Réflexions du comédien/Beaumarchais vu par un comédien

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Éditions de la Nouvelle Revue Critique (p. 49-83).

BEAUMARCHAIS VU PAR UN COMÉDIEN

Je n’ai qu’un métier ; je n’ai été et je ne suis qu’un homme de théâtre. Je tiens à ne pas donner à ceux qui font profession d’écrire prétexte à m’accuser de concurrence, c’est-à-dire d’incursion importune dans le domaine de la critique littéraire, d’autant que je reconnais bien volontiers n’avoir pas à juger au delà de mon métier. C’est uniquement de ce biais que je considère la littérature dramatique. Je vais donc essayer de vous conter aussi fidèlement que mes souvenirs me le permettront l’histoire de mes rapports avec Beaumarchais.

J’espère que le parti pris qui est le fond de ma nature — et qui me semble légitime, car on ne peut vivre sans prendre position — ne me fera pas tenir une fois encore pour médisant ou calomniateur.

Ma première rencontre avec Beaumarchais date de ma douzième année peut-être. Beaumarchais était un auteur dont je ne situais pas très bien le nom. Je me souviens d’avoir acheté clandestinement pour la modique somme de soixante-quinze centimes, une brochure illustrée du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro. Enfermé dans ma chambre, à demi assuré sur l’audace de cette lecture qui me paraissait cependant défendable parce qu’elle se présentait sous le couvert d’une collection classique, je lus l’une et l’autre pièce avec avidité et il me reste de cette première impression le souvenir confus de personnage galants et poudrerizés, assez semblables à ceux dont certains camarades m’avaient rapporté à mi-voix les exploits durant les récréations, et dont ils avaient fait connaissance dans un roman parfaitement interdit dans les collèges, qui s’intitulait « Le Parc aux Cerfs de Louis XV ».

Il ne se peut pas, si vous avez été au collège, que vous n’ayez entendu parler de cet ouvrage classé par le Vatican aussi bien que par la Bibliothèque Nationale dans ces lieux qu’ils appellent indifféremment l’un et l’autre l’Enfer.

J’évoque assez bien, à distance, l’étrange et voluptueux émoi que me procura cet androgyne, ce délicieux Chérubin dont Beaumarchais efface le sexe par le moyen traditionnel et théâtral du travesti, ce personnage au nom gracieusement céleste, si troublant pour le cœur et l’esprit des autres adolescents par le rayonnement mystérieux de sa nature, et que la représentation devait me préciser plus tard d’une façon plus savante encore, lorsque je vis sous les traits de ce jeune garçon les actrices les plus fémininement séduisantes.

J’évoque assez bien encore dans cet arsenal de rubans, de bonnets de nuit de femme, de tendres billets doux, de guitares, de jarretières de mariée, de romances, de filles déguisées en garçon, d’épingles à cheveux, de cols et de bras nus, de mantilles et de bergères décoiffées et chiffonnées, mêlés à l’odor di femina, ce parfum lourd de boudoir fleurant l’iris et la violette qui porte si fort aux narines de l’adolescence — tout cet attirail et ce mobilier de la volupté qui conduisent cet âge à la contemplation méditative et sournoise de gravures dites licencieuses qui ornent en général le cabinet d’un oncle énigmatique, et célibataire.

Et les Liaisons dangereuses, et les Confessions de Jean-Jacques, cet autre adolescent voleur de rubans, et la lecture bien plus clandestine encore de certaines œuvres de Crébillon fils, me firent inconsciemment placer les pièces de Beaumarchais dans la littérature galante.

Quelque temps plus tard, en classe de troisième, on me fit faire connaissance d’un autre Beaumarchais. Notre professeur, un charmant homme, qui avait été le collègue de Verlaine à Rethel, nous parlait à la fois avec compassion de Verlaine et avec une passion immodérée d’Augustin Caron de Beaumarchais. Il nous lisait et relisait à tout propos le célèbre monologue de Figaro au cinquième acte du Mariage.

« Ô Femme, femme, femme, créature faible et décevante, nul animal créé ne peut manquer à son instinct, le tien est-il donc de tromper ? » s’écriait-il tantôt avec un accent d’amertume, tantôt avec un petit rire grivois.

Alors, Beaumarchais devint en outre pour moi le responsable de la Révolution française et l’auteur des immortels principes de 89. Mais je compris en même temps que la beauté de son œuvre résidait surtout dans l’écriture et qu’il appartenait à la grande lignée et à la vraie tradition française pour avoir su faire parler ses personnages.

Ce cours de littérature me permit aussi de situer historiquement Beaumarchais comme un successeur de Voltaire (Zaïre fut écrite l’année de sa naissance), un lecteur attentif et passionné de Manon Lescaut, le contemporain de Diderot, de Sedaine, de Collé et de Piron, de La Chaussée, de Chamfort, de Rivarol, de Florian et de l’Encyclopédie.

C’était l’époque où la tragédie avait fait son temps. Les auteurs dramatiques cherchaient un genre nouveau avec la comédie larmoyante de Diderot. On s’essayait à peindre des « conditions ». Et quoique les pièces de cette époque aient été fort nombreuses, il en est peu qui soient parvenues jusqu’à nous. Ces pièces écrites pour la bourgeoisie, mais gâtées par une sensiblerie fade et déclamatoire, allaient devenir, quelques lustres plus tard, des mélodrames populaires.

Jean-Jacques Rousseau avait eu une grande influence sur le théâtre français. Il incitait, dans son Émile, les mères à assister au spectacle avec leur nourrisson dans les bras, et engageait par surcroît les comédiens à répondre à cet auditoire en poussant leur sensibilité jusqu’aux larmes.

C’est pourquoi les premières pièces de Beaumarchais furent des tragédies bourgeoises, des comédies dramatiques, où il ne réussit pas très bien, déclarons-le tout de suite : il n’était pas un sensible. Peut-être est-ce parce que cette sensibilité lui faisait défaut qu’il chercha un genre original et qu’il détourna le spectateur de ce besoin de pleurer avant même que le rideau ne se lève.

