Réflexions du comédien/Problèmes du théâtre

La bibliothèque libre.
Éditions de la Nouvelle Revue Critique (p. 17-48).

PROBLÈMES DU THÉÂTRE

Il n’y a pas, au théâtre, des problèmes, il n’y en a qu’un : c’est le problème du succès. Il n’y a pas de théâtre sans succès. Si l’on veut y réfléchir, cette affirmation me semble d’une suffisante importance pour faire passer au second plan toutes les autres considérations. La réussite est la seule loi de notre profession. L’acquiescement du public, ses applaudissements, sont, en définitive, le seul but de cet art que Molière appelait le « grand art » et qui est l’art de plaire. L’art de plaire, au théâtre, c’est l’art d’écrire des pièces ; c’est ensuite, et bien au-dessous de ce sommet, l’art de les monter et de les jouer. Voilà, brièvement dit, sous quel aspect se présente à moi la question du théâtre.

Je n’aime pas ce mot de problème, si souvent employé, si souvent imprimé : problème de l’adolescence, problèmes de la sexualité, problème des familles nombreuses, problème électoral, problème du vin ou du blé, il y aura toujours, malgré ce mot « problème », des enfants, des adolescents, des familles nombreuses, du blé, du vin. Grâce à Dieu, tout ce qui est vie est problème. Le « problème » implique l’idée de vie. On peut dire que tant qu’il y a problème, il y a de la vie, et tant qu’il y a de la vie, il y a du problème.

Les problèmes, au théâtre, sont éternels, comme dans la vie ; ils ne sont ni d’aujourd’hui, ni d’hier, ni de demain. Les problèmes du théâtre d’aujourd’hui, ça ne fait pas question, ce sont ceux d’aujourd’hui et de demain, c’est celui de toujours, c’est le « succès ». Chaque fois que le serpent de mer disparaît des mers du Sud, ou que les scandales ou les crimes s’apaisent, les journaux commencent à enquêter sur les problèmes du théâtre, et essaient de nous attendrir ou de nous inquiéter par un aspect particulier de l’activité théâtrale. Il faut convenir que les questions sont, en général, mal posées, et que les points de vue sont toujours d’incidence.

Hélas ! que, le cœur serré, on constate le chômage des comédiens et leur misère ; que l’on considère la désuétude du Conservatoire, ou la caducité des théâtres subventionnés ; qu’on soit pris de vertige ou de honte en songeant au théâtre d’Orange ; qu’on cherche à démêler les liens qui pourraient unir le théâtre et le cinéma ; qu’on étudie le théâtre radiophonique ou les mesures de protection de l’enfance à la scène, ou bien encore celles de sécurité contre l’incendie des théâtres ; qu’on mette en question le port des chapeaux à l’orchestre ou le droit au sifflet, le contingentement des pièces ou l’imposition du filet aux acrobates, ou les congés des Sociétaires de la Comédie-Française ; que l’on pérore sur la décadence de la mise en scène, sur les décors transparents, sur la scène tournante, sur l’architecture théâtrale ou sur les entr’actes ; que l’on mette à l’ordre du jour l’abaissement de la production ou celle des taxes d’État ; que l’on se tourne vers l’horaire des spectacles, le cachet des vedettes, le port obligatoire du smoking, le prix du programme, la suppression du billet à prix réduit ; que l’on organise l’extermination des marchands de billets, l’anéantissement des ouvreuses ou la gratuité du vestiaire, tous ces problèmes qui, tel le phénix, renaissent périodiquement de leurs cendres, n’ont guère progressé depuis nos devanciers — j’allais dire depuis toujours — et nous avons chance de les léguer intacts à nos successeurs. Tous ces prétendus problèmes n’en sont pas ; tous ces maux appartiennent depuis toujours à notre profession. Le fait de leur attacher de l’importance témoigne d’une myopie certaine : ces rébus, ces devinettes, s’enflent, grossissent et s’enveniment du fait des journaux et de l’oisiveté des conversations. Dès qu’ils préoccupent le public, on peut être assuré qu’il y a, par ailleurs, malaise plus grave, et que le patient a des troubles organiques importants.

