Réflexions du comédien/Le métier de directeur de théâtre
LE MÉTIER DE DIRECTEUR DE THÉÂTRE
Pour commencer ces propos dans le ton aimable du divertissement, je me permettrai tout d’abord, si vous le voulez bien, de jouer avec vous à ce jeu de devinettes par lequel, ayant défini un métier, on cherche le nom de celui qui le pratique et je vous demanderai quel est le métier de celui qui, dans des lieux complices de l’obscurité, où les toilettes, les décorations, les éclairages ne visent qu’à la séduction, offre, déguisés, parés ou ornés, des hommes et des femmes ? Comment désigneriez-vous ce pourvoyeur de plaisir qui, par les paroles ou les regards, cherche à éveiller chez son prochain le goût de l’intrigue, de la galanterie ou le désir de la volupté ? Celui dont le souci principal est d’allumer et d’attiser les passions clandestines et principalement la concupiscence ? Celui enfin qui, présidant « à ces lieux réservés aussi à Vénus » — dit expressément Ovide — tire profit d’un commerce où la chaste pudeur subit bien des dommages.
Vous m’avez devancé, sans doute, et vous m’allez répondre que c’est le directeur de théâtre. Ce n’est pas tout à fait exact, car cette définition est aussi celle de l’entremetteur.
Et si je vous demandais maintenant quel est le nom de celui qui a charge d’âme et d’esprit, celui dont le souci est la grandeur et la beauté, dont les préoccupations sont le respect des mœurs, l’intelligence publique, l’éducation du peuple, l’élan à donner aux artistes, bref une sorte de propagande où la société alimente sa politique, sa religion et sa morale ? Cet homme, moralité et intelligence publiques, n’est ni un prêtre, ni un moraliste, ni un pédagogue, comme vous pourriez le supposer, c’est celui auquel vous pensiez tout à l’heure, c’est aussi le directeur de théâtre.
Tels sont les deux aspects de la fonction du directeur.
Un jour, Frédérick Lemaître — qui fut le grand acteur de l’époque romantique — assistait dans le bureau d’un directeur à la signature d’un contrat avec un auteur. Les débats étaient longs, pénibles et humiliants. Dans le désir d’être joué, ayant pris à sa charge depuis les copies du manuscrit jusqu’à la peinture des décors, sans compter la dépense des costumes, l’auteur se disposait enfin à se retirer lorsque Frédérick, posant sa main sur le bras du directeur, lui dit, en désignant le visiteur :
— Vous avez oublié quelque chose.
— Quoi donc ? fit l’homme du théâtre.
— Monsieur a encore sa montre !
Les directeurs sont des gens décriés parce qu’ils ne sont pas tous, en vérité, des directeurs de théâtre. Leur faune présente, selon les époques, tellement de diversité et de variété, qu’il vaut mieux ne pas trop emprunter à l’anecdote.
Pour être plus véridique, j’y sacrifierai seulement en vous donnant un aperçu de mes débuts dans l’art dramatique. C’est l’histoire de mon premier engagement à Paris (tout cela ne date pas de bien loin et je ne le dis pas par coquetterie). J’avais passé une audition devant cet homme chargé de la scène et de ses accessoires, qu’on appelle le régisseur. Celui-ci, satisfait pour son compte personnel, m’envoya au directeur, en me déclarant que je pourrais toucher cent cinquante francs par mois.
— Demande cent cinquante pour avoir cent vingt, me dit-il.
Je franchis, le cœur battant, la porte du bureau directorial. Il y avait là un homme assis derrière un immense bureau qui, mis au fait de ma visite, bourra silencieusement sa pipe, l’alluma, rassembla les miettes de tabac qui avaient chu sur son buvard, cracha dans sa corbeille à papiers et, m’ayant considéré un moment, se mit en devoir de remplir les blancs d’un véritable engagement imprimé. C’était mon premier ! Vous imaginez de quel œil je suivais la course de sa plume sur le papier.
Soudain, il s’arrêta :
— Combien ? me demanda-t-il.
Et je compris qu’il était arrivé au chiffre de mes émoluments mensuels…
— Cent cinquante, répondis-je, haletant.
Il fronça les sourcils et répéta, d’une voix qui me parut formidable :
— Combien ?
— Cent vingt, balbutiai-je.
Alors, reposant son porte-plume sur la table, dans une magnifique indignation, il m’apostropha :
— Mon petit, ne plaisantons pas, hein ?
— Mais, fis-je dans un souffle, le régisseur m’a dit…
— Je me fiche du régisseur. C’est moi qui suis directeur ici. Je te donne quatre-vingt-dix francs. C’est à prendre ou à laisser.
Je ne pus que faire signe de la tête que je prenais.
— Bon, dit-il de sa voix grasse, te voilà raisonnable. Il reprit alors sa plume et se mit à terminer ses écritures. Puis, brusquement, ses yeux quittèrent de nouveau le papier et se portèrent sur moi.
— Tu as de l’argent, hein ? fit-il, insinuant.
— Oh ! monsieur !
J’avais des chaussures à cinq francs soixante-quinze, un col en celluloïd, et les genoux de mon pantalon évoquaient ceux des dromadaires.
— Non ? Tu n’as pas d’argent ? fit-il, étonné. Vraiment ? Alors ? Alors, Monsieur est maquereau ?
Et la plupart des souvenirs que je pourrais vous conter poussent au noir la peinture du directeur, car — vrai ou imaginaire — le mal fait plus de bruit que le bien.
Le directeur de théâtre est un homme exposé à toutes les animosités, à toutes les légendes. Rien n’est plus facile que de le mépriser. Mais, quel que soit l’homme qui porte ce titre, il est rare, cependant, qu’il ne fasse pas preuve d’un certain désintéressement, qu’il n’ait pas une manière d’être généreux, une sensibilité particulière à la profession, et qui n’est pas coutumière dans les usages sociaux courants. Mais il n’est pas dans mes intentions de démontrer que l’homme naît bon et que le théâtre le déprave. Je ne suis pas un moraliste. Du point de vue de Buffon, le directeur est un anthropomorphe ou un anthropoïde mammifère, éminemment adaptable, vivant de matière dramatique sous toutes ses formes : livrets, manuscrits, drames, opérettes, comédies, costumes, décors, toiles peintes, fauteuils, programmes, lavabos, vestiaires, pastilles de menthe, accessoires de carton, musique de scène, perruques, etc. Il digère et assimile tout ce qui, d’une façon ou d’une autre, est de théâtre.
Ses occupations sont singulièrement une traite des blancs mitigée, pratiquée en deux temps, dont l’un consiste à recruter des hommes et des femmes servant d’appât à d’autres hommes et femmes dont la réunion au second temps forme la matière rémunératrice appelée public.
Du point de vue encyclopédique, la somme des connaissances qui lui seraient nécessaires est telle qu’il ne saurait sans vertige et sans danger s’élever plus haut que le lieu commun, lequel est, comme chacun sait, une assise infiniment commode et sûre.
L’ensemble des vertus sociales et politiques qu’il doit pratiquer dépassant de beaucoup le niveau des vertus célébrées par Plutarque, le directeur de théâtre se voit contraint, généralement, à une morale qui oscille entre l’héroïsme et la compromission et le fait évoluer dans les domaines du malentendu.
Quels que soient son tempérament et son humeur, il est forcé, pour vivre, de se réfugier dans les climats extrêmes de la domination ou de la servilité, à moins qu’il ne se tienne dans les régions plus tièdes de l’indécision et de l’approbation condescendante où prolifère également la faune parlementaire.
Honni et blâmé, loué et adulé, condamné au succès, toujours à l’affût de la réussite, c’est-à-dire de l’argent, glorieux ou vilipendé selon ses recettes, c’est, dans la société, l’homme qui unit le mieux le mépris et la pitié.
Critique avant la critique, il faut se le représenter assis entre l’Esthétique et le Commerce, devant une énorme pile de manuscrits qui se renouvelle sans cesse, l’imagination délirante et contaminée, cherchant courageusement ce virus dramatique dont il essaye de contracter le premier la fièvre, pour en propager ensuite l’épidémie glorieuse et rémunératrice.
Il n’y a pas d’habitacle au monde, plus sûr, plus permanent, plus confortable pour l’incertitude, que l’esprit d’un directeur. Il n’y a pas non plus de dualité plus parfaite et plus évidente que celle du directeur de théâtre : littéraire par la publicité, publiciste en littérature, banquier ou usurier, prodigue ou avare selon la nécessité, amateur d’art, mécène de ses collaborateurs, il est aussi leur comptable et leur caissier. Ce pourvoyeur des plaisirs publics, ce dictateur de la dramaturgie est, en outre, tributaire d’une foule de puissances rigoureuses : obligé de l’Union des Artistes, obligataire de la Société des Auteurs, asservi à l’Assistance Publique, dépendant de toutes les administrations préfectorales, édilitaires, urbaines et suburbaines, des sapeurs-pompiers, de la police, sans compter leurs receveurs, percepteurs, contrôleurs, inspecteurs et agents généraux ; il n’est que l’Église dont il ne relève plus.
Sollicité de toutes parts, en proie à toutes les influences, intrigues et compromissions, accablé de devoirs, d’obligations et de contraintes qui ne s’équilibrent par aucun droit, rien ne peut lui procurer un véritable confort moral ou lui indiquer le sens de sa dignité professionnelle.