Ma troisième accointance avec Beaumarchais, ce fut en tant qu’élève et apprenti comédien. Beaumarchais fut alors dépouillé de tout cet entourage encyclopédique, voltairien ou révolutionnaire.

Je lus, relus et appris par cœur le Mariage, le Barbier, et je fis connaissance avec son Eugénie dont le souci de mise en scène et la trouvaille des intermèdes — cette action qui se poursuit en mimique pendant les entr’actes — m’apparurent d’un fort habile dramaturge.

Entre jeunes débutants, pour le plaisir d’apprendre des tirades qui devaient nous permettre de passer de brillantes auditions, nous nous exercions sur les monologues : la fameuse tirade du Goddam, les scènes de bravoure de Rosine ou de Suzanne, et je m’étonnais qu’on eût tant de peine à faire vivre des personnages aussi célèbres.

Pourquoi le décor, la perruque poudrée et les accessoires faisaient-ils si grand défaut ? Je ne me l’expliquais pas encore très bien et je préférais alors, avec une obstination qui s’est, depuis, éclairée en moi, les personnages de Racine, ou même — cet âge a mauvais goût — ceux de Victor Hugo !

Plus tard, au Vieux-Colombier, nous montions Le Mariage de Figaro. J’étais régisseur, c’est-à-dire chargé de l’organisation de la représentation. Je dus me plonger dans Beaumarchais corps et âme.

Copeau, qui admire Beaumarchais sans réserve, me trouvait tiède. Je convenais pourtant que c’était une œuvre exquise. La mise en scène néanmoins ne m’a laissé que le souvenir des gravures de l’époque. Le travail que je dus faire me fit passer en revue — d’une façon pratique et d’une manière corporelle — tous les innombrables accessoires qui avaient illustré mes lectures : bouquets de fleurs et rubans, pince monseigneur, miroirs, coiffeuses, tabourets, toise, robe de femme, feuille de musique, tabatières, mouchoir, éventail, lit complet avec baldaquin et rideaux à embrasses, pouf de satin rose, tambour à broder, clefs, flacons de sels, boîtes à mouches, taffetas gommé, ciseaux, pot de giroflées, loup de dentelle, lanternes de papier, sonneries de cor de chasse, plumes d’oies, dossiers, bésicles et écritoires, billet avec épingle, guirlandes de fleurs sur fond de tapisserie, que couronnaient deux kiosques ou temples de jardins sous des frondaisons de marronniers. Rien ne me fut épargné. Et je compris aussi la virtuosité avec laquelle Beaumarchais sait faire surgir, agir et réagir, apparaître et disparaître ses personnages et l’étonnante, la prestigieuse magie avec laquelle il noue et dénoue les intrigues et les

Beaumarchais
Portrait peint par Nattier. (Musée du Louvre).
imbroglios les plus compliqués. Dans cet art où les moyens d’expression dépassent le besoin d’exprimer, je compris que trop de métier nuit et, comme dit Montaigne, que « l’archer qui outrepasse le but fault comme celui qui n’y atteint point ».

Ces souvenirs sont malgré tout éclairés pour moi des feux de bengale de cet esprit léger qui nous faisait vivre dans une atmosphère de comédie italienne. Pendant les représentations (je jouais Brid’oison) une sorte de pétillement amoureux débordait de la scène jusque dans les coulisses, laissant le théâtre dans une atmosphère de gaîté et de bal masqué.

Je passe sur des expériences particulières comme celles de représentations à l’étranger où Beaumarchais est tenu pour l’auteur français par excellence, et j’arrive tout de suite à cette grande expérience révélatrice que fut ma rencontre de Beaumarchais au Conservatoire. Je n’avais plus le droit de me laisser aller à des impressions personnelles. Dans cette sorte de laboratoire qu’est une classe de jeunes comédiens, il n’est pas difficile, dans les auditions si variées et si diverses de textes, d’éprouver fortement et de conclure que le texte de Beaumarchais est un véritable texte classique.

Mais, et c’est ici ma première restriction, ce texte n’est pas fait pour tous les acteurs indifféremment.

Il n’y a qu’un moyen d’éprouver ou de contrôler la nature d’un comédien : c’est de lui confier un grand rôle. Lorsqu’on lui impose Hamlet, Alceste ou Tartuffe, quels que soient ses dons, l’élève a une façon particulière d’exproprier, ou de s’approprier, le personnage. En lui faisant incarner un héros, on pratique sur l’élève une sorte d’exorcisme qui permet de le classer. Il n’a encore aucune des qualités suffisantes pour jouer Hamlet, Alceste ou Tartuffe, mais la manière dont il réagit dans ces rôles, permet de déceler celles qu’il possède et d’orienter sa vocation. Avec Beaumarchais, ceci est très particulier et peut-être unique : cette expérience est inefficace et ce contrôle sans valeur, car l’humanité des personnages de Beaumarchais ne concerne pas l’acteur — il s’agit avant tout, ici, d’une question de ton et de physique. L’élève a ou n’a pas le ton et le physique du personnage.

Hamlet est un personnage parfaitement humain, parce que complexe, parce que trouble. Chaque élève peut apporter dans ce rôle sa sensibilité propre, il trouvera toujours de quoi la sustenter, la nourrir.

Rien de semblable avec les héros de Beaumarchais ; si l’élève n’est pas rigoureusement le personnage, c’est sans espoir. L’auteur lui-même s’en rendait compte ; car il a pris soin, dans l’énoncé de ses distributions, de décrire minutieusement chacun de ses personnages.

Le vrai héros de théâtre est un être trouble, compliqué et contradictoire — c’est-à-dire, humain — mais quels que soient les commentateurs, les psychologues, les critiques qui l’étudient ou les acteurs eux-mêmes qui l’incarnent, il reste intact et impénétrable. Accablé de gloses, rongé par les exégètes, miné par les analystes, torturé par les comédiens, le héros de théâtre, quel que soit le style ou l’habit qu’on lui donne, l’aspect moral qu’on lui prête, la lumière dont on le baigne, l’angle visuel sous lequel on veut le présenter, quels que soient les ornements dont on le surcharge ou dont on le dépossède, le héros, à travers les époques et les sociétés, à travers les siècles, reste vivant, perpétuellement énigmatique, indéfiniment adaptable, immortel.