Je citerai en exemple, pour votre satisfaction et pour la mienne, si vous le voulez, un de ces faux problèmes enfin résolu, celui-là, après deux siècles d’efforts : celui de la présence des spectateurs sur la scène. Dans l’édifice improvisé où s’organisaient, au moyen âge, les représentations théâtrales, les spectateurs de marque avaient pris l’habitude d’assister à la comédie ou au spectacle, assis ou debout dans les dépendances mêmes du tréteau où les acteurs s’évertuaient. Shakespeare, Corneille, Molière et Racine ont été, comme chacun sait, représentés dans ces conditions. Pendant deux cents ans, ce faux problème a occupé les esprits, défrayé les chroniques et les conversations, on s’est battu et débattu autour de cette difficulté — l’art dramatique en était menacé. Indigence ou indignité de cet art, pour les uns ; signe de décadence, pour les autres. En tout cas, aux yeux de tous, cette infirmité de nos scènes empêchait tout progrès véritable au théâtre. Enfin, le dix-huitième siècle vint ; un preux chevalier partit en croisade : le comte de Lauraguais. Louis-Félicité de Brancas, comte de Lauraguais, obtint, après maints assauts, de déloger les spectateurs, en rachetant pour une grosse somme ce privilège, car c’en était un que l’usage avait doucement établi. Les spectateurs quittèrent donc la scène, du moins la partie des coulisses où ils jouissaient à la fois de la présence des comédiennes et de la vue de la salle, dans une intime participation au spectacle. Ils se réfugièrent dans ces loges avancées — appelées depuis « avant-scènes » — que l’on voit encore dans certains théâtres, creusées de chaque côté de la scène dans le plancher du proscenium, ou nichées dans l’épaisseur même de son cadre. Cette situation, pleine de familiarité, resta l’apanage des protecteurs de l’art dramatique comme, de nos jours encore, elle est réservée aux intimes de la profession dans ce lieu géométrique où s’est blotti, lui aussi, le souffleur.

L’Église n’a jamais chassé ses marguilliers du chœur, et ils continuent à occuper dans les cérémonies religieuses la place des marquis sur la scène. La similitude d’un théâtre et d’une église se justifie par la confusion même des édifices à certaines époques et par bien d’autres considérations.

Il faut convenir que ces spectateurs debout ou assis dans les coulisses, ces personnages de qualité qui toussaient ou se mouchaient bruyamment, selon leur degré de noblesse, conversant librement au moment où la pièce languissait, dévisageant la salle, ou parfois même interpellant l’assistance, entrant et sortant librement, et mêlés à l’action dans une intimité toute pirandellienne, ne facilitaient ni le jeu des acteurs, ni l’illusion du lieu que représentait le décor, mais, à bien réfléchir et en dépit du trouble que cette imagination peut jeter dans nos habitudes actuelles, je ne vois guère ce que la suppression de cette incommodité a fait gagner à l’art dramatique et les progrès qu’il a accomplis après cette révolution.

J’admets volontiers que les machinistes ont gagné de la place, que le décorateur a pris ses aises, que la discipline des coulisses en a été facilitée et que le comédien, dont on a débouché les parallèles de départ, a pu aller au combat sans ressembler au monsieur chargé de paquets qui essaye de gagner la dernière place libre dans un autobus.

Ce sont là, évidemment, des avantages, mais l’art dramatique, proprement dit, n’y a rigoureusement rien gagné. Ce n’est pas la présence ou l’absence des spectateurs sur la scène qui importe, c’est l’œuvre écrite, c’est l’imagination et le verbe du poète dramatique. Ce qui importe, c’est le rapport étroit, direct, de l’homme qui parle, c’est-à-dire l’Auteur, et de ceux qui écoutent, c’est-à-dire de l’assistance, du public. Et il n’y a pas d’autre problème que celui-là si l’on veut définir ce que j’appelais tout à l’heure le succès sous son aspect véritable et sa véritable finalité.

