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Réflexions du comédien/Avant-propos sur le métier de comédien

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Éditions de la Nouvelle Revue Critique (p. 139-153).

AVANT-PROPOS SUR LE MÉTIER DE COMÉDIEN

COMÉDIEN ET ACTEUR

Il faut, dès l’abord, établir une distinction professionnelle entre acteur et comédien, termes que l’on emploie indifféremment dans le langage courant. L’acteur ne peut jouer que certains rôles ; il déforme les autres selon sa personnalité. Le comédien, lui, peut jouer tous les rôles. L’acteur habite un personnage, le comédien est habité par lui. Garrick fut un comédien : il pouvait interpréter avec la même puissance et la même vérité des rôles tragiques et des rôles comiques. La confusion du langage quotidien peut s’expliquer par le fait que l’opposition entre le comédien et l’acteur n’est jamais rigoureuse. Nous précisons la différence dès l’abord, pour pouvoir expliquer le mécanisme du métier, mais il y a des acteurs qui sont comédiens, et des comédiens qui sont acteurs.

Un tragédien est toujours un acteur, c’est-à-dire un interprète dont la personnalité est tellement forte, tellement évidente, que le mimétisme le laisse toujours — même lorsqu’il intervient pour une grande part — en possession de sa personnalité.

Le mimétisme est un instinct humain qu’on trouve dès la plus jeune enfance. Un comédien parfait pourrait donc être celui qui porterait au maximum le développement de cet instinct. En tout cas, c’est du point de vue humain qu’il convient d’étudier la vocation et la profession du comédien. Ce sont les qualités d’adaptation de l’être humain qui, orientées et développées dans un but précis, font le comédien de profession.

La principale différence entre le comédien et l’acteur se trouve dans ce mimétisme dont l’acteur n’est pas capable au même degré que le comédien. De la façon dont un artiste interprète un rôle, du processus suivant lequel il arrive à composer son personnage, on déduit la part de l’acteur et celle du comédien : l’acteur se substitue au personnage, le comédien opère par pénétration et insinuation.

Lorsqu’à l’instinct de mimétisme vient s’ajouter un besoin persistant d’évasion, d’incarnation, il y a vocation. Vocation qui se manifeste généralement de très bonne heure impérieusement, vocation qui doit surmonter l’idée de l’ignominie de la profession de comédien. Mais on peut aussi discerner, dans cette vocation, le goût de plaire porté à un très haut degré, une manière de sociabilité qui s’exaspère. Un véritable comédien exerce un état. Le théâtre, plus qu’une profession, est une passion.

Il est difficile de dégager les règles du métier, sauf pour quelques lois techniques, parce que : 1o C’est un métier empirique ; 2o le comédien est un instrumentiste qui est son propre instrument. Un seul artiste se trouve à peu près dans le même cas, c’est le chanteur. 3o l’étude du théâtre est une science comparée qui part de la notion de collectivité. Il y a trois sortes d’acteurs étroitement interdépendantes : l’acteur-auteur, l’acteur-comédien, l’acteur public. Il faut toujours tenir compte de l’osmose qui se produit entre ces trois éléments ; 4o l’exercice du métier de comédien est une perpétuelle adaptation ; l’art théâtral, plus improvisé que les autres arts, subit l’atmosphère d’une époque et il est soumis à la mode. Les indications qu’on peut donner n’ont donc qu’une valeur relative.

LA FORMATION DU COMÉDIEN

Le comédien mandataire du public

Le mécanisme de la vocation du comédien est éclairé par l’origine du drame, qui est une manifestation collective. Chez les primitifs, par exemple : pour exprimer ses sentiments, toute une tribu se met à danser spontanément. Puis arrive un moment où un danseur prend le pas sur les autres et se manifeste plus remarquablement, parce qu’il est doué d’un magnétisme plus puissant que ses camarades. Les autres abandonnent peu à peu, il danse seul au milieu d’eux. Il est, en quelque sorte, inspiré et suscité par tous ses compagnons devenus public. C’est le soliste, mandataire de la masse.