Dans ce sens, les personnages de Beaumarchais ne sont pas des héros de théâtre.

Il serait aisé de disséquer un personnage comme celui de Basile, pour montrer l’indigence dramatique de ce sinistre baladeur dont l’essentiel se résume en son couplet sur la calomnie, sorte de morceau de bravoure, dans le style du bel canto italien et que le comédien cherche en vain à animer par des mines excessives et par un costume généralement trop pittoresque. Ce personnage reste inexprimé et toute sa valeur humaine réside dans le morceau littéraire qu’il déclame. Il appartient à l’opéra.

J’ai joué Brid’oison et je n’en dirai pas de mal. Mais c’est un rôle dont l’humanité s’exprime vestimentairement et par ce que la médecine appelle une névrose de la parole, c’est le bégayeur des farces italiennes. Molière, dans le Macroton de L’Amour médecin, a fait un type infiniment plus vivant et plus convaincant. J’en parle par expérience, ayant habité chez ces deux personnages.

Lorsqu’on joue un personnage de Molière, on est nourri par lui. On peut incarner un personnage de Beaumarchais sans subir moralement d’augmentation de poids.

Il serait malséant de faire de l’esprit quand on parle de Beaumarchais, aussi est-ce sans malice que je dirai que le premier métier de l’auteur du Mariage de Figaro a certainement influencé son métier d’auteur dramatique : « L’horloger Augustin Caron a fait faire à Beaumarchais des personnages d’horlogerie. »

Je n’ai pour Beaumarchais aucune tendresse car je n’ai jamais pu avoir avec lui aucune intimité. Si je voulais définir ici la mise en scène et la conception intimiste que j’en ai, je dirais que le point de départ du travail du régisseur est dans cette accointance affectueuse, ces pensées ou ces sentiments secrets du poète ou de l’auteur. Je dirais que c’est dans le recueillement de son intimité que l’on trouve l’explication et le sens de son œuvre. Si la vie d’un écrivain n’a jamais expliqué son œuvre, s’il est vain de chercher à déceler celle-là dans celle-ci, l’homme qui tient une plume — et c’est l’emblème de Figaro — contracte par son œuvre une sorte d’hypothèque sur sa vie privée, laquelle témoigne de l’authenticité de ses vertus et de sa vocation professionnelles. Il m’est impossible, dramatiquement, devant les pièces de Beaumarchais, d’ignorer quelle fut son existence. Et je ne trouve en elle aucun témoignage de ces vertus et de cette vocation.

Il m’est nécessaire d’aimer tendrement les auteurs que je sers ou que j’interprète. J’ai de la tendresse pour Molière, pour Gœthe, pour Shakespeare, pour Marivaux et pour Musset ; je n’en ai aucune pour Beaumarchais. Que ce soit dans l’incarnation de ses personnages ou dans sa vie privée, Beaumarchais ne saurait en susciter en moi.

Singulière prétention de la part d’un exécutant qui se hausse jusqu’au rôle de juge. J’en fais l’aveu publiquement et sans pudeur, car c’est l’explication de mes propos.

Et pour justifier cette rétivité qui n’exclut pas l’admiration et qui n’entamera pas, j’espère, celle que vous pouvez lui porter, je résumerai maintenant la vie de Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais. Horloger, musicien, chansonnier, dramaturge, auteur comique, homme de plaisir, homme de cour, homme d’affaires, financier, manufacturier, éditeur, armateur, fournisseur, agent secret, négociateur, publiciste, tribun par occasion, homme de paix par goût et, cependant, plaideur éternel.

Voici, écrit par lui-même, un premier résumé de sa vie

« Dès ma folle jeunesse, j’ai joué de tous les instruments ; mais je n’appartenais à aucun corps de musiciens ; les gens de l’art me détestaient.

« J’ai inventé quelques bonnes machines ; mais je n’étais pas du corps des mécaniciens, l’on y disait du mal de moi.

« Je faisais des vers, des chansons ; mais qui m’eût reconnu pour poète ? J’étais le fils d’un horloger.

« N’aimant pas le jeu du loto, j’ai fait des pièces de théâtre, mais on disait : « De quoi se mêle-t-il ? Ce n’est pas un auteur, car il fait d’immenses affaires et des entreprises sans nombre. »

« Faute de rencontrer qui voulût me défendre, j’ai imprimé de grands mémoires pour gagner des procès qu’on m’avait intentés, et que l’on peut nommer atroces ; mais on disait : « Vous voyez bien que ce ne sont pas là des factums comme les font nos avocats. Il n’est pas ennuyeux à périr ; souffrira-t-on qu’un pareil homme prouve sans nous qu’il a raison ! Inde iræ ! »

« J’ai traité avec les ministres de grands points de réformation dont nos finances avaient besoin ; mais on disait : « De quoi se mêle-t-il ? Cet homme n’est point financier. »

« Luttant contre tous les pouvoirs, j’ai relevé l’art de l’imprimerie française par les superbes éditions de Voltaire, entreprise regardée comme au-dessus des forces d’un particulier ; mais je n’étais point imprimeur, on a dit le diable de moi. J’ai fait battre à la fois les maillets de trois ou quatre papeteries sans être manufacturier ; J’ai eu les fabricants et les marchands pour adversaires.

« J’ai fait le haut commerce dans les quatre parties du monde ; mais je n’étais point déclaré négociant. J’ai eu quarante navires à la fois sur la mer ; mais je n’étais point armateur ; on m’a dénigré dans nos ports.

« Un vaisseau de guerre, à moi, de 52 canons, a eu l’honneur de combattre en ligne avec ceux de Sa Majesté à la prise de la Grenade. Malgré l’orgueil maritime, on a donné la croix au capitaine de mon vaisseau, à mes autres officiers des récompenses militaires et moi, qu’on regardait comme un intrus, j’y ai gagné de perdre ma flottille, que ce vaisseau convoyait.