Le génie de Crébillon, d’Antoine de la Fosse, ou même de Voltaire, enfin libéré par l’accomplissement d’un si grand progrès, n’a pas enrichi notre littérature dramatique et je préfère encore Andromaque ou Macbeth à l’Orphelin de la Chine ou à Mahomet.

En rêvant sur ce sujet, en considérant l’aspect et la disposition de nos salles modernes, et les continuelles tentatives faites pour leur plus grande modernisation, je me demande même si cet inconvénient dont souffraient autrefois les gens de théâtre n’était pas, à tout prendre, préférable aux prétendues libertés gagnées par cette réforme, et si les débordements et les débauches d’inventions techniques auxquels nous avons assisté depuis cette libération de la scène ont été aussi bienfaisants qu’on pourrait le penser.

Dans cette intimité et cette familiarité du spectateur, la convention théâtrale m’apparaît plus pure et le sens de la cérémonie plus nécessaire.

Les règles de ce noble jeu qu’est le théâtre, me semblent plus strictes sur cette scène qui tient encore de l’estrade et où la véritable illusion, celle que créent l’auteur et les spectateurs, se moque de la fausse illusion de la vraisemblance.

L’œuvre et le génie de l’auteur se devaient de faire appel davantage encore à l’esprit, dans un exercice où le talent du comédien n’avait guère d’autre appareil que le texte.

Pour ma part, si j’avais à choisir, je préférerais ces conditions de travail à celles que nous offrent aujourd’hui beaucoup de nos scènes modernes, majestueusement machinées et truquées où se perpètrent dans des débauches de décors des spectacles douteux. Nous pouvons constater d’ailleurs, aujourd’hui que nous sommes débarrassés enfin de cette amitié, qui paraissait si gênante, du spectateur, combien elle nous était chère par les efforts que nous faisons pour la regagner et combien ce contact nous manque et comme il est toujours notre préoccupation.

La scène libre, protégée de toutes parts, et même par les ordonnances d’État qui déclarent au spectateur égaré dans le couloir des loges « que toute personne étrangère au service ne doit pas franchir la porte de scène », cette scène libre cherche par tous les moyens à revenir au sein du public et à replacer sa pièce et ses acteurs dans le bain d’humanité où leur présence trouve un rayonnement plus efficace. Que ce soient les essais de représentations de comédie ou de tragédie dans la piste des cirques, le reliement de la scène à la salle par un pont suspendu au-dessus de l’assistance, l’accès des comédiens par les allées de la salle, les innovations dénommées « scènes dans la salle » où l’on voit soudain de pseudo-spectateurs se lever et participer au jeu des acteurs, que ce soient les dispositifs scéniques inventés en Russie ou en Amérique, dans lesquels le public cerne à nouveau de curieuses et étranges surfaces destinées à la représentation, que ce soient les tentatives de décoration de la salle qui veut participer à l’action, et où le décorateur s’évadant de la scène, amplifie son rôle, on constate tous les jours, à notre époque, sous une forme ou sous une autre, le désir de l’homme de théâtre de se pousser vers le public, de regagner par tous les moyens cette intimité d’autrefois, dont la nécessité est une des lois de l’art dramatique. Intimité faite de la pénétration de deux éléments, le public et la représentation, dont le pouvoir d’aimantation est, comme en physique, en rapport inverse de la distance.

Les premiers dispositifs, les premières traces qu’ont laissées les assemblées dramatiques en Grèce, nous montrent le public encerclant un espace dans lequel un tonneau ou un tremplin sert de scène à l’action : c’est la forme du cirque et celle du théâtre antique. Ce dispositif naturel prend des aspects différents suivant l’époque et évolue comme le noyau dans le protoplasme de la cellule, mais la question est dans le contact du public, dans son amorçage, dans cette espèce d’osmose du fluide dramatique.

