Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/46

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Pierre Jean Mariette (Première partiep. 464-478).

PARTIE 1 SECTION 46


quelques refléxions sur la musique des italiens. que les italiens n’ont cultivé cet art qu’après les françois et les flamands.

ce discours paroît me conduire naturellement à parler de la difference du goût des italiens, et du goût des françois sur la musique. Je parle du goût des italiens d’aujourd’hui beaucoup plus éloigné du goût des françois, qu’il ne l’étoit sous le pontificat d’Urbain Viii. Quoique la nature ne change point, et quoiqu’il semble par consequent que la musique ne dût point changer de goût, elle en change néanmoins en Italie depuis un temps. Il est en ce païs-là une mode pour la musique, comme il en est une en France pour les habits et pour les équipages. Les étrangers trouvent que nous entendons mieux que les italiens, le mouvement et la mesure, et qu’ainsi nous réussissons mieux que les italiens dans

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cette partie de la musique, que les anciens nommoient le rithme. En effet, les plus habiles violons d’Italie executeroient mal, je ne dis pas les symphonies caracterisées de Monsieur De Lulli, mais même une gavotte. Quoique les italiens étudient beaucoup la mesure, il semble néanmoins qu’il ne connoissent pas le rithme, et qu’ils ne sçachent pas s’en servir pour l’expression, ni l’adapter au sujet de l’imitation, aussi bien que nous. Si monsieur l’abbé Gravina ne loüe pas, comme Monsieur Vossius, la musique françoise, du moins, dit-il encore plus de mal que lui de la musique italienne. Voici ses propres paroles. corre per gli theatri… etc. assai difforme , è si esalta per lo piu quell' armonia la quale quanto alletta gli animi stemperati e dissonants , tanto lacera coloro che danno aguidare il senso a la ragione ; per che in cambio di efprimere ed imitare , fuol’ pin tofio eftinguere e cancellare ogni sembtenzA di venta : se pur non godtamo , che in cambio di esprimcrt sentimenti e pajfioni umane ed tntitar le nostre attiont e costumi , somigli ed imiti corne sa sovente con quei trilli tanto am~ mirati , la Lecora ol Canario : Quantumque a dt nofiri vada sorgendo qualche defi r o Adodulatore il qu ale contro la com mun corruttela danatural giudiz.io e pro portion di mente portato , imita anche spejfo la natura , a cui tilt fi aviccinarebbe , se l’antica arte mufica potesse da fi lunghe e solte tenebre al<.are il capo. JVe ci dobbiamo maravigliare se corrotta la Poefia ,fi è anche corrotta la mufica , per che corne ne la Ragion Poctica accennammo , tutte le arti imitative hanno nna idea commune dalla cui alterat ione fi alterano tutte , e particolarmente la mufica dais alteration delia Poefia fi £angia corne dal corpo íombra. Onde corrotta la Poefia da i soverchi ornamenti e dalla copia dclie figure , ha com mmtcato tl sua morbo anche alla mufi p467

c’est-à-dire. La musique que nous entendons aujourd’hui sur nos théatres, est bien éloignée de produire les mêmes effets que celle des anciens. Au lieu d’imiter et d’exprimer le sens des paroles, elle ne sert qu’à l’énerver, qu’à l’anéantir. Aussi déplaît-elle autant à ceux qui ont de la justesse dans le goût, qu’elle plaît à ceux qui ne sont point d’accord avec la raison. En effet, le chant des paroles doit imiter le langage naturel des passions humaines, plûtôt que le chant des tarins et des sereins de Canarie, lequel notre musique s’attache tant à contrefaire avec ses passages p468

et ses cadences si vantées. Néanmoins nous avons un musicien, qui est à la fois grand artisan et homme de sentiment, lequel ne se laisse pas entraîner au torrent. Mais notre poësie aïant été corrompuë par l’excès des ornemens et des figures, la corruption a passé de-là dans notre musique. C’est la destinée de tous les arts, qui ont une origine et un objet commun, que l’infection passe d’un art à l’autre. Notre musique est donc aujourd’hui si chargée de colifichets, qu’à peine y reconnoît-on quelque trace de l’expression naturelle. Ainsi elle n’en est point plus propre à la tragédie, parce qu’elle flate l’oreille, puisque l’imitation et l’expression du langage inarticulé des passions, sont le plus grand mérite de la musique dramatique. Si notre musique nous plaît, c’est parce que nous ne connoissons pas rien de mieux, et parce qu’elle chatoüille les sens, ce qui lui est commun avec le ramage des chardonnerets et des rossignols. Elle est semblable à ces peintures de la Chine, qui n’imitent point la nature, et qui ne plaisent que par la vivacité et par la varieté de leurs couleurs.