« Et cependant, de tous les Français quels qu’ils soient, je suis celui qui ai fait le plus pour la liberté de l’Amérique, génératrice de la nôtre, dont, seul, j’osai former le plan et commencer l’exécution malgré l’Angleterre, l’Espagne et la France même ; mais je n’étais point classé parmi les négociateurs, mais j’étais étranger aux bureaux des ministres, inde iræ.

« Lassé de voir nos habitations alignées et nos jardins sans poésie, j’ai bâti une maison qu’on cite ; mais je n’appartiens point aux arts, inde iræ.

« Qu’étais-je donc ? Je n’étais rien que moi, et moi tel que je suis resté, libre au milieu des fers, serein dans les plus grands dangers, faisant tête à tous les orages, menant les affaires d’une main et la guerre de l’autre, paresseux comme un âne et travaillant toujours, en butte à mille calomnies, mais heureux dans mon intérieur, n’ayant jamais été d’aucune coterie, ni littéraire, ni politique, ni mystique, n’ayant fait de cour à personne, et partant repoussé de tous. »

Vous sentez sans doute la mélancolie qui se dégage de ces aveux dont le ton fait penser au fameux monologue de Figaro, mais on ne saurait s’apitoyer. L’écriture du morceau est bien d’un écrivain de théâtre, mais ces confidences n’ont pas le ton du dramaturge ou du poète.

C’est le 24 janvier 1732 que naquit le fils de l’horloger Caron, dans une boutique de la rue Saint-Denis toute voisine de cette maison du Pilier des Halles où l’on disait que naquit Molière, et proche aussi de la boutique d’un marchand de soieries où devait naître beaucoup plus tard Eugène Scribe, un de ses successeurs et de ses disciples.

Le père de Pierre-Augustin n’était nullement un homme vulgaire. Horloger, comme le père de J.-J. Rousseau, ancien protestant, il était très instruit dans les sciences aussi bien que dans la littérature.

Doté déjà de trois filles, après Pierre-Augustin il en eut deux autres encore, et l’on peut imaginer ce que fut l’enfance de ce garçon unique, gamin de Paris, entouré par cinq sœurs qui l’adoraient. La seconde fille Caron fut la fiancée de Clavijo. La quatrième, Marie-Julie, de deux ans plus jeune que son frère, l’aima tendrement, travailla pour lui, avec lui, et fut seule connue dans le monde sous ce nom de Beaumarchais que Pierre-Augustin Caron devait prendre à vingt-cinq ans.

Au sein de cette famille charmante, le jeune Caron grandit jusqu’à l’âge d’entrer au collège d’où il devait sortir à treize ans pour devenir apprenti horloger chez son père.

Dans cette boutique de la rue Saint-Denis, on lisait,

Le Mariage de Figaro, Acte III, scène de l’audience (1784)
D’après une gravure du temps. (Bibliothèque Nationale, cabinet des Estampes).
on faisait de la musique. Augustin Caron s’en donnait à cœur joie, sans toutefois négliger son métier, puisqu’à dix-neuf ans il découvrit le secret d’un nouvel échappement pour les montres qui lui permit, bien que Lepaute, célèbre horloger de l’époque, tentât de lui dérober son invention, de prendre bientôt le titre d’horloger du roi et d’entrer à la Cour.

« Dès que Beaumarchais parut à Versailles, écrit son ami intime Gudin, les femmes furent frappées de sa haute stature, de sa taille svelte et bien prise, de la régularité de ses traits, de son teint vif et animé, de son regard assuré, de cet air dominant qui semblait l’élever au-dessus de tout ce qui l’environnait, et enfin de cette ardeur involontaire qui s’allumait en lui à leur aspect. »

C’est ce tempérament fougueux qui est un des principaux traits de la personnalité de Beaumarchais. Parlant de La Mère coupable, sa dernière œuvre, il écrit dans la préface

« Je l’ai composée avec la tête froide d’un homme et le cœur brûlant d’une femme, comme on a dit que J.-J. Rousseau écrivait. »

Pour la tête froide, je n’en doute point, mais pour le cœur brûlant, il faudrait savoir ce qu’il entendait exactement par le cœur — je crains qu’il n’y ait là une confusion organique dont Beaumarchais lui-même a toujours été dupe. Dans ses amours, comme dans ses Ouvrages, toute sa vie jusqu’à ses derniers jours, il brûlera ces étapes charmantes de la sensibilité ou de la sentimentalité, dans lesquelles Marivaux s’est attardé si heureusement pour notre profit. Voici donc notre horloger à la Cour.

Il reçoit commande du roi d’une montre pour Mme de Pompadour. Entre temps, il répare la montre de Mme Francquet, femme d’un contrôleur de la bouche de la Maison du roi. Puis, ayant fait connaissance du mari de la dame, il lui offre de lui racheter sa charge moyennant une rente viagère. L’affaire conclue, Pierre Caron, l’épée au côté, précède la viande de Sa Majesté. Deux mois plus tard, une attaque d’apoplexie fait disparaître le vieillard Francquet. Il n’a pas eu le temps de recevoir paiement du fils Caron. Onze mois plus tard, la veuve Pierre-Augustin Francquet devient Mme Pierre-Augustin Caron. Il prend alors le nom de Beaumarchais. Et sa jeune femme, qui n’avait que six ans de plus que lui… meurt d’une fièvre typhoïde.

Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais continue maintenant à cultiver la musique, chantant avec goût, jouant avec talent de la flûte et de la harpe. Il perfectionne même ce dernier instrument par un système de pédales et sa réputation lui permet bientôt de devenir professeur des dames de France — ces filles royales que Louis XV appelait dans l’intimité : Coche, Loque, Graille et Chiffe. Loque, alias Mme Adélaïde, jouait de tous les instruments, y compris le cor et la guimbarde.

Cette rapide ascension ne va pas sans susciter des ennemis à Beaumarchais. Il est contraint de se battre en duel et tue fort proprement son adversaire…

C’est alors qu’il fait la connaissance d’un des quatre frères Paris, les célèbres financiers : Paris Duverney, lequel avait aidé Voltaire à se faire 130 000 livres de rente.