En dépit de tout ce que cette affirmation peut avoir de révoltant ou d’affligeant, il n’y a, au théâtre, qu’un seul problème, si l’on peut désigner ainsi ce qui sera toujours une énigme : le succès.

On peut évidemment parler de la question dramatique en partant d’un point de vue plus noble ou plus abstrait. Mais cette recherche du succès, cette obligation, cette contrainte dans l’art de plaire est ce qu’il y a de plus évident et de plus nécessaire à ceux qui pratiquent notre profession.

Le succès — avoir du succès — avoir un succès, vous ne savez pas, comme nous, ce que c’est. Vous le savez, il est vrai, par la curiosité naturellement déclenchée, ou contrainte par l’opinion générale qui vous mène à contempler le bureau de location assiégé, par l’astreinte d’aller payer ailleurs, et beaucoup plus cher, et sans profit pour nous, aux revendeurs de billets ou aux soi-disant agences de théâtre, les places désirées, par le strapontin mal placé, d’où l’on ne voit pas la scène, où vous serez mal assis, séparé de la personne chère à qui vous avez offert ce plaisir — ou même par le fauteuil très incommode de ce théâtre vétuste où se joue la pièce (dans la profession, nous disons : il y a pas de mauvais théâtre, il n’y a que de mauvaises pièces — ce qui démontre que le succès rend les clients insoucieux de leur confort).

Mais vous ne savez pas l’émotion chaude, le rayonnement intérieur qu’éprouve l’acteur, ou l’auteur, ou le directeur, à ce bruit caractéristique d’un sac de noix qu’on remue ou d’un panier de crabes en tumulte que fait le public, impatient et bavard, au delà du rideau, à ce moment où le régisseur, le pompier de service, les machinistes et les comédiens viennent admirer, avec un sourire de béatitude, par le trou ou la fente du rideau, ces centaines de visages, irradiés d’impatience et d’intérêt. Vous ne savez pas le frémissement voluptueux que donne l’entonnoir d’une salle de théâtre toute enduite d’humanité, cette amplification de sensibilité, cet émoi dont on ne sait plus s’il est fait de tendresse ou d’horreur — lorsque le rideau se lève enfin dans le silence… et qu’apparaît soudain cette masse humaine, « ce monstre, disait Shakespeare, qui a des milliers d’yeux et d’oreilles et qui nous attend, dans l’ombre ».

À ce moment où se polarise sur le comédien qui est en scène ce brusque afflux de sentiments humains, aiguisés jusqu’à l’extrême, accessibles à toutes les nuances, débordants de confiance et de beauté intérieure ; à ce moment-là votre plaisir nous est plus sensible, peut-être, qu’à vous-même.

Si tant est qu’il soit nécessaire de chercher un problème au théâtre, c’est dans l’occultisme redoutable où il s’exerce tous les soirs qu’il faut le considérer ; dans sa magie agissante sur le public et sur l’acteur, dont les moins initiés d’entre nous connaissent les phénomènes ; dans cette incantation, cette sorcellerie que provoque la représentation et dont la pratique naturelle et familière est, cependant, un mystère plus grave que celui du cinéma ou de la T. S. F.

Il n’est pas nécessaire d’avoir vécu longtemps au delà de la rampe, dans cette cellule de l’ancien temple grec qu’est le plateau, pour avoir éprouvé l’atmosphère dangereuse d’une répétition générale — cette atmosphère faite d’une singulière allégresse, toute chargée, à la fois, d’épais sortilèges et de bienfaisantes radiations — et pour épouser aussitôt dévotement, à défaut d’autres révélations, toutes les superstitions qui subsistent au théâtre, comme dans tous les lieux où s’exerce encore le magnétisme du cœur et de l’esprit : superstitions de coulisses ; signe de croix de l’acteur qui rentre en scène ; geste rapide et convulsif de la main qui touche du bois pour conjurer les maléfices qu’attirent le mot « four » ou le mot « succès » témérairement employés ; acteur ou actrice que l’on n’engage jamais parce qu’ils ont la réputation terrible de porter malheur. La liste serait longue si elle ne paraissait trop puérile, mais jamais un machiniste de bonne tradition n’emploiera le mot « corde » ; la coulisse s’emplira de chuchotements apeurés et de désaveux pour le metteur en scène s’il réclame pour son décor un bocal de cyprins inoffensifs ou une cage contenant un oiseau, et jamais un acteur n’a ouvert, sur scène, un parapluie, dans une pièce qui a eu du succès.