Le Métier de Directeur, je vais vous le dire en confidence, n’est pas un métier : il n’y a que des directeurs. La constatation de leur existence, l’étude historique de leur formation, l’examen de leur activité ne pourraient guère se justifier si je ne prenais ici l’occasion de parler du théâtre à propos de l’homme chargé du spectacle. Peut-être aurait-il été plus curieux, sinon plus instructif, d’étudier l’art dramatique du point de vue de l’acteur, du machiniste, du régisseur, voire de l’ouvreuse, du caissier ou du perruquier. Un métier est une fonction sociale définie dans son activité, son étude ou son apprentissage, sa hiérarchie corporative et surtout dans sa vocation. Le métier de directeur est, aujourd’hui, indéfinissable socialement. Historiquement, il a perdu son sens pour créer un personnage équivoque dont les raisons d’existence sont extraprofessionnelles ; son apprentissage ne pourrait en aucune façon susciter une école professionnelle, et sa hiérarchie ne pourrait offrir, de nos jours, qu’un déploiement d’activités assez étranges qui, partant du chasseur qui ouvre les portières ou de l’ouvreuse perfectionnée dans le claquement des portes de loges et la location des lorgnettes, irait jusqu’au cabinet de l’administrateur en passant par le bureau de location ou celui du caissier, mais négligerait délibérément toutes les occupations proprement scéniques.
Quant à la vocation de directeur, elle est indécelable à l’œil du plus habile éducateur. On peut prévoir l’orateur en herbe ou le comédien en puissance, mais on ne saurait, des jeux d’un enfant qui collectionne les coupons-primes, les contremarques ou les tickets, inférer qu’il dirigera un jour un théâtre plutôt qu’il n’affectionnera la vie ambulante de receveur des Transports en Commun de la Région Parisienne. On naît aviateur, littérateur, auteur dramatique, médecin ou vétérinaire : on finit député ou directeur. Dans l’un comme dans l’autre cas, c’est une situation, ce n’est pas un métier, c’est un état, un état acquis. La carrière de directeur est un accident dans une vocation théâtrale ; mais si la fonction échoit à un homme qui n’a pas été touché par ce sacerdoce particulier du théâtre, c’est alors un accident pour le théâtre et très souvent une catastrophe pour l’art dramatique.
Et maintenant nous allons parler du théâtre pour tenter d’expliquer le directeur. Je ne prétends pas en donner la formule définitive, mais je voudrais essayer de préciser comment le théâtre, par l’évolution de son organisme ternaire : auteur, acteur, public, a suscité, engendré, toléré ou subi cette fonction supplémentaire et adventice : celle du directeur.
C’est du jeu de ces trois éléments : public, acteur et auteur, de leurs influences réciproques, de leur conjugaison et de leur mariage spirituel, que sont faits le théâtre et l’histoire du théâtre, à ce point que l’on pourrait, à l’instar de Cuvier, se borner à l’étude de l’un des trois constituants pour réinventer, découvrir et décrire les deux autres tout au long de notre histoire.
Le public, la société d’une époque, prête à ses acteurs, à ses poètes, ce que les poètes lui rendent, et le théâtre, comme tous les arts, est, en définitive, une affaire d’emprunt et de restitution.
Le fonds de l’humanité est immuable, il n’y a que les formes qui sont changeantes et variables à l’infini. Chaque siècle, chaque année a ses mœurs, ses caractères qui lui sont propres. L’humanité modifie, arrange et dispose différemment ses ridicules, ses vices, son âme et son esprit, comme les femmes arrangent leurs vêtements et leurs parures, en suivant les inspirations de la mode.
« Il n’y a point d’années, dit La Bruyère, où les folies des hommes ne puissent fournir un volume de Caractères. Il n’est pas jusqu’à la beauté qui ne soit mode. Un siècle ou un vice font une différence d’époque à époque. »
Dans cet échange entre le poète et le public, dans cette effusion, cette vie spirituelle où le poète est l’inspirateur d’une communauté dont l’acteur est à la fois le partenaire et le mandaté, le directeur n’apparaît point encore. C’est que le rôle de directeur n’est qu’un rôle d’intermédiaire.
Lorsque, pour la première fois, dans la première foule humaine, dans la première communauté, l’enthousiasme eut suscité dans le premier groupe originel son premier boute-en-train, son premier conducteur des jeux et des ris, son premier partenaire, lorsque cette cellule mère du théâtre (et de toutes les collectivités) eut polarisé son noyau dramatique dans la personne du soliste — son premier acteur — l’humanité avait créé le rite théâtral et préformé dans les manifestations de ce premier échange, entre le groupe et son chef, le dialogue théâtral. Le théâtre n’est qu’un dialogue entre la scène et la salle, entre le public et l’acteur.
Tel est le premier stade de cette genèse où apparaissent d’abord deux éléments nécessaires et primordiaux : le public et l’acteur. Mais l’évolution de la cellule montre bientôt la formation et la naissance de l’élément essentiel de la cérémonie, l’apparition du poète dramatique, c’est-à-dire de l’auteur.
Public, acteur, auteur : voilà constituée au deuxième stade cette trinité parfaite par laquelle s’exprime l’art dramatique depuis ses origines, dans une correspondance, une union durable ou transitoire, éternelle ou saisonnière, selon la valeur de ses échanges, c’est-à-dire selon l’opportunité de l’inspiration, la qualité du langage du poète et aussi les vertus du public qui l’écoute.
Le directeur est un supplément.
Dans l’ancienne Grèce, délégué du public et de la République, le directeur s’appelle le « chorège », chargé de choisir les acteurs, de recruter les éléments de la représentation et d’en ordonner la cérémonie soit à ses frais, soit aux frais de l’État. En rapports directs avec le peuple, il à son vrai rôle : c’est le « délégué social ».
Au Moyen Âge, protégé et encouragé par l’Église, il est l’ « entrepreneur ou le surintendant du spectacle », dans la ville où se jouera le mystère ; à moins que la fonction ne soit donnée à un technicien, qu’on appelle le « feinteur ». Chargé des costumes et des décors, il est l’ancêtre de nos metteurs en scène modernes.
Durant la période classique, au xviie siècle, où le roi, les princes et les grands seigneurs protègent à leur tour le théâtre, le directeur est celui que les Italiens appellent le capo comici : le chef de troupe ; le plus souvent acteur et auteur à la fois, il représente le directeur professionnel proprement dit.
Ce n’est que peu de temps avant la période révolutionnaire que l’on trouve pour la première fois ce vocable de directeur, désignant l’homme qui, mêlé aux affaires théâtrales, n’est pas forcément un homme de la profession et dont la préoccupation essentielle est surtout le commerce ou ce qu’on pourrait appeler le négoce ou l’industrie théâtrale.
L’Histoire nous montre que le théâtre n’est florissant que dans la contrainte ou la protection de la collectivité.
Au xixe siècle, la collectivité, le groupe, c’est-à-dire l’État, ayant cessé de s’intéresser au théâtre, la fonction de l’organisateur s’altère et se corrompt, et la corporation se voit alors envahie par ce genre d’usurpateur que l’on appelle aujourd’hui un directeur de théâtre.
Voici, en quelques lignes, l’histoire des directeurs de théâtre. Cette activité et la façon dont elle se déplace au sein même de la cellule théâtrale, suivant les époques, les sociétés et les systèmes politiques, montre bien le rôle de liaison et le caractère adventice de cette charge où le mélange du matériel et du spirituel est la source de toutes les tribulations et de tous les maux.
Nous distinguerons deux groupes de directeurs : ceux dont la fonction peut se justifier et ceux dont la fonction est injustifiable ; les intermédiaires autorisés et les intermédiaires indésirables, c’est-à-dire les professionnels et les extra-professionnels ; ceux qui ont un rôle d’organisateur et les désorganisateurs ; ceux dont les fonctions sont le résultat d’une délégation professionnelle, c’est-à-dire : le directeur-acteur, le directeur-auteur, le directeur-metteur en scène, le directeur délégué par la collectivité ou par l’État et les directeurs par usurpation, qui ne sont délégués que par des sentiments assez troubles ou des fins extra-professionnelles et que nous désignerons sous le terme générique et anodin de directeurs passe-partout.
Le directeur passe-partout n’est pas un directeur, mais il est, hélas ! de nos jours, le type le plus répandu dans la profession. Il y a cent et une façons de l’être.
Citons d’abord le directeur avec théâtre et celui qui n’a pas de théâtre. Le premier a eu un théâtre, autrefois, pendant une semaine ou une saison, ou a participé jadis à une combinaison théâtrale. Le second n’a pas de théâtre, mais est toujours à la recherche d’une scène qui soit libre et la constance de cette recherche suffit à justifier son titre. Elle lui permet de pénétrer dans les coulisses, d’assister aux répétitions générales, d’entrer dans les ministères et de vivoter des sous-produits du commerce théâtral.
Il y a aussi l’industriel ou le financier qui a un théâtre pour des fins toutes personnelles, mais qui ne veut pas passer pour un directeur. Il y a le concessionnaire d’un théâtre, c’est-à-dire l’homme d’affaires qui a affermé la venté des programmes ou des bonbons, l’exploitation des vestiaires ou des lavabos.