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Mais je ne veux point entrer d’avantage dans l’examen du mérite de la musique françoise et de la musique italienne. C’est un sujet traité depuis un trop petit nombre d’années par des personnes d’esprits. D’ailleurs, je crois qu’il faudroit la commencer par une question préliminaire, dont la discussion seroit trop longue. Je voudrois donc examiner d’abord le sentiment d’un anglois, homme de beaucoup d’esprit, qui soûtient en reprochant à ses compatriotes le goût que beaucoup d’eux croïent avoir pour les opera d’Italie, qu’il est une musique convenable particulierement à chaque langue, et specialement propre à chaque nation. Suivant lui, le genre de la musique françoise, est aussi bon que le genre de la musique italienne. la musique françoise, continue-t’il, est tres-bien adaptée au son des mots,… etc. .

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Je me contenterai donc de faire quelques remarques historiques touchant la musique italienne. L’auteur d’un poëme en quatre chants sur la musique, où l’on trouve beaucoup d’esprit et de talent, prétend que lorsque le genre humain commença, vers le seiziéme siecle, à sortir de la barbarie et à cultiver les beaux arts, les italiens furent les premiers musiciens, et que la societé des nations profita de leur lumiere pour perfectionner cet art. Le fait ne me paroît pas véritable. L’Italie fut bien alors le berceau de l’architecture, de la peinture et de la sculpture, mais la musique reprit naissance dans les Païs-Bas, ou pour mieux dire, elle y fleurissoit déja depuis long-temps avec un succès, auquel toute l’Europe rendoit hommage. Je pourrois alléguer en preuve, Commine et plusieurs autres écrivains, mais je me contenterai de citer un témoin sans reproche et dont la déposition est tellement circonstanciée, qu’elle ne laisse plus aucun lieu au doute. C’est un florentin, Louis Guichardin, neveu du fameux historien François Guichardin. Voici ce qu’il en dit dans un discours sur les Païs-Bas en general, qui sert de préface à sa description de leurs dix-sept provinces, livre très-connu et traduit en plusieurs langues. nos belges sont les patriarches de la musique qu’ils ont fait renaître… etc. (Citations à réincorporer)

en effet, la posterité de Mouton et celle de Verdelet, ont été célebres en France dans la musiquejusqu’à nos jours. On observera que Loüis Guichardin, qui mourut l’année de l’avenement de notre roi Henri Iv à la couronne, parle de la possession où étoient les Païs-Bas, de fournir l’Europe de musiciens ainsi que l’Italie le fait aujourd’hui concurremment avec la France, comme d’une possession qui duroit depuis long-temps.

L’Italie elle-même, qui pense maintenant que les autres peuples ne sçachent en musique que ce qu’ils ont appris d’elle, faisoit venir ses musiciens de nos contrées avant le dernier siecle, et païoit alors le même tribut à l’art des ultramontains qu’elle prétend recevoir aujourd’hui de tous les peuples de l’Europe. Il me souvient bien d’avoir lû dans les écrivains italiens plusieurs passages qui le prouvent, mais je crois devoir épargner au lecteur la peine de les lire, et à moi celle de les retrouver. Je ne pense pas qu’il demande d’autres preuves que le passage de Guichardin que j’ai cité. Je me contenterai donc d’alléguer encore un passage du Corio, qui nous a donné une histoire de Milan si curieuse, et si connuë de tous les sçavans. Dans le récit que le Corio fait de la mort du duc Galeas Sforce Viscomti, qui fut assassiné en mil quatre cent soixante et seize dans l’église de saint étienne de Milan, il dit : Le duc aimoit beaucoup la musique, & même il tenoit à ses gages une trentaines de Musiciens Ultramontains, auxquels il donnoit de gros appointemens. Un d'eux

