faut pas que les figures s’estropient l’une l’autre en se cachant reciproquement la moitié de la tête ni d’autres parties du corps, lesquelles il convient au sujet que le peintre fasse voir. Il faut enfin que les grouppes soient bien composez, que la lumiere leur soit distribuée judicieusement, et que les couleurs locales

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loin de s’entretuer, soient disposées de maniere qu’il resulte du tout une harmonie agréable à l’œil par elle-même. La composition poëtique d’un tableau, c’est un arrangement ingenieux des figures inventé pour rendre l’action qu’il répresente plus touchante et plus vrai-semblable. Elle demande que tous les personnages soient liez par une action principale, car un tableau peut contenir plusieurs incidens, à condition que toutes ces actions particulieres se réunissent en une action principale, et qu’elles ne fassent toutes qu’un seul et même sujet. Les regles de la peinture sont autant ennemies de la duplicité d’action que celles de la poësie dramatique. Si la peinture peut avoir des épisodes comme la poësie, il faut dans les tableaux, comme dans les tragedies, qu’ils soient liez avec le sujet, et que l’unité d’action soit conservée dans l’ouvrage du peintre comme dans le poëme. Il faut encore que les personnages soient placez avec discernement, et vêtus avec décence par rapport à leur dignité comme à l’importance dont ils sont. Le pere d’Iphigenie, par exemple, ne doit pas être caché derriere

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d’autres figures au sacrifice où l’on doit immoler cette princesse. Il doit y tenir la place la plus remarquable après celle de la victime. Rien n’est plus insupportable que des figures indifferentes placées dans le milieu d’un tableau. Un soldat ne doit pas être vêtu aussi richement que son general, à moins qu’une circonstance particuliere ne demande que cela soit ainsi. Comme nous l’avons déja dit en parlant de la vrai-semblance, tous les personnages doivent faire les démonstrations qui leur conviennent, et l’expression de chacun d’eux doit être conforme au caractere qu’on lui fait soutenir. Sur tout il ne faut pas qu’il se trouve dans le tableau des figures oiseuses, et qui ne prennent point de part à l’action principale. Elles ne servent qu’à distraire l’attention du spectateur. Il ne faut pas encore que l’artisan choque la décence ni la vrai-semblance pour favoriser son dessein ou son coloris, et qu’il sacrifie ainsi la poësie à la mécanique de son art. Le talent de la composition poëtique et le talent de la composition pittoresque sont tellement separez, que nous voïons des peintres excellens dans l’une, être grossiers dans l’autre. Paul Veronese,

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par exemple, a très-bien réussi dans cette partie de l’ordonnance que nous appellons composition pittoresque. Aucun peintre n’a sçu mieux que lui bien arranger dans une même scene un nombre infini de personnages, placer plus heureusement ses figures, en un mot bien remplir une grande toile sans y mettre de la confusion. Cependant Paul Veronése n’a pas réussi dans la composition poëtique. Il n’y a point d’unité d’action dans la plûpart de ses grands tableaux. Un de ses plus magnifiques ouvrages, les nôces de Cana, qu’on voit au fond du refectoire du couvent de saint Georges à Venise, est rempli de fautes contre la poësie pittoresque. Un petit nombre des personnages sans nombre dont il est rempli, se trouve être attentif au miracle de la conversion de l’eau en vin qui fait le sujet principal. Personne n’en est touché autant qu’il le faudroit. Paul Veronése introduit parmi les conviez des religieux benedictins du couvent pour lequel il travailloit. Enfin ses personnages sont habillez de caprice, et comme dans ses autres tableaux, il y contredit ce que nous sçavons positivement des mœurs et des usages du peuple dans lequel il choisit ses acteurs.

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Monsieur De Piles grand amateur de la peinture, et qui lui-même manioit le pinceau, nous a laissé plusieurs écrits touchant cet art, qui meritent d’être connus de tout le monde ; mais un de ces écrits merite toutes les loüanges qui sont dûës aux livres originaux : c’est sa balance des peintres. On y apprend distinctement à quel point de merite chaque peintre dont il parle est parvenu en chacune des quatre parties dans lesquelles l’art de la peinture peut se diviser ; et ces parties sont la composition, le dessein, l’expression et le coloris. Après avoir supposé que le vingtiéme degré de sa balance marque le plus haut point de perfection, où il soit possible d’atteindre en chacune de ces parties : il nous dit à quel degré chaque peintre est demeuré. Mais pour n’avoir pas distribué l’art de la peinture en cinq parties, ni divisé ce qu’on appelle en general l’ordonnance, en composition pittoresque et en composition poëtique, il tombe dans des propositions insoutenables, comme est celle de placer au même degré de sa balance Paul Veronése et le Poussin en qualité de compositeurs. Cependant les italiens

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mêmes tomb eront d’accord que Paul Veronése n’est nullement comparable dans la poësie de la peinture au Poussin qu’on a nommé dès son vivant le peintre des gens d’esprit, éloge le plus flatteur qu’un artisan pût recevoir. Le même Paul Veronése se trouve encore placé dans notre balance à côté de M Le Brun, quoique dans la partie de la comparaison poëtique, la seule dont il s’agisse ici, Le Brun ait peut-être été aussi loin que Raphaël. On voit dans le grand appartement du roi à Versailles deux excellens tableaux, placez vis-à-vis l’un de l’autre, les pellerins d’Emmaüs par Paul Veronése et les reines de Perse aux pieds d’Alexandre par Le Brun. Un peu d’attention sur ces tableaux fera juger que si Paul Veronése est un si méchant voisin pour Le Brun quant au coloris, le françois est encore un plus méchant voisin pour l’italien, quant à la poësie pittoresque et à l’expression. Il n’est pas difficile de deviner à qui Raphael auroit donné le prix : suivant l’apparence Raphael auroit prononcé en faveur du genre de merite dans lequel il excelloit, je veux dire en faveur de l’expression et de la poësie. Je conseille à mon lecteur de lire dans le premier

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volume des paralelles de M Perrault le jugement raisonné qu’il porte sur ces deux tableaux. Ce galand homme dont la memoire sera toujours en veneration à ceux qui l’ont connu, nonobstant tout ce qu’il peut avoir écrit sur l’antiquité, étoit aussi capable de faire une bonne comparaison de l’ouvrage de Paul Veronése et de celui de Le Brun, que M Wotton dit qu’il étoit incapable de faire un bon paralelle des poëtes anciens et des poëtes modernes.