Figurent comme directeurs : l’associé du concessionnaire, c’est-à-dire le « marchand de billets » qui, moyennant une opération usuraire, a acheté, lui, pour un certain nombre de représentations, une certaine quantité de places qu’il fait revendre et sur lesquelles il spécule suivant le succès de la pièce. Il y a aussi le locataire d’un théâtre, qui ne l’exploite pas, mais a cédé son bail à un sous-locataire, lequel, ayant fait une commandite, engendre aussitôt toute une nouvelle famille de petits directeurs.
il peut y avoir encore le sous-sous-locataire du locataire principal et le locataire du sous-sous-locataire.
Dès qu’on a passé dans un théâtre, ou qu’on a touché de près ou de loin au cabinet d’un directeur, le titre est acquis et demeure. On devient directeur, sans que soient nécessaires aucune de ces fastidieuses formalités que nécessitent d’habitude le doctorat, l’ordination, le notariat, ou même l’intronisation dans la Légion d’honneur. L’art dramatique — est-il besoin de le dire ? — n’entre dans ces théâtres que par surprise ou par effraction, et c’est ici qu’il convient d’appliquer la définition bien connue : le directeur de théâtre est un homme qui a un bail.
Le directeur passe-partout est innombrable, il prolifère comme le champignon nuisible. Inoffensif en apparence, il exerce dans le milieu dramatique une action décomposante et pernicieuse d’autant plus dangereuse qu’elle est presque indécelable dans l’état actuel des règlements sociaux et des statuts inexistants de notre corporation.
C’est l’homme des disponibilités indéfinies. Coiffé du chapeau chinois de l’opérette, ceinturé de la grosse caisse de la publicité, il sait aussi bien souffler dans le piston du vaudeville que faire trémousser l’accordéon du mélodrame, actionner les cymbales de la tragédie ou le triangle de la comédie. C’est l’homme-orchestre du théâtre.
Si la naissance lui a donné un patronyme banal et chrétien, il prend généralement un pseudonyme qui laisse supposer des origines sémites ; si, par hasard, il n’est pas Aryen, il s’empresse de choisir un pseudonyme à consonance noble ou artiste.
Le désir secret de son âme est de pouvoir créer, un jour, une émeute, une insurrection ou même une barricade dans l’intérieur de son théâtre.
Pour lui, diriger un théâtre consiste à s’y rendre invisible comme Jéhovah et, au besoin, à s’y escamoter soi-même. Visitant le nouveau local qu’il veut louer, il s’extasie sur le nombre de portes dérobées, les couloirs à double issue, les escaliers furtifs ou secrets, et, considérant admirativement tous ces dédales propices, il s’écrie avec satisfaction :
— Ah ! Ici, au moins, on peut faire de la direction !
Il apporte dans l’art dramatique toutes les tendresses et les voluptés de sa vie privée. Possesseur d’une petite amie très endommagée et qui s’obstine avec une excessive persévérance à jouer les ingénues, il cherche à la placer dans toutes les distributions. Personne n’en veut ; mais à l’auteur qui refuse cette pitoyable collaboratrice, il s’écrie d’une voix mouillée :
— Voyons, voyons, mon cher ami, vous ne pouvez pas me faire ça, à moi !
Si son amie n’est point une théâtreuse, il est la proie des petites amies de ses commanditaires. Alors, pressé par son régisseur de désigner, pour la prochaine pièce, la vedette féminine, le front chargé de soucis, le regard torve, songeant douloureusement à l’échéance, cherchant dans son esprit lequel de ses actionnaires pourrait l’aider financièrement, il répond évasivement et sans aucun cynisme :
— Je ne sais pas encore si ce sera le quincaillier, le conseiller municipal ou le marchand de billets.
Barbey d’Aurevilly, vers 1880, proclamait déjà que le théâtre n’était plus qu’une vaste boutique où l’on vendait moins d’idées que de sensations : pour tout dire, « un bazar ». Or, pour tenir de tels bazars, s’écrie-t-il, il ne fallait que ce qu’il faut pour tenir tous les bazars du monde et l’on a facilement trouvé. Comme dans tous les bazars, on a vu s’étaler dans les Directions de Théâtres, et détaler les uns après les autres, des gens de toutes spécialités et de toutes races. Bohèmes de lettres ou sans lettres, bourgeois de la rue Saint-Denis qui avaient fait ou voulaient faire fortune — défilé de fantoches et de bamboches — les uns désolés, les autres triomphants, les uns requinqués, les autres foudroyés et déguenillés, gouverneurs de la scène française, introducteurs du génie dans la publicité, marchands de pâtes pectorales, commerçants tombés dans le malheur, hommes de lettres ratés qui ont enfin trouvé une bonne occasion de prendre leur revanche sur des camarades de plus de talent qu’eux, directeurs de revues politiques qui ne savaient pas l’orthographe. Il y en eût même un, conclut-il, qui n’avait pour tout mérite que de saluer en plongeon, ce qui, du reste, était une politesse et une rareté dans ce pays. Des Turcarets, s’écrie-t-il, presque tous des Turcarets. Et, en effet, cette réplique de Frontin, dans la pièce de Lesage, définit admirablement la situation :
« Nous plumons une coquette, la coquette mange un homme d’affaires, l’homme d’affaires en pille d’autres. Cela fait un ricochet de fourberies des plus plaisantes du monde. »
Quand le directeur passe-partout n’est pas dans son bureau, occupé à trier ou à stimuler les actrices, il est sous le péristyle de son théâtre. C’est là qu’il éprouve ses plus pures joies en forçant un client qui hésite, ou en lui refilant au prix d’un fauteuil un strapontin délabré. L’après-midi, emplissant de ses allées et venues sonores le vide désespérant du vestibule, on peut le voir au bureau de location. C’est de cette passerelle qu’il commande, qu’il reçoit ses fournisseurs et donne ses ordres, tout en surveillant les allées et venues des passants sur ce boulevard qui mène aussi à la gare voisine. Il épie le client comme l’araignée la mouche. En voici un tout à coup, il semble pressé, il se hâte. Point de doute, il vient louer. En effet, le voilà qui gravit précipitamment les marches du péristyle ; le directeur lui a tiré les deux battants de la porte, le suit au guichet et l’entend demander d’une voix haletante et épuisée :
— Vite, vite, un aller et retour pour Vanves, troisième.
— Quelle époque et quel métier ! s’écrie-t-il.
Et, de dépit, il rentre dans la salle où l’on répète. Là, surprenant un vieux figurant privé de conviction, qui ne participe que très mollement aux mouvements de la foule, — sans doute parce qu’on le paie au-dessous du tarif syndical — il s’emporte, l’interpelle avec véhémence et lui reproche de ne pas mériter son salaire. Alors, l’homme, qui, lui, est du métier, reprend toute sa dignité sociale et réplique, sans aucune déférence, en le toisant :
— Vous ne pensez tout de même pas que pour ce prix-là je vais vous faire Mounet-Sully ? Non ?
Mortifié par cette algarade, pour affirmer son autorité et montrer sa compétence, il appelle l’électricien et interrompt la répétition pour régler un éclairage. Hurlant et gesticulant, s’époumonant et jurant, je l’ai vu — je ne raconte rien que je n’aie vu — demander, dans une terminologie inusitée, des essais de lumières et de couleurs insoupçonnables ou ridicules. Passant des vociférations aux blasphèmes, il humilie l’homme de la lumière :
— Ce n’est pas ça. C’est du mauve que je veux. Du mauve, vous entendez, idiot ! Du mauve ou du lilas. Si vous ne comprenez pas !
La scène dure, la honte couvre les visages, et la pitié envahit les cœurs. Alors, excédé, dépassé par son propre mépris, se sentant investi de celui de tout le monde, l’électricien ôte sa casquette et, avec le plus pur accent parisien :
— Du lilas, monsieur ? Je regrette. Ce n’est pas la saison du lilas.
Ce même directeur connaît à peine la pièce qui se joue chez lui, mais, dans la salle vide, on peut le voir déambuler entre les rangs de fauteuils, les bousculant pour éprouver leur solidité. De temps en temps, il s’arrête devant un coin de tapis troué, il hoche la tête, et on l’entend à voix haute dire :
— Peuh ! c’est encore assez bon pour eux.
C’est lui qui, ayant engagé à deux cents francs par jour une vedette, se ravise, rappelle le comédien dans l’escalier, redemande le contrat qu’il vient de signer et, sous les yeux ébahis de son nouveau pensionnaire, porte son cachet à deux cent un francs, en lui disant : « C’est un cadeau ! », parce que, jusqu’à deux cents francs par jour, d’après les usages corporatifs, le directeur doit fournir à l’acteur ses costumes de scène.
C’est lui qui, avant reçu une pièce en cinq actes, et ne voulant plus la jouer, persuade l’auteur de la refaire en trois actes, parce que le dédit à payer est proportionné au nombre d’actes.
C’est lui qui dit, en regardant avec tristesse un ciel sans nuages et fait pour les promeneurs : « Quel temps sinistre ! » et, lorsque vous vous exclamez de déception devant la pluie du dimanche matin, il répond, tout rayonnant :
— Il pleut pour quinze mille francs.
C’est lui qui, spécialiste du Bottin, fait envoyer des places de faveur, pour remplir la salle, à toute la tribu des Dupont, des Durand ou des Lévy. Et à son principal actionnaire, qui manifeste son mécontentement du vide des fauteuils, il réplique : « Mon cher, si le théâtre ne marche pas, la limonade va très bien », parce que le bar du théâtre fait tout de même des bénéfices.