Il y a bien quelque ridicule dans tout cela, mais il est tout de même touchant et curieux de le voir persister à notre époque ; j’avoue que, personnellement, je respecte ces superstitions et j’y participe sans aucune honte. La lecture des Mémoires de Carlo Gozzi qui fut le dernier grand poète dramatique de la Commedia dell’ arte, suffirait à me justifier.

Je me permettrai seulement, pour en expliquer l’obscurantisme rétrograde (et sans vouloir insister), de vous proposer quelques-unes de ces questions dont l’insolubilité pourrait, à juste titre cette fois, revendiquer le nom de problème.

Pourquoi un théâtre de 700 places qui obtient certain soir un succès foudroyant, voit-il régulièrement pendant un certain nombre de soirées une moyenne de 700 spectateurs se diriger vers ses 700 fauteuils, et pourquoi n’y a-t-il pas 1 400 personnes un jour, et point du tout le lendemain ?

Je ne crois pas que les mathématiques, la physique ou la statistique suffisent à expliquer ce phénomène. À l’heure triste du crépuscule dans la ville, au moment où nous éprouvons avec une légère angoisse l’approche de la représentation, quand on est un peu las et que les passants semblent maussades ou dédaigneux, j’ai souvent regagné le théâtre à pas pressés, pris d’une espèce de panique, effrayé à l’idée d’un théâtre vide, ce soir-là, et rassuré seulement et émerveillé à la fois de voir, vers huit heures et demie, le public venir s’asseoir dans les fauteuils.

Pourquoi, dans une population de plusieurs millions d’habitants, y a-t-il tous les soirs 700 personnes et 700 personnes seulement (mathématiquement il y a un ou deux pour cent d’écart, c’est-à-dire de 693 à 707 personnes) pendant plusieurs semaines, pour venir, sans convocation, sans titre spécial, sans entente entre elles, s’assembler dans le même lieu ?

Cet appel du public n’est pas qu’un simple phénomène de capacité, assimilable à celui d’un tuyau d’aération dont l’appel d’air et le débit sont en rapport avec la section du tube. Le tuyau du poêle ne tire pas tous les jours de la même façon, et ce n’est pas seulement le soleil ou le vent qui modifient son tirage. La parfaite connaissance de cet humble problème a provoqué, comme beaucoup d’autres, le dépit de bien des savants.

Les gares, les plages, les hôtels des villes d’eaux, les champs de manœuvre, et même les champs de course, ne présentent pas ces caractéristiques et ces constantes, ils n’ont pas la même vie unanime, dirait Jules Romains, ni la même âme que les théâtres. Car le théâtre a une âme ! Une âme qui se forme petit à petit par les concrétions successives des pièces qu’il joue. Il y a, dans un théâtre, une sorte de crasse dramatique qui se dépose peu à peu dans ses flancs, un relent ou un parfum qui s’en dégage. Il y a dans un théâtre, par exemple, une acoustique qui, en dépit de tous les spécialistes, ne se corrige jamais, qui a une espèce de vie et d’existence suivant l’heure, le décor, la pièce, les acteurs et le public (et on peut dire d’une salle qu’elle a l’acoustique qu’elle mérite). Un théâtre a une sonorité dramatique personnelle, une nature dramatique individuelle, et un théâtre a sa santé, une bonne ou une mauvaise santé, suivant aussi ses acteurs, son directeur, son auteur et son public, le succès ou l’insuccès de son répertoire.