De même jadis, l’inspiré est monté sur un tonneau, sur des tréteaux ; boute-en-train du groupe, il s’est mis à parler ou à chanter. Les autres ne l’ont pas écouté tout de suite, puis ils l’ont encouragé. Le public s’est assis, a attendu, le mandataire a su lui répondre. Le champ dramatique était créé et la profession de comédien était née. Nous retrouvons ce phénomène dans les jeux d’enfants. Ils y participent d’abord tous, puis un enfant se détache : il devient le protagoniste, les autres s’organisent autour de lui, écoutent, retrouvant spontanément la disposition du premier auditoire de l’antiquité, le cercle, le cirque.

Il n’y a pas de règles au théâtre lorsqu’il y a une personnalité, cependant cette « suscitation » de l’acteur nous permet d’établir que c’est dans la mesure où le public collabore au spectacle que celui-ci existe et se développe. Quand les serviteurs du théâtre ne sont plus « délégués » ou « mandatés », le spectacle n’a pas de sens.

Les dons physiques

Beauté, puissance, noblesse, voix bien timbrée, gestes et comportement, ce sont les premiers dons du comédien. Il doit acquérir une articulation impeccable, une sensibilité dramatique, l’intelligence d’un texte et sa traduction scénique ; il doit savoir s’habiller et se maquiller, et apprendre à combiner ces qualités de façon harmonieuse. Nous avons eu, en France, des comédiens qui répondirent à cette définition : Lekain, Mounet-Sully.

On peut arriver à une certaine excellence dans ce métier sans posséder toutes ces qualités. Les dons doivent être, à l’origine et dès le début des études, confirmés par leurs progrès et par un contrôle médical (résistance physique, état des poumons, du larvnx, etc.).

Le comédien devra assouplir son physique de façon sportive et, sans aller jusqu’à l’acrobatie que pratiquaient les Romains et qu’exigent les comédiens russes, le rendre apte à toute gesticulation que peuvent demander les textes.

En travaillant sa voix, le comédien, après l’avoir posée comme font les chanteurs, et après avoir appris à connaître exactement son registre, doit, ayant acquis une bonne diction, étudier la déclamation. C’était, au xviie siècle, presque tout l’art du comédien. Le jeu proprement dit fut longtemps réservé aux mimes et aux acteurs de la Commedia dell’ Arte. Henry Irving, à qui on allait demander des conseils, disait : « Parlez clair ! » et répondait à toutes les questions par cette devise : « Parlez clair » et il ajoutait « soyez humain ».

La déclamation exige d’articuler parfaitement, de prononcer clairement et de dire juste. C’est encore la correction des accents et le travail de l’intonation. Mais la base de cet art, comme dans la danse et le chant, est la respiration. Seul un long travail, fastidieux et régulier, peut donner cette diction parfaite qui est la première qualité du comédien.

Le geste est un autre langage, universel celui-là et pour lequel le travail du comédien consiste à acquérir autant de justesse que pour l’intonation. Un proverbe grec parle de « faire un solécisme avec la main ». Marcher en scène est une des premières et des plus importantes difficultés. Pendant les répétitions de chaque pièce nouvelle, le comédien devra travailler beaucoup pour savoir évoluer « dans le champ », dans le décor, faire partie du milieu. Et « avoir un rôle dans les jambes », suivant l’expression du métier, exige parfois de longues recherches.

il va de soi que le comédien doit savoir s’habiller et vivre dans les costumes du genre et des époques les plus divers. Connaissant son masque et toutes les ressources qu’il peut en tirer, il doit apprendre à le transformer par l’art du maquillage pour lequel des notions de peinture, d’éclairage, voire de physiologie, sont nécessaires.

Le Texte

C’est le sentiment qui doit engendrer et guider le geste. Le sentiment est la part de sensibilité qu’apporte un acteur dans l’émission d’un texte et sa traduction scénique. Le comédien doit savoir penser un texte, c’est-à-dire l’imaginer dramatiquement après avoir reçu, de sa lecture, une impression sensible. Claudel dit : « Le texte a une saveur, une substance, il est une nourriture. » Il faut savoir dégager l’intrigue, la situation dramatique d’une pièce. « Le rôle est une page blanche où l’on écrit d’abord le sentiment », dit Stanislawsky. Puis, suivant que l’interprète est acteur ou comédien, il recherche l’exécution au cours des répétitions et trouve l’accord avec ses partenaires.