Il appelle une escarpolette, une escarcelle, ou vice versa. Au metteur en scène qui demande de placer un arbre véritable dans le décor, un if, par exemple, il accorde tout à coup, avec allégresse, sans marchander, « deux nifs ou trois nifs », s’ils sont nécessaires au succès. C’est lui qui, lisant le manuscrit, signale qu’on n’oublie pas le costume de la seconde entrée, parce qu’il vient de lire que l’acteur entre en « catimini ».
C’est lui encore qui cite dans ses bons jours ce proverbe arabe ou chinois affirmant qu’un poil de femme tire plus que neuf bœufs au labour — et qu’il paraphrase en déclarant qu’on trouve toujours, quand on sait s’y prendre, 50 000 francs dans le corsage d’une jeune et jolie fille.
Zola l’a bien connu. Dans Zaza, il l’avait baptisé Bordenave. Bordenave, à ceux qui lui parlaient de son théâtre, répondait déjà avec une joviale familiarité : « Dites mon bordel ».
Directeur aussi de station balnéaire ou de jeux de roulette, traitant ou sous-traitant, il a quelque part sur la côte basque, à Biarritz ou à Saint-Jean-de-Luz, des maisons, des combinaisons, des affaires. Trafiquant par surcroît du génie ou du talent, le théâtre est pour lui une affaire de pourcentages.
On n’en finirait plus de parler de lui.
Tant d’ignorance, de calamités, de soucis et de misères, tant de basses nécessités, tant de délabrement, de contraintes et d’obligations, tant de fonctions désobligeantes ne le rendent cependant pas méprisable : tel est notre métier. L’habitude de vivre dans les passions expose à en subir l’attirance ou la pente. Occupations pernicieuses ! comme disait excellemment, au Moyen Âge, Jean de Salisbury, évêque de Chartres. Par le commerce du déshabillé de l’opérette, l’industrie du lit du vaudeville, cet homme fait du théâtre un lieu bas ou un mauvais lieu, mais il subit son pouvoir mystérieux et, par un miracle quasi ecclésiastique, il n’arrive cependant pas à être tout à fait misérable ni répugnant. Dans une époque où la base de notre système politique, où la première loi morale dans notre société est l’argent, où tout est pour et par l’argent, il est excusable. Il a souffert et souffrira suffisamment de ce métier pour mériter des indulgences plénières, et sa générosité, son dévouement, sont encore visibles dans l’amas de ses turpitudes. Même muni de principes, il ne saurait les utiliser. Vouloir que les hommes plongés dans le gouffre d’une industrie semblable cherchent à être des moralistes, c’est vraiment trop leur demander. En dépit de tout le mal qu’on en a dit, et malgré mes propres médisances, je me sens tout prêt à les absoudre et à les plaindre. Ce n’est pas la faute de ceux qui s’encanaillent si la société qui les méprise leur permet ou les oblige à s’encanailler.
Et maintenant, nous allons considérer les fonctions de directeur du point de vue où elles sont légitimes — c’est-à-dire plausibles et efficaces — où ces prérogatives sont justifiées par des vertus professionnelles.
Cette investiture du directeur peut lui être conférée soit pour la valeur exceptionnelle de ses dons d’interprète qui font de lui un héros de théâtre, et c’est l’acteur qui devient chef de troupe ; soit encore en tant que créateur, et c’est ici la véritable autorité du théâtre qui prend légitimement rang suprême : celle de l’auteur ou du dramaturge, celle du poète ; soit par une sorte de délégation du public, c’est-à-dire de l’État, qui fait de cet homme l’élu ou le mandaté par une société et lui donne charge de l’art dramatique dans son époque ; soit, enfin, pour des compétences techniques dans l’art de monter ou d’ordonner un spectacle, — et c’est, dans ce cas, le metteur en scène : le démiurge.
La fonction du directeur s’exprime ici par le devoir et le droit de choisir, par l’élection, par l’obligation d’orienter la cérémonie dans un sens donné et vers un but. L’acteur, l’auteur, ou le metteur en scène devient grand électeur de l’art dramatique. Et c’est dans ce pouvoir qui lui est conféré et dans la façon dont il l’exerce que nous allons juger et apprécier son rôle de directeur.
L’acteur-directeur est celui qui reçoit une pièce, qui se la lit, s’y distribue le rôle principal et se la monte pour s’y produire.
Telle est la définition la plus tendancieuse qu’on puisse en donner. Mais la déformation professionnelle chez l’acteur-directeur est une des plus caractéristiques et une des plus graves parmi tous les directeurs.
Voici écrit, il y a quarante ans, par Catulle Mendès, le portrait critique du grand acteur que nous appellerons M. X… :
« Je vais dire tout ce que je pense du grand acteur, M. X… Un charme émane de lui, c’est incontestable ; grand, le geste juste, l’élocution claire, l’articulation nette même quand il parle bas, il ajoute au charme de la vigueur. Néanmoins, je ne suis pas sans inquiétude quant aux pièces que les auteurs nouveaux ne manqueront pas d’écrire pour lui ; il est à craindre que M. X… ne crée et ne maintienne par le succès le type de l’amant qui a l’air de ne pas aimer, le geste qui a peur du ridicule, le mot qui ne va pas jusqu’au bout de sa pensée. Deux ou trois fois déjà, M. X… est parvenu à ne pas ressembler à M. X… Il devrait s’y efforcer davantage ; il nous a montré qu’il pouvait sinon éprouver, du moins affecter, une émotion sincère. Il serait très bien qu’il renonce à son affectation et cherche à s’incarner en des personnages divers, plutôt que de continuer à jouer les X…, car alors on l’imiterait en province. »
Du fait que le grand acteur est directeur, la distribution d’une pièce, cette première traduction de la pensée du poète, si importante et si décisive, devient, comme la plupart des traductions, une évidente et nécessaire trahison.
Un grand acteur ne peut être directeur, en effet, qu’à condition que son talent ne soit ni exclusif par son genre ni trop grand par son ampleur et ses moyens, qu’il ne perde pas de vue son rôle de servant du théâtre, c’est-à-dire son rôle d’électeur dramatique, qu’il ne contraigne pas les auteurs à devenir des confectionneurs ou des fabricants de montures à son talent. L’auteur n’est plus alors qu’un constructeur de mécaniques à personnages, de trapèzes pour acrobaties sentimentales, ou un carcassier pour feux d’artifice. Chargé d’intentions et de soins vraiment trop relatifs, il est rabaissé au rôle de faiseur, et le miracle de la création dramatique n’est plus qu’une cuisine menacée, comme toutes les cuisines, de figé et de refroidi.
La carrière des grands acteurs ou d’actrices célèbres qui furent directeurs a justifié très souvent ces considérations.
On ne peut contester, par exemple, la célébrité de Virginie Déjazet et je ne prétends pas nier l’existence du théâtre qu’elle a fondé ; mais il serait bien difficile de trouver, dans l’énumération des pièces qu’elle représenta, une œuvre qui ait eu chance de passer à la postérité ou qui puisse tenter un lecteur d’aujourd’hui. Porté à un degré de condensation exceptionnel par la petitesse de sa taille, ce mélange de finesse et d’entrain, de grâce, de bonne humeur, de malice et d’esprit ne s’est exercé que dans des œuvres parfaitement oubliées et dont les mérites essentiels servaient à son exhibition.
En dépit du prestige qu’elle a laissé, Sarah Bernhardt elle-même, dès qu’elle eut quitté la Comédie-Française pour exploiter son génie, à quelques rares exceptions, n’a servi que des écrivains inférieurs à eux-mêmes. Hantés par son propre personnage, la directrice et ses auteurs n’ont cherché qu’à ranimer à son profit et au leur toutes les héroïnes que l’Histoire ou la légende pouvaient leur procurer. Mais que ce fût Gismonda, Izeïl, Adrienne Lecouvreur, La Sorcière, Dalila, sainte Thérèse ou Jeanne d’Arc, Cléopâtre ou Théodora, la courtisane de Corinthe ou Françoise de Rimini, l’étiquette avait beau changer : le personnage ne changeait que pour les variations du jeu de l’actrice, et l’héroïne restait toujours Sarah Bernhardt.
Maurice de Faramond, qui fut victime, comme auteur, de cette enflure de la personnalité, a laissé une comédie posthume assez acerbe, intitulée Pandolphe et Chichilla ou Le Trust de l’Idéal. Il nous montre le grand acteur et la grande actrice, tous deux directeurs, dans leurs relations avec l’auteur que Maurice de Faramond appelle La Balue. Lui, ne jouait jamais que Francois Ier, Charlemagne, Cyrus, Annibal, Napoléon, Washington ou le négus. Elle, était la prêtresse du plus haut idéal, l’écuyère du sentiment piaffant et de tous les feux du baiser, l’archivestale.
Pour faire accepter son manuscrit, La Balue joue de la vanité des interprètes, en faisant miroiter l’importance ou la longueur des rôles ; offrant à l’un ou à l’autre le rôle de Louis XIV et de Lavallière, sans égard au sexe de ses personnages.
Et le Trust de l’Idéal se termine par les conseils du directeur à La Balue, dont il refuse la pièce mais qu’il engage cependant à écrire une vraie grande œuvre.