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L’erreur de croire que les italiens fussent les restaurateurs de la musique en Europe, a jetté le poëte, dont je parle, dans une autre erreur, c’est de faire un italien de Roland Lassé, un des musiciens des Païs-Bas, loüé par Guichardin. Ce poëte le cite donc sous le nom d’Orlando Lasso, et il nous dit qu’il fut un des premiers réparateurs de la musique. Mais cet Orlando Lasso, quoiqu’on le trouve dans quelques auteurs mal informez avec ses deux noms terminez à l’italienne, n’en étoit pas plus italien que le Ferdinando Ferdinandi de Scarron, et qui étoit natif de Caën en France. La méprise vient de que Roland Lassé a pris à la tête de plusieurs œuvres dont les paroles sont latines, le surplus d’Orlandus Lassus, en latinisant son surnom suivant l’usage de ce temps-là. Quelqu’un prévenu que tout bon musicien devoit être italien, aura donné à ces deux noms la terminaison italienne, en les traduisant en françois. Roland Lassé étoit françois, ainsi que la plûpart des musiciens citez par Guichardin, à prendre le nom de françois dans sa signification la plus naturelle, qui est de

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signifier tous les peuples dont la langue maternelle est le françois, sous quelque domination qu’ils soient nez. Comme un homme né à Strasbourg est allemand, quoi qu’il soit né sujet du roi de France, de même un homme né à Mons en Hainault est françois, quoiqu’il soit né sujet d’un autre prince, parce que la langue françoise est dans le Hainault la langue naturelle du païs. Or Roland Lassé, qui mourut sous le regne de notre roi Henri Iv étoit de Mons, comme on le peut voir dans l’histoire de Monsieur De Thou, qui fait un éloge assez long de ce musicien. On ne sçauroit même dire que Lassé puisse être reputé italien, parce que l’Italie auroit été sa patrie d’élection. Après avoir demeuré en differens endroits de l’Europe, il mourut au service de Guillaume duc de Baviere, et il fut enterré à Munich. Enfin ce musicien est postérieur à Gaudimelle et à plusieurs autres musiciens célebres du temps de Henri Ii et de François I. Revenons aux opera et à l’énergie que le chant donne aux vers. Ce que l’art du musicien ajoûte à l’art du poëte

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supplée en quelque façon à la vrai-semblance, laquelle manque dans ce spectacle. Il est contre la vrai-semblance, me dira-t-on, que des acteurs parlent toûjours en vers alexandrins, comme ils le font dans nos tragédies ordinaires. J’en tombe d’accord, mais la vrai-semblance est encore bien plus choquée par des acteurs qui traitent leurs passions, leurs querelles et leurs interêts en chantant. Le plaisir que nous fait la musique répare néanmoins ce défaut. Ses expressions rendent aux scénes des opera le pathétique que le manque de vrai-semblance devroit leur ôter. On pleure donc aux scénes touchantes des opera, ainsi qu’aux scénes touchantes des tragédies qui se déclament. Les adieux d’Iphigénie à Clitemnestre, ne firent jamais verser plus de larmes à l’hôtel de Bourgogne, que la reconnoissance d’Iphigenie et d’Oreste en ont fait répandre à l’opera. Despreaux auroit pû dire de l’actrice qui faisoit le personnage d’Iphigenie dans l’opera de Duché il y a vingt et un ans, ce qu’il a dit de l’actrice qui faisoit le personnage dans la tragédie de son ami.

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Jamais Iphigenie en Aulide immolée n’a coûté tant de pleurs à la Grece assemblée, que dans l’heureux spectacle à nos yeux étalé, en a fait sous son nom verser la chanmeslé. Enfin les sens sont si flatez par le chant des récits, par l’harmonie qui les accompagne, par les chœurs, par les symphonies et par le spectacle entier, que l’ame qui se laisse facilement séduire à leur plaisir, veut bien être enchantée par une fiction dont l’illusion est palpable, pour ainsi dire. Je parle du commun des hommes. Ainsi qu’il est plusieurs personnes, qui pour être trop sensibles à la musique, s’en tiennent aux agrémens du chant, comme à la richesse des accords, et qui éxigent d’un compositeur qu’il sacrifie tout à ces beautez, il est aussi des hommes tellement insensibles à la musique, et dont l’oreille, pour me servir de cette expression, est tellement éloignée du cœur, que les chants les plus naturels ne les touchent pas. Il est juste qu’ils s’ennuient à l’opera. L’art du musicien ne sçauroit compenser le plaisir que leur fait p erdre le défaut de vrai-semblance, défaut essentiel pour un poëme, et cependant inséparable de l’opera.