Paris Duverney, sur les instances de Mme de Pompadour, avait aussi fait construire par Gabriel l’École Militaire. Cela avait pris neuf ans, mais la Pompadour n’était plus en faveur et Paris Duverney n’arrivait pas à obtenir de la nonchalance de Louis XV une visite qui aurait consacré son œuvre. Il s’adressa alors au maître de harpe des dames de France et Beaumarchais réussit ce que Duverney désirait depuis si longtemps : les filles du roi d’abord, Louis XV ensuite, vinrent honorer ces bâtiments.

La reconnaissance du financier établit la fortune de Beaumarchais. Il lui prêta 500 000 livres pour acheter la charge de lieutenant général des chasses aux bailliage et capitainerie de la Varenne du Louvre qui l’anoblit définitivement en l’intronisant comme juge à robe longue dans la jurisprudence pour braconnage et maraudage.

Ici se place — en 1764 — l’histoire de Clavijo et du voyage en Espagne. Deux des sœurs de Beaumarchais, dont l’une était mariée, avaient été s’établir à Madrid. Un littérateur, nommé Clavijo, était tombé amoureux de la cadette et lui avait promis le mariage ; les bans publiés, Clavijo avait refusé de tenir sa promesse. Beaumarchais part à Madrid en justicier et réconcilie Clavijo avec sa sœur. Mais la réconciliation n’est qu’apparente. Clavijo, par un habile travail souterrain, obtient la promesse d’arrestation et d’expulsion de Beaumarchais. Celui-ci l’apprend ; sans perdre de temps, il va jusqu’au roi, se justifie, et, faisant destituer Clavijo de sa place de garde des Archives, se venge en le faisant chasser de la Cour. Beaumarchais fera dans ses mémoires un récit étourdissant d’humour de cette aventure. Et Gœthe, un peu plus tard, en tirera une pièce qu’il intitule Clavigo.

L’incident Clavijo ne dura qu’un mois, mais Beaumarchais resta un an en Espagne. Il tenta d’obtenir la concession exclusive du commerce en Louisiane — il avait formé le dessein de fournir des nègres à toutes les possessions espagnoles, des vivres à toutes les troupes du roi et même de coloniser la Sierra Morena. Rien de tout cela ne réussit, mais il eut beaucoup de succès dans le Madrid mondain.

Il a trente-cinq ans quand il rentre à Paris. Nous sommes en 1767 ; il va aborder la carrière littéraire.

« Entrer dans une carrière neuve et y prendre un essor étendu. » Cette phrase, qui pourrait être une devise, est de lui.

Persuadé que son génie le destinait au genre dramatique sérieux, il en expose les principes dans la préface de son drame Eugénie ou la vertu au désespoir. Ce sont, en somme, les théories de Diderot. Sans se douter à quoi sera due son immortalité, il professe que la comédie est immorale. Et sans se douter, non plus, que la Révolution française est si proche, il s’exclame en réaction contre la tragédie classique : « Que me font à moi, sujet paisible d’un état monarchique du xviiie siècle, les révolutions d’Athènes et de Rome ?… »

Encore que supérieure par certains points aux pièces de Diderot, Eugénie est aujourd’hui injouable, mais on y trouve déjà cette facilité vive et limpide qui caractérise le talent de Beaumarchais.

Le drame fut représenté le 20 janvier 1767. Fort bien joué, il n’eut qu’un succès relatif.

Grimm fut impitoyable et la critique fort peu indulgente pour ces délassements d’homme de cour. Cependant, représentée à Drury Lane par le célèbre Garrick, Eugénie, sous le titre de L’École des Roués, eut beaucoup de succès à Londres.

La seconde pièce de Beaumarchais : Les Deux Amis, fut un insuccès parfait. C’était une pièce sur le commerce ; elle n’intéressa point le public.

En voici le résumé par un échotier du temps :

« J’ai vu de Beaumarchais le drame ridicule
« Et je vais en un mot vous dire ce que c’est.
« C’est un change où l’argent circule
« Sans produire aucun intérêt. »

Et un des spectateurs du parterre s’écria. « C’est une banqueroute, j’y suis de mes vingt sous ! »

La pièce se traîna péniblement jusqu’à la dixième représentation.

Comme il se doit pour les enfants mal venus, Eugénie est l’œuvre que Beaumarchais préférait.

Nous sommes à l’époque où naît en Corse, à Ajaccio, un petit garçon qu’on prénomme Napoléon.

Beaumarchais ayant épousé en secondes noces Mme Lévêque qui lui apporta une brillante fortune, pouvait se consoler de son échec. Il avait acheté, avec la collaboration de Paris Duverney, une forêt, la forêt de Chinon, qui, sans lui donner grand’peine, lui rapportait force écus.

Ici se place l’anecdote héroï-comique du duel avec le duc de Chaulnes à qui il avait emprunté sa maîtresse et dont le récit est d’une bouffonnerie vaudevillesque. Le duc fut emprisonné à Vincennes et Beaumarchais au Fort-l’Évêque.

Le 21 novembre 1770, Beaumarchais perd sa deuxième épouse ; elle mourut en mettant au monde un fils. Quelques mois auparavant, Paris Duverney mourait aussi, laissant pour légataire universel de son immense fortune son petit-neveu, le comte de la Blache, qui haïssait Beaumarchais. Lorsque ce dernier fit présenter son arrêté de comptes pour en obtenir le paiement, le neveu répondit qu’il ne reconnaissait pas la signature de son oncle, et qu’il considérait l’acte comme faux. Il y eut procès et ce premier procès, entrainant à sa suite une cascade d’autres procès, donna naissance aux fameux Mémoires de Beaumarchais qui le rendirent célèbre non seulement en France mais dans l’Europe tout entière.

Un premier jugement fut rendu, dont Beaumarchais fit appel, provoquant ainsi l’affaire Goezmann. Il avait sollicité, pour le gagner à sa cause, le conseiller Goezmann et, à cet effet, il avait envoyé cent louis pour Goezmann, quinze louis pour son secrétaire et une montre à Mme Goezmann. Mme Goezmann renvoya les cent louis et la montre, mais voulut garder les quinze louis du secrétaire. Beaumarchais exigea qu’elle les rendît. Goezmann le dénonça alors pour tentative de corruption. Ce nouveau procès fit grand bruit car on en fit le procès de tout le Parlement Maupeou. Et c’est ainsi que Beaumarchais, qui n’avait pas encore pu arriver à se rendre célèbre, devint illustre en quelques heures par la publication de ses Mémoires : on vendit 6 000 exemplaires du quatrième en trois jours (1774).