Lorsque nous sommes entrés à l’Athénée, en manière d’offrande et de purification aux dieux lares qui avaient abrité Debureau, et aux ombres tragiques et comiques de Thalie et de Melpomène, nous avons pensé nécessaire de représenter d’abord l’Amphitryon de Giraudoux.

Voici un fait bien connu des gens de théâtre : pourquoi la présence dans une salle, de tel ou tel spectateur, crée-t-elle une irréductible résistance au jeu de la pièce ?

— Qu’est-ce qu’ils ont donc, ce soir ? Et tout d’un coup, l’un d’entre nous dit : « M. Un Tel est dans la salle. » Tout s’explique, c’est lui qui empêche les effets de se faire.

Ce genre de spectateurs dont je pourrais vous citer des noms, est non-conducteur et empêche le phénomène de fusion ou de cristallisation, comme dans le creuset la mauvaise terre d’un minerai, ou dans le cristallisoir du chimiste l’impureté d’une solution.

Pourquoi, à la quinzième réplique, exactement, de Knock, au moment où, désignant avec inquiétude sa vieille guimbarde automobile, le chauffeur de Bouquet-Parpalaid s’approche pour lui demander : « Je mets en marche ? » et que, faussement assuré, Bouquet-Parpalaid répond de sa voix suave : « Oui, oui, commencez à mettre en marche, mon ami », pourquoi, si le public rit, à cette quinzième réplique, mon cher Bouquet est-il rassuré et me cligne-t-il de l’œil, à la dérobée : c’est qu’il est sûr que la salle sera bonne, ce soir-là. Et pourquoi, si le public ne rit pas, à cette réplique, ne pouvons-nous, d’aucune manière, le dérider ?

N’allez pas dire que cette épreuve ne soit pas rigoureuse ; j’ai vu la mine épanouie ou désappointée de Bouquet, plus de mille fois et je me permets, en son nom, d’en formuler la loi irréfutable, juste fruit de ses observations.

Pourquoi devine-t-on toujours, en scène, deux secondes avant qu’il se produise, ce silence sonore que va créer tout à coup le trou de mémoire de votre partenaire ou le lapsus qu’il va commettre ?

Pourquoi, au théâtre, certains personnages, en général des personnages historiques ou légendaires, ont-ils la réputation d’être tabous ? Et pourquoi les acteurs ayant joué ces personnages ont-ils été envoûtés par ces incarnations ? Je pourrais citer l’exemple d’un acteur allemand, que le fait d’avoir endossé le costume de Frédéric le Grand, coiffé sa perruque et manié sa canne et sa tabatière, a jeté dans une véritable déchéance, en réduisant son mimétisme à cette seule et grande figure.

Pourquoi Renoir, qui était au jardin (à droite de la scène), tandis que j’étais à la cour (à gauche de la scène), a-t-il senti comme moi, au même moment, dès les premières répliques de la Margrave, d’Alfred Savoir, que la partie était perdue et que la pièce ne marcherait pas ? J’étais, à ce moment-là, en coulisse, attendant mon entrée, et je me rappelle l’effroi que j’éprouvais à écouter mes camarades et à sentir, moi aussi, comme un courant d’air froid, la désaffection de la salle entière. Je cherchais à m’en expliquer les raisons, en attribuant les causes au fait que peut-être je m’étais trompé dans la mise en scène, que peut-être j’avais mal fait attaquer la pièce, que peut-être le public n’était pas encore en train, que peut-être le début de la pièce n’était pas bon ou que la pièce ne devait partir que plus loin ; mais lorsque rassemblant tout mon courage, j’entrai à mon tour sur le plateau avec l’énergie du désespoir, pourquoi ai-je définitivement compris dans cette sourde hostilité, ce froid glacial, que la pièce n’aurait aucune réponse du public ?