Il est des textes qu’on peut difficilement jouer en les disant, ce qui est tout l’art du comédien moderne. La valeur de nos classiques réside dans ce fait qu’on peut les dire et les jouer. Un beau texte alimente sans cesse son personnage et il a une valeur de répétition. L’acteur parasite du texte doit savoir également alimenter le spectateur. Le sentiment, la sensibilité dramatique, et aussi la façon d’écouter (qualité très importante et à laquelle on ne donne que rarement ses soins), sont engendrés par le texte. Les textes sont nécessairement conçus pour les qualités dramatiques de l’exécutant, soit qu’en écrivant sa pièce l’auteur ait songe à un acteur existant, soit que celui-ci corresponde naturellement à un type, c’est-à-dire à ce qu’on appelle en terme de métier un emploi.

La liste de ces emplois a changé suivant l’époque dramatique. Les emplois des mystères du Moyen Âge furent très différents de ceux du théâtre grec. Plus tard, dans la Commedia Dell’ Arte, on trouve la liste la plus complète de ces emplois. Dans le théâtre shakespearien, ils étaient particuliers ; les rôles de femmes étaient tenus par des hommes. Dans le théâtre de Molière, les emplois sont mieux définis. La tragédie du xviiie siècle les fait encore évoluer et le mélodrame demande une série d’emplois spéciaux.

Voici quels étaient les emplois pour la tragédie : premiers rôles, princes, deuxièmes rôles, rois, troisièmes rôles, grands confidents, confidents. Les femmes : reines, grandes princesses, jeunes princesses, confidentes. Pour la comédie : grand premier rôle, jeune premier, troisièmes rôles et raisonneurs, pères nobles, manteaux, grimes, valets : premier comique, deuxième comique, paysans, utilités, accessoires. Les femmes amoureuses, ingénues, coquettes, jeunes premières, caractères, soubrettes, paysannes, utilités.

Un comédien peut jouer plusieurs emplois. Un acteur garde généralement un seul genre de rôle.

De nos jours, la liste des emplois est assez éclectique et il est difficile d’en faire une classification exacte. La production des auteurs engendre les emplois, mais les acteurs à forte personnalité, par un phénomène inverse, agissant sur la littérature, créent des types secondaires.

L’accord avec le public

Après l’accord avec son partenaire, l’acteur doit obtenir l’accord avec le public. Accord délicat à réaliser car, instrument et instrumentiste, il ne peut se voir, se juger ou s’entendre et il joue dans un ensemble. Avant d’entrer en scène, l’acteur doit s’imposer un « silence intérieur » et obtenir concurremment une déconcentration physique. Mais, une fois sur le plateau, le comédien doit pouvoir se mettre en état second et se contrôler.

Contrôle de l’émotion

Le contrôle de l’émotion est un problème délicat qui, malgré de nombreuses controverses, n’a pas encore été résolu. Le comédien qui émeut le public doit-il être ému lui-même ? En fait, la question a été mal posée. Il n’y a que des cas d’espèces. Got disait : « L’acteur doit être double… c’est-à-dire qu’en même temps que l’artiste exécute et éprouve, une sorte d’être de raison doit rester en lui, vigilant, à côté… un modérateur comme on dit en mécanique. »

Ces constatations qui résument celles de tous les initiés, semblent aller à l’encontre du célèbre Paradoxe sur le Comédien, de Diderot. Les ouvrages sur la profession sont si peu nombreux que dès qu’un véritable écrivain en rédige un, celui-ci devient une sorte de charte à laquelle tout le monde se réfère, même les comédiens. Diderot n’était pas comédien lui-même, il lui était impossible d’éprouver et de comprendre le mystérieux processus des mouvements qui animent l’acteur en scène. L’écrivain a pu assister à des incidents de coulisse et de représentation au sujet desquels il a fort joliment écrit de précieuses considérations. Mais il ne faut jamais, en les lisant, oublier leur titre, c’est un paradoxe.