Voltaire, d’Alembert, Horace Walpole, Mme du Deffand et ses familiers, Gœthe, Louis XV, Mme du Barry, les souverains étrangers, lurent avec passion ces Mémoires remplis d’une verve et d’une truculence qui les ravissaient et les faisaient rire aux larmes.

Goezmann fut condamné mais Beaumarchais le fut aussi et perdit ses droits civiques. Mais il avait dépensé tant d’habileté, de ruse, d’entregent et d’humour que le roi Louis XV l’envoya à Londres en qualité d’agent secret.

Il s’agissait d’aller traiter avec un certain Theveneau de Morande, qui inondait la France de pamphlets clandestins où Mme du Barry était déchirée et vilipendée. Theveneau de Morande n’avait pas besoin pour cela de faire de grands efforts d’imagination. Beaumarchais alla discuter avec ce maître-chanteur et obtint la destruction des Mémoires secrets d’une femme publique.

Louis XV mourut. Mais comme la fabrique de libelles continuait à fonctionner et attaquait Louis XVI et sa jeune femme Marie-Antoinette, on envoya de nouveau à Londres M. de Ronac, anagramme de Caron, en qualité d’agent secret.

C’est ici l’origine d’une rocambolesque histoire, au sujet de laquelle on ne pourra jamais savoir l’exacte vérité… Non seulement les récits de Beaumarchais sont sujets à caution, mais les mises en scène avec poursuites, attaques de diligences, coups de feu, blessures, emprisonnements, voyages à travers l’Europe qu’il organisa ou imagina ressortissent au roman policier.

Nouvelle aventure. En 1775, il entre en rapport avec le célèbre et mystérieux chevalier d’Éon.

Beaumarchais, au nom du roi Louis XVI, retourne à Londres enjoindre au chevalier d’Éon de déclarer publiquement qu’il est une femme et, en conséquence, de prendre les habits de son sexe.

À cinquante ans, Éon troque son uniforme de dragon contre une robe et une coiffe. Parlant de Beaumarchais, Éon écrit au ministre Vergennes : « Il a l’insolence d’un garçon horloger qui aurait, par hasard, trouvé le mouvement perpétuel. »

En février 1775, Le Barbier de Séville, composé trois ans auparavant et destiné aux comédiens italiens, est représenté à la Comédie-Française.

En 1773, les comédiens français avaient dû remettre la première, l’auteur étant au Fort-l’Évêque. En 1774, le roi l’avait interdite à cause de l’affaire Goezmann.

Beaumarchais, devenu célèbre par ses Mémoires, avait farci la pièce d’allusions à ses juges. « Jamais, dit Grimm, première représentation n’attira tant de monde. » L’échec fut complet et Beaumarchais l’a spirituellement raconté dans la préface de l’ouvrage.

« Mais le Barbier, enterré le vendredi, se releva triomphalement le dimanche. » Beaumarchais, pour le relever, s’était mis en quatre, comme sa pièce. Du jour au lendemain, il avait refondu deux actes en un, transposé des scènes, fait disparaître ce qui était louche ou confus, supprimé tout ce qui était inutile et transformé un ouvrage médiocre en une production charmante.

C’est ce jour-là, sans doute, qu’il écrivit cette phrase dont tout homme de théâtre connaît la profondeur : « Une comédie n’est vraiment achevée qu’après la première représentation. »

Ce fut alors le plein succès, « un succès extravagant, écrit Mme du Deffand ; la comédie fut portée aux nues, elle fut applaudie à tout rompre ». Le Barbier ne cessa d’attirer la foule jusqu’à la clôture de la saison d’hiver.

Mais, pour faire durer une comédie, ce n’est pas seulement avec le public qu’il faut compter, il faut compter aussi avec les comédiens qui la représentent. À cette époque, il était d’usage que toute pièce dont la recette tombait une fois seulement au-dessous d’un certain chiffre, fût qualifiée tombée dans les règles et devînt la propriété exclusive des comédiens ; ils pouvaient alors la reprendre et faire beaucoup d’argent, sans en devoir aucun compte à l’auteur.

On imagine aisément comment — dans ces conditions — l’intérêt même des comédiens les poussait à faire tomber dans les règles les pièces qu’ils jouaient pour les reprendre aussitôt à leur profit.

C’est alors que Beaumarchais se met à lutter avec ardeur et désintéressement jusqu’à la fin de sa vie pour défendre le droit des auteurs ; et c’est lui le véritable fondateur de la Société des Auteurs et Compositeurs de Musique, qu’Eugène Scribe organisera après lui.

Et maintenant, dans ce torrent d’activités diverses, imaginons : Beaumarchais, acheteur de fusils pour le compte des Américains qui vont conquérir leur indépendance vis-à-vis de l’Angleterre ; Beaumarchais, armateur dans la même intention d’une flotte imposante ; Beaumarchais contrebandier : Beaumarchais éditeur des œuvres complètes de Voltaire en 162 volumes (c’était la plus forte opération de librairie qu’on eût tentée jusqu’alors).

Il avait acheté trois papeteries ; il avait acheté les fameux Baskerville, les caractères d’imprimerie les plus estimés, il avait acheté le Fort de Kehl (Voltaire était interdit en France) au Margrave de Bade ; il alla même jusqu’à organiser une loterie et des souscriptions pour mener à bien cette formidable entreprise. C’est au milieu de toutes ces occupations qu’il écrivait Le Mariage de Figaro. Il allait avoir cinquante ans.

Le Mariage, reçu en 1781, ne fut représenté au Théâtre Français que le 27 avril 1784, après de nombreuses lectures privées. Le tableau de cette première du Mariage est dans tous les recueils du temps.

Le roi Louis XVI, qui s’était fait lire le manuscrit, avait déclaré « qu’il faudrait détruire la Bastille pour que la représentation de la pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse ».