— Je vous parle sincère, abandonnez tout ça, ces fantaisies d’artistes. Écrivez maintenant un rôle sérieux, un rôle ! — c’est-à-dire pour moi seul, non pas comme celui-ci. Je parle d’un rôle dans ma corde.
— Et lequel ? demande l’auteur.
Alors, après un moment de réflexion, le grand acteur-directeur répond simplement :
— Dieu.
L’auteur-directeur, dans l’esprit de la définition précédente, est celui qui s’écrit une pièce, qui se la lit, se la reçoit, se la monte et se la fait jouer. Il n’est pas besoin non plus de méditer longuement cette proposition pour en déduire que l’auteur dramatique chargé de toutes les responsabilités de son inspiration, et portant le poids de toutes les nécessités théâtrales, va courir le grand danger de convertir le commerce de son esprit en commerce tout court et d’être lui-même un négociant, enfin de ne se servir de son théâtre que pour des fins de plus en plus industrieuses.
Et voici également le portrait de ce genre de directeur-auteur-entrepreneur. Nous l’appellerons M. Y…
De même qu’il a donné tout le divertissement qu’on pouvait espérer de lui, M. Y… a fait tout le mal qu’il pouvait faire. Il écrira cent pièces encore, étant jeune et tenace au labeur. Les unes auront beaucoup de succès, les autres en auront moins, selon le hasard de la donnée heureuse ou non, d’un rôle bien ou mal accommodé au talent d’un acteur, selon la lunaison propice ou funeste de la mode parisienne ; mais aucune ne sera un plaisir nouveau ni un nouveau fléau ; on en peut tout attendre, hormis l’inattendu.
Et quel nous apparaît-il ? Le médiocre parfait. Le médiocre absolu, le médiocre idéal avec tout ce qu’il peut y avoir dans la médiocrité d’élégance, de joliesse, de sourire, d’esprit et de bel air. Il a de l’ingéniosité, il n’a pas d’invention. Il a de l’artifice, il n’a pas l’art. Il a la combinaison, il n’a pas la trouvaille. Il a la curiosité, il n’a pas l’observation. Il sait l’emploi qu’on peut faire, pour « amener » une « situation », des passions, des caractères, des incidents surtout, mais il ignore la sincérité des passions, l’intensité des caractères, et ses incidents tragiques ou comiques sont des anecdotes. Quand M. Y… se hausse à la douleur, à l’amour, à la vertu, au patriotisme, ou plus simplement à l’honnêteté, il se sublimise jusqu’à croire que Shakespeare, sans aucun doute, n’a dû son génie qu’à un metteur en scène.
Et cependant, en dépit de la rigoureuse ressemblance de ce portrait, malgré l’ombre déshonnête et humiliante que jette sur le théâtre l’écrivain entrepreneur de spectacles, il faut reconnaître et déclarer que l’auteur est le maître d’œuvre, le seul créateur dans le théâtre et que sa direction est la seule qui soit complètement justifiée.
Même quand il n’administre pas un théâtre, c’est tout de même l’auteur qui donne son sens et son orientation à la profession. Quel que soit son talent ou son inspiration, celui qui écrit l’œuvre est le véritable chef.
C’est lui qui suscite, élève l’acteur et pourvoit à ses besoins, qui détermine le metteur en scène et réforme le théâtre. Il est le point de départ de toutes les influences efficaces ou marquantes : théories, révolutions, écoles ou innovations en matière dramatique sont directement ou indirectement le fait de l’auteur. C’est par Gogol et Tchekhov, en Russie, que Stanislawski trouve son réalisme ; par Zola, Oscar Méténier et les Goncourt qu’Antoine a instauré et pratiqué le naturalisme. C’est par Shakespeare que Gordon Craig a rénové le sens de la mise en scène et de la décoration ; par Wagner qu’Adolphe Appia a créé sa conception de la mise en scène fondée sur l’expression musicale. C’est aux auteurs d’aujourd’hui que nous devons nos conceptions actuelles, nos théories et nos idées dramatiques.
Délégué par l’excellence de ses dons ou par cette suprématie du talent qui définit le génie, l’auteur prend naturellement son rang, et tous les autres directeurs ne sont alors que des suppléants au vrai titulaire, à la fonction créatrice. « Les institutions, a dit un philosophe, ne sont que l’intérim des hommes de génie. » On peut en dire autant des directeurs de théâtre. L’écrivain est l’élément principal et actif et le véritable directeur : « Au commencement était le verbe. »
Parlons, maintenant, du directeur-metteur en scène. Dans la salle déserte, seul au milieu de ce glacier en velours des fauteuils vides, un homme est assis, attentif jusqu’à la crispation, tout sens, tout entendement et toute sensibilité aussi ; penché vers la scène où répètent les comédiens, les yeux fixés sur ce trou béant, sans décors et presque sans lumière, où évoluent des gens disparates d’humeur et de vêtements, le sourcil contracté, l’oreille tendue pour écouter un texte encore imprécis dans son émission ou dans sa compréhension, à peine teinté du sentiment où le poète l’a écrit, et presque aussi incolore que les visages, cet homme est le metteur en scène.
Dans les limbes où se préforme le spectacle, dans cette lente organisation où se composent les linéaments de la représentation, où l’œuvre se préfigure, où le ferment dramatique travaille mystérieusement, il surveille, avec patience, avec discernement, avec une singulière tendresse, les nombreux éléments épars qu’il a choisis et rassemblés pour animer l’œuvre de l’auteur, activant les uns ou modérant les autres suivant leur paresse ou leur vivacité, mais les laissant cependant dans une liberté nécessaire à leur vie personnelle et à leurs réactions, pour les acheminer doucement vers une composition dont l’expression définitive n’apparaîtra que dans leur union parfaite devant le public. Ce métier s’exerce par une intuition, une détection, une prémonition spécifiques, une spéciale alchimie dont les éléments de transmutation sont faits de mots, de sons, de gestes, de couleurs, de lignes, d’évolutions, de rythmes et de silences, et aussi de cette impondérable matière dont sont tissus les sentiments qui vont habiller et revêtir l’œuvre de son rire ou de son émotion.
Jardinier des esprits, médecin des sentiments, horloger des paroles, accoucheur de l’inarticulé, ingénieur de l’imagination, cuisinier des propos, régisseur des âmes, roi du théâtre et valet de chambre de la scène, escamoteur ou magicien, essayeur et pierre de touche du public, conférencier, diplomate, économe, nourrice ou chef d’orchestre, peintre et costumier, exégète, intransigeant ou opportuniste, convaincu et hésitant, on a cent fois tenté de le définir, mais il est indéfinissable, car ses fonctions sont indéfinies. Tout amour et toute tendresse pour ceux qu’il a choisis ou pour l’œuvre qu’il travaille, son souci est seulement de voir poindre, en se haussant, cet au-delà miraculeux qui s’exprime par la réussite.
Mettre en scène, c’est vivre dans les affres de l’oppression et les délices de l’angoisse. C’est, dit Paul Valéry, « la tragédie de l’exécution ». Le metteur en scène, quand il est directeur, choisit d’abord la pièce, distribue les rôles à des acteurs de sa prédilection, fait dessiner ou dessine les maquettes des décors et des costumes dont il surveille la réalisation, tandis que, simultanément, il organise et dirige les répétitions. Il compose les entrées et les sorties des comédiens, les déplacements sur la scène, cette espèce de danse que sont les mouvements exécutés durant le jeu. Il règle les bruits de coulisses, la musique, et distribue sur le spectacle la lumière : bref, il ordonne d’ensemble et en détail tous les gestes et toutes les particularités de cette cérémonie complexe, redoutable et délicieuse que sera la représentation. Détourner les esprits, incliner les cœurs, mettre en état l’humain et le sensible jusque dans l’inanimé : révéler l’inexprimé et même l’inexprimable, constamment provoquer et attendre, tâtonner avec science, concilier et réconcilier, opposer, créer la ferveur dans l’irritation, échauffer l’indifférence, affaiblir la force, conjuguer l’inégal, harceler, encourager, subir, apprivoiser, susciter, aplanir — il n’est pas un métier ou une technique dont on ne puisse employer les termes pour exprimer un aspect de cette activité.
Mettre en scène, c’est gérer les biens spirituels de l’auteur, en tenant compte des nécessités temporelles du théâtre.
C’est se placer du point de vue d’un soir et du point de vue de l’éternité.
C’est étudier comme une formule magique le texte d’une pièce, et pratiquer de concert avec son auteur la nécromancie. C’est le contraire de la critique : ballottés d’un côté par des lois, des règles, et de l’autre par leur plaisir, ces messieurs de la critique vivent dans le théâtre en essayant d’une main de mesurer ce plaisir à une vieille toise et en visant la pièce de l’autre main, avec une vieille jumelle marine. Mettre en scène, c’est exactement le contraire : c’est chercher constamment des raisons d’admirer et d’aimer.
C’est vivre selon les règles du poète.
C’est une manière de se comporter avec les dieux de la scène, avec le mystère du théâtre.
C’est une façon d’être honnête et aimable dans l’art de plaire. Et c’est aussi, quelquefois, se tromper.
Autrement dit, le metteur en scène est une manière d’amoureux qui tire son talent, son invention et la joie de son travail, du talent, de l’invention et de la joie qu’il emprunte aux autres ou qu’il suscite en eux.