Ce dédoublement, que Diderot voulait paradoxal, n’existe-t-il pas en chaque homme qui, tout en parlant avec un de ses semblables, conserve son raisonnement libre. Ce dédoublement concerne aussi le public. Il faudrait écrire aussi le Paradoxe sur le Spectateur. Comme tous les paradoxes, celui de Diderot est un parti-pris de l’esprit. Ce n’est ni une critique, ni une théorie, mais une manière énigmatique de discourir.

Le « trac » des acteurs (dont certains n’ont jamais pu se défendre) est un adjuvant, une sorte de préparation à l’anesthésie scénique, à l’inspiration, pour accueillir la grâce sans laquelle il n’y a pas de grand comédien. C’est de cette grâce dont parlait Mounet-Sully lorsque un jour, sortant de scène, il disait : « Ce soir, le dieu n’est pas venu. »

Sur le plateau et en présence du public, le comédien doit se souvenir qu’il n’a pas seulement à démontrer un personnage, mais à être ce personnage et à manifester ses sentiments. Il devra acquérir un mécanisme de sécurité qui provoque ensuite l’émotion. Il gardera ainsi dans l’œuvre le mouvement original, son magnétisme personnel dépassera la rampe et sera perçu du public en état d’attente.

Le champ magnétique

Parce qu’il est entré dans une salle et réuni dans l’attente du rideau qui va se lever, le public a déjà créé un champ magnétique. Si l’attente est déçue ou si, au cours des représentations, le magnétisme personnel de l’acteur disparaît, il y a désaffection de la part du public. Il suffit qu’un acteur se « désaccorde » pour flétrir ou tarir un spectacle.

Tout être humain a un poids spécifique. Devant le public, on peut dire que le comédien a une densité : c’est sa qualité de présence. De ce dynamisme, de cette sorte d’ « aura », de rayonnement, le comédien doit apprendre à se servir. La présence est naturellement plus grande chez l’acteur que chez le comédien. L’impression de suffisance que donnent parfois certains acteurs est un excès de personnalité. Il en est de même pour l’autorité en scène qui est, toutes proportions égales, bien supérieure chez l’acteur que chez le comédien, ou du moins ne s’obtient chez le comédien qu’à des moments déterminés lorsqu’il est en possession parfaite de son personnage.

La timidité ou la pudeur qu’éprouvent beaucoup d’interprètes, loin de leur être nuisible, est utile et même nécessaire. On pourrait diviser les humains en inhibitionnistes ou en exhibitionnistes, d’après la façon dont ils peuvent extérioriser leurs sentiments : un acteur inhibitionniste n’est pas de plain-pied avec le personnage qu’il doit interpréter. Il doit se servir de cette « insécurité » qui ira d’ailleurs s’affaiblissant, pour se hausser jusqu’à son rôle. On ne peut devenir un véritable professionnel que lorsqu’on sait utiliser cet effroi, cette pudeur. Au fur et à mesure que l’acteur joue une pièce, son insécurité disparaît, ses forces vives diminuent. Sa sensibilité s’amoindrit, mais sa puissance d’exécution y gagne.

« L’acteur, avec toute sa personne, sa figure, sa physionomie, sa voix, etc., entre dans l’œuvre d’art, et sa tâche est de s’identifier complètement avec le rôle qu’il représente. Sous ce rapport, le poète a le droit d’exiger de l’acteur qu’il se mette, en effet, tout entier dans le rôle qui lui est donné, sans y ajouter du sien, et qu’il se comporte ainsi comme l’auteur l’a conçu et poétiquement développé. L’acteur doit être en quelque sorte l’instrument dont l’auteur joue, une éponge qui s’imprègne de toutes les couleurs et les rend inaltérables…

« Le ton de sa voix, le mode de récitation, les gestes, la physionomie, en général toute la manifestation extérieure et intérieure réclament une originalité propre conforme au rôle déterminé.

« L’acteur, en effet, comme homme vivant, a, sous le rapport de l’organe, de l’extérieur, de l’expression physionomique, son originalité innée, qu’il est forcé soit d’effacer pour exprimer une passion générale ou un type connu, soit de mettre d’accord avec les traits fortement individualisés par le poète, les divers personnages de son rôle. » (Hegel.)