Le Mariage de Figaro fut le plus grand succès du siècle, et eut soixante-dix-huit représentations consécutives. La Comédie Française y avait gagné 346 197 livres et Beaumarchais 41 490 livres. À la cinquantième, Beaumarchais imagina un nouveau moyen de publicité. Il est encore en usage. Il décida de consacrer une recette de sa pièce à la fondation d’un institut de bienfaisance en faveur des mères pauvres qui allaitent un enfant. Cette fondation ne vécut pas longtemps à Paris, mais, à Lyon, l’Institut de bienfaisance maternelle, instauré avec l’aide de l’archevêque, existe encore aujourd’hui. Le 8 mars 1785, l’auteur du Mariage, qui avait alors cinquante-trois ans, fut brusquement emprisonné à Saint-Lazare sans qu’on sût pourquoi. Louis XVI, à sa table de jeu, en avait donné l’ordre, au crayon, sur un sept de pique. Cinq jours après, Beaumarchais sortait pourtant de prison et la représentation du Mariage qui suivit fut une des plus brillantes ; tous les ministres y assistaient.

Et le roi, accordant un témoignage d’estime en réparation de l’offense, autorisa à Trianon une représentation du Barbier de Séville, où Marie-Antoinette jouait le rôle de Rosine.

1786. À l’âge de cinquante-quatre ans, Beaumarchais se marie pour la troisième fois.

Le Mariage de Figaro, continuant son succès, allait inspirer l’année suivante à Mozart le désir d’une traduction cristalline et chatoyante : Les Noces de Figaro.

Ici se place l’invention de la pompe de Chaillot par les frères Périer pour distribuer l’eau de Seine dans tout Paris — et Beaumarchais va essayer d’organiser la Compagnie des Eaux. Il en résulta de vertigineuses spéculations qui mirent aux prises Beaumarchais et Mirabeau.

En 1787 eut lieu à l’Opéra la première représentation de Tarare. Beaumarchais voulait renouveler les grands effets spectaculaires des anciens grecs, il voulait aussi, précurseur de Paul Valéry, « rapprocher la morale et la philosophie de la géométrie ». Le prologue montrait le génie de la reproduction des êtres avec le génie du feu qui préside au soleil et qui est l’amant de la nature… occupé à créer des êtres. La pièce s’achevait sur ce duo final :

Mortel, qui que tu sois, prince, brahmne ou soldat,
Homme, ta grandeur sur la terre
N’appartient point à ton état,
Elle est toute à ton caractère.

La Mère coupable, dernière œuvre en date, est de 1791 ; destinée au Théâtre Français, elle fut représentée sur le Théâtre du Marais. On y retrouve, vieillis, les personnages du Barbier et du Mariage.

Beaumarchais, le révolutionnaire avant la lettre, ne joua durant la Révolution qu’un rôle effacé.

On le retrouve en 1792 en Hollande, achetant des fusils pour la France ; puis emprisonné en Angleterre, puis en exil à Hambourg ; enfin, de retour à Paris à soixante-sept ans, il meurt le 28 mai 1790.

« Une réputation détestable !… » dit quelqu’un à Figaro. À quoi Figaro répond : « Et si je vaux mieux qu’elle ? »

Telle est, rapportée aussi brièvement et impartialement que possible, la vie pleine et tumultueuse de Beaumarchais.

Et je voudrais, pour en conclure le récit, citer l’émouvante introduction du livre de Louis de Loménie qui fut un honnête biographe : « Conduit par un petit-fils de Beaumarchais, j’entrai un jour dans une maison de la rue du Pas-de-la-Mule, et nous montâmes dans une mansarde où personne n’avait pénétré depuis bien des années. En ouvrant, non sans difficulté, la porte de ce réduit, nous soulevâmes un tourbillon de poussière qui nous suffoqua. Je courus à la fenêtre pour avoir de l’air ; mais, de même que la porte, la fenêtre avait si bien perdu l’habitude de s’ouvrir qu’elle résista à tous mes efforts ; le bois, gonflé et altéré par l’humidité, menaçait de s’en aller par morceaux sous ma main, lorsque je pris le parti plus sage de casser deux carreaux. Nous pûmes enfin respirer et jeter les yeux autour de nous. La petite chambre était encombrée de caisses et de cartons remplis de papiers. J’avais devant moi, dans cette cellule inhabitée et silencieuse, sous cette couche épaisse de poussière, tout ce qui restait de l’un des esprits les plus vifs, d’une des existences les plus bruyantes, les plus agitées, les plus étranges qui aient paru dans le siècle dernier ; J’avais devant moi tous les papiers laissés par l’auteur du Mariage de Figaro.

« Lorsque la superbe maison bâtie par Beaumarchais sur le boulevard qui porte son nom fut vendue et démolie, les papiers du défunt furent transportés dans une maison voisine et enfermés dans le cabinet où je les ai trouvés. La présence d’une brosse et de quelques gants destinés à préserver les mains de la poussière indiquait qu’on était venu, autrefois, de temps en temps, visiter ce cabinet. Peu à peu, les visites étaient devenues plus rares, la mort avait enlevé successivement la veuve et la fille de Beaumarchais. Son gendre et ses petits-fils, craignant que ces documents ne s’égarassent entre des mains négligentes ou hostiles, avaient pris le parti de les laisser dormir en paix ; et c’est ainsi que des matériaux précieux pour l’histoire du xviiie siècle, c’est ainsi que tous les souvenirs d’une carrière extraordinaire étaient restés enfouis depuis plus de trente ans dans une cellule abandonnée dont l’aspect m’inspirait une mélancolie profonde. En troublant le sommeil de ce tas de papiers jaunis par le temps, écrits ou reçus autrefois dans le feu de la colère ou de la joie, par un être « si animé, si fortement en possession de la vie », il me semblait que je procédais à une exhumation.