Que de soins et que d’amour !
Mettre en scène, c’est, avec patience, avec modestie, avec respect, avec angoisse et délectation, aimer et solliciter tous les éléments animés ou inanimés, êtres et choses, qui composeront le spectacle, les incliner vers un certain état. C’est provoquer et attendre le mystère de leur efficacité interne, de leur présence ou de leur incarnation dramatique.
Dans ce costume de la pièce qu’est le décor, bois, peinture, clous et lumière, par exemple, ne sont pas, comme on pourrait le croire, des choses mortes, des éléments inorganiques, mais de redoutables entités dont la bienveillance ne s’accordera à l’œuvre et aux interprètes que par un accord secret et longuement prémédité.
Et cette communion spirituelle entre la matière et le verbe se renouvelle et se complète avec les comédiens.
Mettre en scène, c’est, avec amabilité, aider les acteurs qui s’exercent pour la mémoire, jusqu’à ce que le texte, par ce massage patiemment renouvelé de la répétition, se dépouille de son sens livresque et s’imprègne de leur sensibilité.
C’est rendre l’acteur ou l’actrice « confortables », et les moyens d’y parvenir. C’est une manière de commander et d’aimer une troupe.
C’est encore ravitailler, alimenter, sustenter dramatiquement les comédiens, les encourager et les satisfaire, leur trouver un régime ou une diète scéniques ; c’est constituer et créer cette famille qui se recomposera à chaque pièce suivant une parenté nouvelle et qu’on appelle une troupe. Une troupe qui répète est une famille dans l’intimité. C’est même, à ma connaissance, la plus parfaite réalisation de la famille et c’est pour cela qu’il est si blessant pour nous de voir des curieux assister à une répétition. La présence d’un étranger dans une salle où répètent les comédiens est non seulement inopportune, mais quasi impudique.
Mettre en scène enfin, c’est servir l’auteur, l’assister par une totale, une aveugle dévotion qui fait aimer son œuvre sans réserve. C’est trouver ce ton, ce climat, cet état d’âme qui a présidé chez le poète à la conception, à son écriture, source vive et flux qui doit atteindre et innerver le spectateur et dont l’auteur lui-même n’a parfois ni science ni conscience. C’est réaliser le charnel par le spirituel. C’est une manière d’agir avec une œuvre, avec les lieux et les ornements dont on dispose pour la monter, avec les interprètes qui la joueront, avec le poète qui l’a conçue ; enfin, — et c’est ici le dernier point — avec le public à qui elle est destinée. Chargé d’affaires du public, le metteur en scène veille aux rapports de la scène et de la salle, du spectacle et des spectateurs. C’est lui qui abouche les interprètes et les auditeurs : faire voir et faire entendre.
Il organise cette zone, ce lieu géométrique où acteurs actifs et passifs, la scène et la salle se rejoignent, où le spectateur pénètre l’interprète et s’identifie à lui par ses propres qualités d’acteur, et où l’interprète satisfait ce besoin qu’il a de s’éprouver et de se délivrer en se reflétant dans celui qui le regarde et l’écoute ; il organise et utilise l’attention pour une mystérieuse conjugaison, une communion où le mimétisme de l’acteur et celui du spectateur s’équivalent et se satisfont. Entre la salle et la scène, il prévoit et ordonne la réceptivité et l’émission.
Jean Giraudoux, l’auteur de la Guerre de Troie n’aura pas lieu…, dit modestement que l’auteur ne fait pas sa pièce, mais que c’est le public qui la fait avec les éléments que lui fournit l’auteur. « Le public, dit-il, entend et compose à son gré, suivant son imagination et sa sensibilité. » Et il compare une œuvre dramatique à une pièce de faïence que l’on a peinte de couleurs fausses et dont les vraies couleurs et le dessin achevé n’apparaissent qu’après la cuisson ; cette épreuve du feu, c’est l’achèvement par la réalité qu’est le contact avec une audience.
Et en tentant de définir ce rôle du metteur en scène, sur lequel on ne cesserait pas, non plus, d’épiloguer, j’éprouve plus que jamais la vérité de cette affirmation qu’il est plus aisé de bien faire son métier que d’en bien parler.
En résumé, et pour ma part, la mise en scène est un tour de main, un tour de l’esprit et du cœur, un comportement de la sensibilité où doit entrer tout ce qu’il y a d’humain. Pas plus, ni moins.
Il n’y a pas de théorie de la mise en scène et il ne saurait y en avoir car les théories sont le fruit de l’expérience et au théâtre aucune expérience ne se renouvelle.
Il y a deux sortes de metteurs en scène : ceux qui attendent tout de la pièce, pour qui l’œuvre est essentielle, et ceux qui n’attendent rien que d’eux-mêmes et pour qui l’œuvre est une occasion.
Il y a deux sortes d’ouvrages dramatiques et deux sortes d’auteurs.
Il y a d’abord le théâtre théâtral ou spectaculaire, celui qui donne toute l’importance au jeu, au rythme, à la musique, aux lignes, aux couleurs, aux yeux ou à l’acteur, c’est-à-dire au spectacle, et dans lequel le metteur en scène peut s’en donner à cœur joie.
Dans ce théâtre théâtral, on peut ranger les mimes de la décadence romaine, une partie du théâtre de la foire, le ballet, une bonne part de l’opéra, et toute l’opérette, la féerie et le mélodrame, toutes les productions où l’acteur, le chanteur, les décors, les machines, sont l’essentiel du divertissement.
Et il y a le théâtre des dramaturges et des poètes qui fait de l’art dramatique un genre littéraire au premier chef ; celui qui donne l’importance au texte et n’admet que par surcroît et comme complément les éléments spectaculaires.
Le théâtre littéraire, ce sont les tragiques grecs Eschyle, Sophocle, Euripide, Sénèque ; l’humanisme renaissant avec Shakespeare ; le classique avec Corneille, Racine, Molière ; puis Marivaux, Beaumarchais, Musset ; ces cimes de l’art dramatique qu’un de nos metteurs en scène a définies un jour, dans un mouvement d’irritation, sans doute : « Les gens de lettres qui écrivent pour le théâtre ».
Il y a des œuvres durables et d’autres saisonnières. La mode préside toujours à leur écriture et à leur conception ; mais, lorsqu’elles atteignent une généralisation où seul l’humain est en question, ce sont des œuvres classiques.
La mise en scène est ici interne, c’est-à-dire que le travail du metteur en scène sera de surveiller la façon dont la pièce se comporte par rapport à ses suggestions et d’incorporer à l’œuvre ses inventions sans qu’elle en soit altérée ou déformée.
Dans le théâtre spectaculaire, au contraire, la mise en scène est externe : les inventions, les apports, baignent l’œuvre. Le texte n’est plus, ici, qu’un prétexte ou un support à l’acteur, aux jeux de scène, aux décors et le metteur en scène, empruntant surtout au magasin d’accessoires du théâtre, ou à celui de son imagination, rivalise souvent avec le conducteur de cotillon.
La tendance naturelle d’un metteur en scène est de voir les œuvres qu’il choisit et qu’il monte sous un biais particulier qui est l’indice de son tempérament dramatique, et de refaire les pièces.
Presque tous les metteurs en scène, après quelques années de modestes et parfaits services, rêvent de donner enfin leur mesure, à la grandeur de leur imagination. Et, comme l’apprenti qui se croit passé maître, comme ce cordonnier que le peintre Apelle rappelait à l’ordre en lui conseillant de ne pas critiquer au-dessus de la chaussure, ils sont pris du désir violent de refaire les chefs-d’œuvre et d’exprimer enfin, à cette occasion, les conceptions personnelles qu’ils ont acquises.
En illustration de cette déformation professionnelle, je veux citer une phrase qu’on a pu voir imprimée à propos de la mise en scène au cinéma du Songe d’une Nuit d’Été. C’est un des plus grands metteurs en scène qui l’a écrite :
« Le rêve de ma vie était de monter une œuvre sans que rien vînt gêner mon imagination. »
Cela n’est déjà pas mal pour un homme dont la profession est de servir les autres. Mais il ajoute :
« J’ai posé comme condition que cette œuvre représenterait Shakespeare, et rien que Shakespeare. »
Vous sentez, j’espère, dans cet aveu, et l’hommage qu’il a voulu faire à Shakespeare, et l’opinion qu’il a comparativement de lui-même. Et, par là-dessus, il conclut :
« Mon rêve vient de se réaliser. »
Ce rêve était à votre disposition dans les salles parisiennes de cinéma. On y voyait Shakespeare, à l’usage des calendriers du nouvel an que distribuent les P.T.T.
Un confrère, assez enclin à cette professionnelle présomption, devant la pénurie actuelle d’œuvres dramatiques, en est arrivé à faire lui-même ses pièces.
Comme je lui demandais la façon dont il travaillait : « le plus difficile pour moi, dit-il, c’est la mise en scène. Une fois que la mise en scène est faite, j’écris la pièce très facilement. »
Il ajouta : « Mon cher, il n’y a là rien d’étonnant ; puisqu’on écrit une mise en scène sur un texte, pourquoi ne pourrait-on pas faire un texte sur une mise en scène ? »
Le plus grand metteur en scène n’égalera jamais dans ses réalisations, les rêves, les imaginations du plus humble de ses spectateurs.