Pourquoi et comment apprécie-t-on, au théâtre, sans erreur possible, le sens du silence que fait le public ? Et pourquoi ne confond-on jamais son indifférence avec son émotion ? Le silence de cette stase dramatique, que fait une masse humaine, hypnotisée par la terreur ou la pitié, n’est pourtant pas différent, à l’oreille, du silence sécrété par l’ennui ou la réprobation des spectateurs.

Le rire, lui non plus, ne trompe pas. Et pourquoi, s’il s’adresse au ridicule personnel du comédien dont la perruque vient de tomber, ou qui s’obstine à ouvrir une porte à l’envers, pourquoi ce rire est-il si vite et si naturellement authentifié, par ceux même qui sont en coulisse, qui devinent aussitôt que quelque chose d’anormal vient de se produire.

Un jour que je disais à Antoine mon goût et mon admiration pour l’Assomption d’Hannele Mattern, de Gerhardt Hauptmann, et mon intention de monter cette pièce, je l’entendis, de sa voix coupante et péremptoire, dire : « Mon petit, vous ne ferez pas un sou, j’ai adoré cette pièce, j’ai essayé dix fois de la monter, au théâtre Antoine, à ma première direction à l’Odéon, et encore à ma deuxième direction, ça n’a jamais marché. Ne faites pas ça, elle a un sort. »

Et quand j’ai monté Tripes d’or, de Fernand Crommelynck, à un moment de ma carrière où les huissiers dans les couloirs du théâtre étaient bien aussi nombreux que les spectateurs dans la salle, Antoine, qui m’accueillait chez lui paternellement, s’inquiétant de mes difficultés, après m’avoir félicité et s’être réjouit que je monte une œuvre de Crommelynck, et après que je lui en eus raconté le sujet, changea de visage. L’espoir que je lisais dans ses yeux s’éteignit, je vis sa moue s’allonger, et d’un air dépité, il me fit, simplement : « Dommage ! » C’était une pièce sur l’argent ; jamais, au théâtre, on n’a gagné d’argent en en faisant le thème de la pièce.

Et, par contre, à quoi tient le succès des œuvres de Pirandello ? À ce que Pirandello touche directement et uniquement à ce que j’appellerai là magie dramatique, à ce qu’il a osé par un tour d’esprit peut-être sacrilège, reaimanter de vieilles formules et transmuer des valeurs dramatiques mises au rebut depuis longtemps. Cette reaimantation, cette transmutation emprunte aux mystères de l’art dramatique. Et les six personnages qui entrent en scène en quête d’auteur, par exemple, ne sont vivants que parce qu’ils ont dissocié ou divulgué le secret de l’intrigue au théâtre — j’allais dire qu’ils l’ont profané — car il y a dans tout le théâtre de Pirandello une sorte de violation des secrets et des formules dramatiques ; le personnage, éventré par une main cruelle, se promène sur la scène en trainant ses ressorts et ses engrenages après soi et cherche à éveiller chez le spectateur une curiosité anormale.

Et maintenant, à quoi tient, par contre, le succès des pièces de Jean Giraudoux ? Il n’est pas de même nature que celui-là. Il tient, lui aussi, il est vrai, à la magie dramatique, mais à une magie dramatique de bon aloi et de grande tradition, la seule qui soit : celle du Verbe.

Au lieu d’un sorcier qui opère par sternomancie, ou libanomancie, comme font les sibylles et comme dit Rabelais, nous avons affaire à un véritable magicien du théâtre, à celui qui possède cette éloquence particulière, ce don sacré de la parole qui, différenciant les écrivains de théâtre, élève et isole, au delà des dramaturges, l’homme élu et prédestiné.

Pour nous tous qui avons joué ses œuvres, cela a été une révélation et une surprise de voir et de sentir pour la première fois le public dans un état d’attention aisée, constante et émue, et d’éprouver pour notre compte le silence charmé d’une salle ravie par la magie d’incantation que donne, seul, le poète.