« Cependant, une portion de ces papiers était classée avec soin : c’était celle qui a trait aux affaires si nombreuses et variées de Beaumarchais comme plaideur, négociant, armateur, fournisseur, administrateur :

« — Projet d’un cours universel de législation criminelle ;

« — Observations sur le moyen d’obtenir des terrains au Scioto ;

« — Note sur l’existence civile des protestants en France ;

« — Projet d’un emprunt également utile au roi et au public ;

« — Prospectus d’un moulin à établir à Harfleur ;

« — Projet de commerce de l’Inde par l’isthme de Suez ;

« — Mémoire sur la conversion de la tourbe en charbon ;

« — Mémoire sur la plantation de la rhubarbe ;

« — Prospectus d’une opération de finance en forme de loterie d’État ;

« — Projet d’un pont à l’Arsenal, etc., etc.

« L’autre partie, offrant un intérêt biographique, littéraire ou historique, était beaucoup plus en désordre. Ainsi, après avoir déterré dans ce chaos les manuscrits des trois drames et de l’opéra de Beaumarchais, nous avions vainement cherché un manuscrit du Barbier de Séville et du Mariage de Figaro, lorsqu’en faisant ouvrir par un serrurier un coffre dont la clef était perdue, nous découvrîmes les deux manuscrits au fond de ce coffre, sous une masse de papiers inutiles.

« À côte, se trouvait un mouvement de montre ou de pendule, exécuté en cuivre sur grand modèle.

« C’était la première invention par laquelle le jeune horloger Beaumarchais débuta dans la vie. La juxtaposition, dans la même caisse, de ces deux objets si différents, du chef-d’œuvre de l’horloger et des deux chefs-d’œuvre de l’auteur dramatique, avait quelque chose d’assez piquant ; c’était comme une réminiscence de je ne sais plus quel monarque de l’Orient qui plaçait dans le même coffre ses habits de berger et son manteau royal. Au fond de cette caisse se trouvaient aussi quelques portraits de femmes. L’un d’eux, très petite miniature représentant une belle dame de vingt à vingt-cinq ans, était enveloppé dans un papier portant ces mots d’une écriture fine et un peu griffonnée : « Je vous rends mon portrait. » Qu’est devenue cette

Le Mariage de Figaro, Acte IV, scène 9 (1784)
D’après une gravure du temps. (Bibliothèque Nationale, cabinet des Estampes).
belle personne qui, pour sceller une réconciliation, sans doute, écrivait : « Je vous rends mon portrait ?… »

« L’examen de ces papiers fait vivement regretter que Beaumarchais n’ait pas donné suite au projet de raconter lui-même les singulières péripéties d’une existence mêlée à tous les événements de son temps. De tous les hommes fameux du xviiie siècle, il est celui dont la vie n’a été connue du public que par quelques pages assez vagues, semées çà et là dans des mémoires judiciaires dont la forme apologétique et les réticences obligées laissent incomplètement satisfaite la curiosité du lecteur en défiance. »

Il s’agit maintenant de conclure et il y a une exclamation de Jules Renard qui me revient en mémoire : « Ce que Beaumarchais a fait de mal, à la vérité, au théâtre ! » dit-il, et, en le répétant, j’éprouve confusément le sentiment d’une injustice. Il me semble que cette vie tourmentée, torturée par je ne sais quelle insatisfaction, que cette constance toujours renouvelée par le besoin de l’aventure, où il n’a peut-être manqué que de la quiétude ou de la tendresse, éclaire et explique ce qu’il y a d’incomplet et de particulier dans l’œuvre de Beaumarchais. Et je me demande si toutes les raisons qu’on peut trouver pour ne pas l’aimer ne seraient pas aussi bien des raisons pour l’aimer.

Beaumarchais reste immortel : par Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro et par sa fondation de la Société des Auteurs.

Il a mêlé à la littérature le commerce, et c’est peut-être par un souci exagéré du lucre qu’il lui a manqué ce quelque chose d’exquis et d’achevé que l’amour exclusif de l’art répand sur les compositions des grands maîtres.

Au fur et à mesure qu’elle se développe, on découvre dans sa vie une série de vocations qui contrarient celle de l’écrivain : vocation d’amoureux, d’homme d’affaires, de policier, de publiciste, de journaliste ou, déjà, de reporter, engendrées par une mythomanie excessive et continuelle, toutes ces vocations ont fait dévier ou ont amoindri ce qui aurait été son génie dramatique.

Car il n’y a chez lui aucun génie dramatique ; on peut reconnaître le talent, un grand, un immense talent, peut-être la perfection du talent, mais uniquement du talent. C’est un écrivain de théâtre du plus haut rang, ce n’est pas — à mon avis — un poète dramatique.

« En mêlant au vieil esprit gaulois les goûts du moment, un peu de Rabelais et de Voltaire, dit Sainte-Beuve, en y jetant un léger déguisement espagnol et quelques rayons du soleil d’Andalousie, il a su être le plus réjouissant et le plus remuant Parisien de son temps : le Gil Blas de l’époque encyclopédique à la veille de l’époque révolutionnaire. Il a redonné cours à toutes sortes de vieilles vérités, d’expériences ou de vieilles satires, en les rajeunissant. »

Dans son œuvre, toute la tradition italienne de la Commedia dell’ Arte, après avoir passé par Molière, s’est définitivement francisée en s’y cristallisant. Plus hardi que Marivaux, par une magie dramatique exceptionnelle, il a transmué Arlequin, Scaramouche et Scapin, en Figaro ; Cassandre, Pantalon et le docteur Balouard en Bartholo ; Lélio et Léandre en Almaviva et Tartaglia en Brid’oison ; et ce sont ses personnages qui engendrèrent à leur tour toute la série des héros d’opéra-comique, d’opérette et de vaudeville qui nous sont si familiers. En ce sens, Beaumarchais est aussi le père spirituel de Scribe, de Meilhac et Halévy, de Capus, de Robert de Flers et de Caillavet.

Le succès de Beaumarchais s’explique encore par le sens de l’à-propos, par ce sens si parisien et si théâtral de l’actualité, par ses qualités d’homme du monde, et par cette intuition de la mode qui est une des vertus de l’auteur dramatique. Son succès s’explique par cette langue exceptionnelle qu’il a parlée à un public qui avait encore de l’oreille avant d’avoir des sens et qui, comme lui, avait aussi bien du talent.