En réalité, une pièce fait sa mise en scène elle-même : il suffit d’être attentif et point trop personnel pour la voir prendre son mouvement, travailler les acteurs : agissant sur eux, mystérieusement, elle les éprouve, les grandit ou les diminue, les épouse ou les rejette, les nourrit, les déforme et les transforme. Dès qu’on commence à la répéter, une vraie pièce s’anime comme le bois travaille, comme le vin fermente, comme la pâte lève. Elle prend son élan et, peu à peu, semblable à l’apprenti sorcier, le metteur en scène effrayé, ravi et impuissant à la fois, la voit se mouvoir avec les interprètes qui s’animent, et assimiler, rejeter ou emporter comme fétus de paille toutes ses indications dans une sorte de naissance et d’éclosion véritables.
Il y a, dans le métier de metteur en scène, un mal d’immodestie qui finit par atteindre les plus sincères d’entre eux. Cette liberté de travailler librement dans les œuvres des autres, d’y patauger, de les tripatouiller et de les refaire, est un phénomène couramment observable, et, après quelques heures de conversation avec soi-même ou avec un confrère, il faut avoir la tête bien faite et le pied solide pour ne pas être pris de ce vertige ou, persuadé de ce que l’on veut croire, on est près de conclure que Shakespeare ou Gœthe n’entendaient rien au théâtre. Le grand art dramatique est mystère.
On peut parler avec certitude de grande œuvre dramatique quand le metteur en scène, en toute bonne foi, s’avouant qu’on pourrait construire ou écrire autrement la pièce, n’a cependant plus rien à dire ; quand, malgré toute l’envie qu’il a de refaire la pièce, il l’accepte à peu près telle qu’elle est écrite. Et, en exemple de cette définition, je vous dirai ce propos d’un autre metteur en scène à qui je demandais ses projets et qui me confia qu’il était désespéré, car il venait de travailler sans résultat, pendant deux mois, sur le Malade Imaginaire. Comme je m’étonnais, il me dit :
— Oui, je viens d’y passer tout mon été. J’ai cherché des éclairages en dessus, en dessous, de côté ; j’ai cherché le décor, les mouvements de scène. Il n’y a rien, rien à faire, tout est fait… c’est la pièce parfaite… c’est du génie.
C’est le même homme, d’ailleurs, qui me définissait un jour sa conception de la mise en scène en déclarant :
— Moi, mon rôle commence, la pièce m’intéresse au moment où le texte finit.
Et j’ai entendu l’un des plus grands d’entre nous déclarer un jour, dans un mouvement de révolte et de dégoût :
— J’en ai assez ! Toutes les pièces sont les mêmes. Mon travail me fatigue et m’écœure. Je suis plus grand que ce que je fais.
C’est à ce propos qu’il faudrait faire l’éloge de la contrainte et de l’insuccès au théâtre et distinguer aussi de cette allégresse intérieure nécessaire au travail, le goût de se faire plaisir à soi-même.
En général, le metteur en scène, suivant son tempérament, monte les pièces qu’il éprouve, qu’il aime, et déforme la plupart des autres selon son imagination.
Ce n’est pas par goût du dénigrement que je parle ainsi, mais dans le dessein de caractériser tout ce qui peut être obstacle à la production dramatique.
En l’absence du talent ou du génie, la forme la plus souhaitable de direction, la meilleure organisation théâtrale est la chorégie, dont nous nous sommes tant éloignés depuis les Grecs et que nous voyons réapparaître dans certains pays neufs. Organe de coordination entre les éléments professionnels ; ordonnateur de la cérémonie dramatique, le directeur est ici le véritable mandataire du public. Suscité et désigné par le peuple, protégé, aidé et encouragé par l’État, il agit au nom de la collectivité et retrouve son vrai rôle social.
Si l’on excepte aujourd’hui nos théâtres subventionnés, cet homme public qu’est le directeur a une charge publique, mais aucunement officielle. Cet éducateur chargé des plaisirs de la masse n’a aucune obligation envers elle et n’est nullement soutenu. Le théâtre est toujours la sécrétion d’une civilisation ; la société, dans sa forme actuelle, a le théâtre qu’elle mérite, car l’art est la fleur et le fruit de la politique.
Un directeur de théâtre est un citoyen qui, muni du bail d’un théâtre, du moment qu’il respect les traités rigoureux de la Société des Auteurs, qu’il paye à l’Assistance publique et à l’État les taxes que ceux-ci viennent prélever — par précaution — jusqu’à ses guichets, qu’il satisfait plus ou moins à tous les devoirs dont jouissent ses concitoyens, a le droit, avec un casier judiciaire surchargé, de donner au public des spectacles étagés entre la danse du ventre chaste ou lascive et la représentation la plus ésotérique des tragiques grecs.
Ce qui veut dire qu’un directeur de théâtre exerce une profession libérale, « profession dans laquelle l’intelligence a plus de part que la main », dit le dictionnaire, et que cette mission redoutable et culturelle n’est même pas contrôlée par l’État, lequel ne se soucie que d’exiger 12 % du chiffre d’affaires de ce commerçant. Il ne faut donc pas s’étonner que la profession soit accessible aussi bien aux négriers qu’aux autres citoyens et qu’il s’y rencontre des personnages qui n’honorent personne.
Donc, cette cérémonie qu’est une représentation et qu’on trouve à l’origine de l’humanité, d’où sont nés des religions et des cultes, dont l’histoire même atteste l’importance, le théâtre, ne bénéficie même pas de la protection ou du contrôle qu’on accorde aux huissiers, aux produits agricoles, aux médecins ou aux pharmaciens, et la police exige d’un marchand forain ou d’un montreur d’ours des références qu’on ne demande pas à un directeur de théâtre.
Il y a un ordre des avocats, une chambre des notaires, il existe pour la plupart des métiers des syndicats ou des chambres patronales mais il n’y a pas d’ordre dramatique. La corporation théâtrale est encore à organiser.
On éprouve quelques inquiétudes de l’espèce d’impossibilité d’organisation qui règne chez nous et du désordre organique qui s’y perpétue.
Certes, le théâtre a toujours été, comme la galanterie, régi par des législations à retardement ou capricieuses, des arrêtés ou des décisions souvent arbitraires et d’un parfum très féodal. Mais ballotté longtemps entre l’humeur du Prince et la rigueur de l’Église, le théâtre se voit encore aujourd’hui malmené par l’Assistance Publique, successeur des frères mendiants.
Depuis quelques années déjà, une série d’organisations, de sociétés, d’associations, de syndicats ou groupements divers, se sont constitués en vue d’aplanir les difficultés, en un mot de guérir tous nos maux professionnels. Et voici que pour trancher ces nœuds gordiens dramatiques, pour résoudre ces énigmes du sphinx, pour redresser les torts du théâtre et défendre enfin Thalie et Melpomène, se sont élevées une nuée de sociétés, dont la liste incomplète et prise au hasard rappelle une énumération de Rabelais. Qui ne serait tranquille en effet désormais en songeant que le théâtre a pour le défendre de nos jours : l’Union Foraine de Paris, l’Union des Artistes de Langue Française, le Syndicat des Artistes musiciens de Paris, l’Union artistique de France, l’Union théâtrale des grands hôtels, la Société des Spectacles Modernes, l’Association des Comédiens Combattants, l’Association de la Critique Dramatique et Musicale, l’Association des Artistes Lyriques des théâtres, l’Association Professionnelle des Directeurs de théâtres de province, l’Association des médecins de théâtres, l’Association de secours mutuels des artistes dramatiques, la Boîte à Sel, association des contrôleurs de théâtre, l’Association Amicale des Administrateurs de Théâtres et Spectacles de Paris, les Prévoyants du Théâtre, les Amis du Châtelet, ceux de l’Odéon, la Société des Habilleuses, la Société des Auteurs et Compositeurs dramatiques, la Société des compositeurs et éditeurs de musique, l’Amicale des Régisseurs de théâtre, le Syndicat des machinistes et des ouvreuses, la Société du théâtre ambulant, la Société des auteurs, la Société internationale des Artistes interprètes, la Société du Casino de Vichy, l’Association des Spectateurs, l’Association des Directeurs, sans compter tous ceux que j’oublie, ce dont je m’excuse ?
C’est parce que dans chacun de ces groupements le problème a été posé sous un aspect fragmentaire, ou sous un angle d’incidence réduit, que l’intérêt même de la profession s’y trouve dispersé et que les efforts de tous ces partisans desservent leur cause bien plutôt qu’ils ne la soutiennent.
Cette dispersion, cette fragmentation des intérêts de la profession, cette désorganisation organisée en toute bonne foi, ce désordre dans lequel se trouvent actuellement les diverses classes de l’art dramatique, groupées soigneusement et jalousement séparées, et qui ont fini par opposer leurs intérêts les uns aux autres ; ce chaos, disons le mot, est la conséquence d’un sens d’organisation sociale à politique étroite, dont les résultats s’avèrent aujourd’hui, non seulement dans le théâtre, mais dans bien d’autres domaines, nettement déficients.
Cette décomposition du corps théâtral s’est déclarée du jour où une manière de syndicalisme a soufflé à son tour sur le théâtre, comme ailleurs, et où un chacun s’est mis à penser tout seul, à prendre conscience de ses droits, en oubliant ce qu’on a l’habitude d’appeler sévèrement ses devoirs, c’est-à-dire le plaisir, le goût, la vocation, l’amour de son métier.
L’État théâtral est devenu une champignonnière de syndicats.
Dans aucun de ces groupes il n’y a de préoccupation vraie du métier, et la notion professionnelle dépouillée de ce qu’elle a de plus noble, noyée dans une série de revendications et de buts particuliers, atteint la plénitude de son expression avec la plus entière bonne foi, dans une série de réclamations sordides.
Or, par une étrange ironie, le statut essentiel de chacun de ces organismes, je veux dire de tous, pourrait ainsi s’énoncer :
1o Renouer les liens de solidarité et de fraternité ;
2o Faciliter l’exercice de la profession ;
3o Soutenir et défendre les intérêts matériels et moraux de ses membres.
Pas une clause cependant qui ne menace quelqu’un, qui ne vise un autre groupement en cherchant à contrarier sa force ou à modérer son action ; chacun retranché férocement dans ses intérêts, on n’aperçoit plus qu’une forêt de défense, un maquis d’embûches, un hérissement de protection entre gens de même métier, c’est-à-dire dans une « association entre personnes qui exercent une même profession et qui ont des devoirs et des privilèges communs ». La définition de la corporation arrive à exprimer et à dire catégoriquement le contraire de ce qu’elle devrait être.
Trois d’entre ces groupements dominent naturellement les autres et ont acquis une puissance qui est fonction de leur ancienneté. C’est, par ordre d’importance, l’Union des Artistes, l’Association des Directeurs et la Société des Auteurs — celle-ci, la plus ancienne et la plus puissante — qui représentent assez bien à leur façon le tiers état, le clergé et la noblesse des théâtres.
L’Union des Artistes a pris naissance après la guerre dans le sein de la C.G.T. Elle milite seulement pour la prospérité matérielle de ses adhérents qui, se plaçant sur un plan d’égalité dans une profession dont l’exercice implique au contraire le choix et l’excellence, s’interdisent par un étrange scrupule toute tendance artistique. Elle se trouve aujourd’hui compter sur 6 000 membres, 4 000 chômeurs qui paralysent son action. L’Union des Artistes, dans le corps théâtral, n’est efficacement rien, et, comme le tiers état, elle pourrait être tout.
L’Association des Directeurs, groupe flottant et incomplet, prend dans cette comparaison le rang du clergé, et l’on n’en justifierait les raisons que dans l’arbitraire du titre et de la fonction.
La diversité de leurs exploitations, les craintes incessantes d’un métier qui s’égale à celui du nautonier à travers les orages, les caprices de la fortune ou de la chance qu’ils subissent, le contrat draconien de la Société des Auteurs qui jugule leur activité, les charges exorbitantes dont l’État et l’Assistance Publique les accablent, laissent ses membres soucieux et résignés dans une sorte de « société amicale » un peu molle, une coterie d’affectueuse détente, sorte de cercle qui n’est ni obligatoire ni limité comme la chambre des notaires, ni rigoureux comme peut l’être l’ordre de la Légion d’Honneur.
Le troisième groupe, le plus puissant, celui qui est à juste titre la noblesse du théâtre, c’est la Société des Auteurs, fondée par Beaumarchais et dont tous les auteurs, par force d’intérêt, sont contraints de faire partie. Elle a atteint ce résultat magnifique de pouvoir contrôler, à la suite de l’État et de l’Assistance publique, toutes les salles de spectacles et de faire prélever les droits de ses membres en pourcentages sur les recettes, leur assurant d’autre part une sécurité, une protection et des avantages matériels et moraux considérables. Mais, malgré sa bonne volonté, ne pouvant à aucun moment épouser les variations commerciales de l’industrie théâtrale, elle n’est au demeurant qu’un modèle de société fermière de perception. Heureuse et prospère ! Je ne crois pas, en pensant à Beaumarchais, qu’aux vertus singulières qu’elle exige des directeurs, il y ait beaucoup de ses membres qui aient envie d’être exploitants.
Dans le champ d’un triangle, assis chacun à un sommet, acteurs, directeurs et auteurs regardent en augures, impartiaux et passionnés à la fois, les problèmes les plus divers s’y écraser, s’y concasser, comme un train de voyageurs ou une théorie d’avions — c’est le jeu des jonchets — et chacun cherche dans cet amas de bois cassé à tirer sans rien y déranger, sans attirer l’attention des autres et sans risques, l’épave dont il fera provende ou la brindille qui servira à son nid.
Il faudrait plus de place qu’il n’en est mesuré ici pour faire une étude et une critique juste et complète de ces trois corps constitués, pour montrer entre eux le manque total de lien et de liaison, pour expliquer comment chacun travaille obligatoirement dans un sentiment de défense, comment la force des choses a créé l’égoïsme des partis, et que la passion pour la chose théâtrale est aujourd’hui parmi eux morte, ou plutôt inutilisée.
N’est-ce pas peut-être à cette destruction du sens de la corporation, à l’absence de confraternité et de solidarité, à l’oubli de l’affection professionnelle, à la mort de la passion pour la chose théâtrale, que l’on doit imputer le sentiment de malaise et de crise qui nous fait prendre pour un mal véritable les vicissitudes de notre métier ?
Ce qu’il faudrait envisager, ce sont les intérêts professionnels véritables, ceux qui font du théâtre une carrière et non un métier, un édifice public et non une boutique, et qui placent notre profession dans la cité et dans l’État : c’est le théâtre considéré dans ses nécessités techniques, urbaines et nationales. Ces trois adjectifs suffisent à l’établissement d’un programme.
Ce que j’ai dit n’est pas le résultat de longues investigations, mais plutôt de cette pensée en action qu’est l’exercice quotidien d’une profession. L’état de choses actuel n’est pas à critiquer ; il faut l’admettre par raison, par hygiène sociale, par discipline. Mais si cependant les griefs, les difficultés, les impossibilités continuent à s’accumuler autour de nous, si nous tombons d’accord que les choses pourraient aller mieux, il est de l’intérêt de tous d’en chercher loyalement les causes, et de se dépouiller de l’intérêt particulier pour atteindre au général.
Je ne crois guère aux changements soudains et profonds. Le danger lui-même, quand il réunit les adversaires, ne leur laisse pas la présence d’esprit nécessaire, et je ne suis pas assez fort pour avoir la sagesse de trouver une solution ; mais, dans la carence actuelle où nous nous trouvons, je crois que seules les décisions ou les évolutions politiques peuvent quelque chose pour modifier la situation du théâtre.
Le théâtre est aujourd’hui une affaire d’État. Reste à savoir si l’État veut s’occuper des affaires du théâtre.
L’importance de cette industrie est d’intérêt public : son art, sa propagande, son influence sur la culture et sur l’éducation, le calme et le confort qu’elle peut apporter à des moments troubles, ont déjà été l’objet de soins attentifs dans d’autres pays où le théâtre est moins grand que chez nous.
Ne serait-il pas possible que l’État, ne bornant pas sa sollicitude aux chemins de fer et aux compagnies de navigation, puisse d’ici quelque temps accorder quelque attention à un ordre d’entreprises que d’autres nations n’ont pas trouvé beaucoup moins nécessaire pour le peuple que le pain ?
Il faut que l’État travaille à la reconstitution d’une corporation du théâtre.
Et s’il y avait une conclusion à tirer, je voudrais que ce fût l’éloge du professionnel.
Être professionnel, c’est être authentique. C’est la seule façon d’être vrai, de posséder et de pratiquer une vertu de vérité. Car rien ne compte que ce qui est vrai, c’est-à-dire qui a une attache, un lien, une racine, rien ne compte que ce qui est sincère.
Il y a dans notre époque, parmi tant d’autres erreurs sur lesquelles nous vivons, un mensonge social qui accorde au relatif et au contingent une véritable authenticité. À cause de je ne sais quelle commercialisation ou quel industrialisme, l’intermédiaire, le revendeur et le directeur passe-partout ont pris le pas sur l’artisan.
Il serait peut-être temps qu’on s’en aperçoive, non que je désire humilier personne, mais afin que se rétablisse une juste équité, que ceux-là mêmes qui sont les ouvriers véritables reprennent conscience non seulement de leur dignité, mais aussi de leurs droits. En admettant plus longtemps que les soi-disant organisateurs — les marchands du temple — soient rois dans le royaume des travailleurs, nous risquons de tout compromettre.
Dans ce court espace de temps qui nous est réservé et qui s’appelle la vie, il est temps que ceux dont la sincérité et la vocation cherchent à s’exprimer non pour des fins de lucre ou de gloire, mais pour la satisfaction plus légitime de leurs goûts et de leur désir de perfection, retrouvent une sérénité, une tranquillité nécessaires à leur paix intérieure et à leur équilibre, comme à l’équilibre social. Il est temps que le professionnel soit séparé, encouragé et protégé par la société pour laquelle il travaille et que l’État reconnaisse déjà un peu les siens.
Quant à moi, notre situation fût-elle plus menaçante ou plus misérable encore, je m’en consolerais en songeant que l’époque dans laquelle on a la joie de peiner pour un métier qu’on aime est encore la meilleure, prenant au surplus à mon compte l’épigraphe de Diderot : « Si ces pensées ne plaisent à personne, elles pourront n’être que mauvaises. Mais je les tiens pour détestables si elles plaisaient à tout le monde. »