Nous pouvons dire que seuls les grands écrivains provoquent cette stase dramatique, cet émoi profond où l’auditoire est charmé et fasciné à la fois par une parole, comme de prédilection. L’assistance entière, dans Amphitryon, est atteinte profondément par cette familiarité lyrique, où à l’aube des combats « l’odeur du restant de pâté de lièvre arrosé de vin blanc s’introduit entre l’épouse en larmes et les enfants qui sortent du lit un par un, tandis que retentissent les trompettes de la guerre ».

J’entends souvent des gens me dire : « Croyez-vous que Giraudoux restera ? » Ce que je puis répondre, c’est qu’il est, et c’est tout ce qu’il est nécessaire de savoir, aujourd’hui. Et s’il vous prenait l’idée de vous lever tous ensemble pour renier, peut-être, mon admiration, et me déclarer que vous n’aimez pas Giraudoux, je vous dirais, par tout ce que j’en sais et tout ce que j’en ai éprouvé, que vous avez tort, qu’il y a trois cents salles qui ont été enchantées par ce thème d’Amphitryon déjà trente-sept fois célébré, et que le succès est la preuve de l’art de Giraudoux. Je dis « son art » car à l’analyse vivante que nous avons faite en l’interprétant trois cents fois, il est impossible de trouver, dans le métal pur de ses pièces, d’autre élément de succès que celui du thème dramatique et du verbe dramatique, de l’imagination et de la parole, les deux seuls éléments simples de l’art du théâtre.

À quoi tient le succès de Giraudoux ? À la magie incantatoire du verbe dramatique. Il n’y a pas d’autre raison.

Je m’étonnerais fort si, dans une nouvelle vie, où je serais machiniste ou décorateur, je ne retrouvais pas, sur la scène future, familières et révérées, les œuvres qu’il a produites, alors que seront oubliés bien d’autres succès dont il ne restera plus que les décors poussiéreux. Si la langue de Racine est toujours parlée en France, dans deux cents ans on jouera encore le théâtre de Jean Giraudoux. C’est à son succès qu’il faut songer pour comprendre la définition du mystère dramatique. Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakespeare, Racine, Schiller, Gœthe, plus ou moins grands, sont des poètes dramatiques ; Giraudoux en est un, parmi eux, et je pense que vous ne vous étonnerez pas de cette opinion : c’est nous qui l’avons joué.

N’aurais-je d’autre titre de gloire, dans l’exercice de mon métier et de ma carrière, que d’avoir joué ses œuvres, celui-là me suffirait.

Tout ceci n’est probablement pas inexplicable, un esprit plus savant que le mien rangerait aisément ces exemples dans des casiers bien étiquetés à l’usage de ceux qui veulent tout comprendre et ont décidé de ne pas laisser son charme à la vie. Le marin sur son bateau, le soldat dans la tranchée, le joueur devant le tapis vert, le cultivateur ou le vigneron devant leur récolte, ont eux aussi une âme singulière ; les phénomènes de prémonition, de détection et de télépathie leur sont habituels, comme à nous, gens de théâtre, parce que ce sont des métiers où le risque souffle et où l’esprit vibre dans cette bienfaisante inquiétude, où la sensibilité, à la fois vacillante et exaspérée, donne à la vie son sens et son prix.

Tout ce qui vit véritablement, tout ce qui concerne les opérations où sont mêlés le cœur et l’esprit de l’homme, est empreint d’un mystère qui en est à la fois la cause et la fin et qui est indispensable au fait de vivre. Et il y a, de toute évidence, dans l’exercice de notre profession, dans la cérémonie dramatique, des notions moins sommaires qu’il y paraît.

À la scène, ces phénomènes prennent leur évidence dans une exaltation exceptionnelle, et si l’homme condamné à l’usine, à l’officine, au bureau, au magasin, ou à sa boutique, va encore au théâtre, c’est qu’il y trouve l’atmosphère nécessaire à la respiration de son cœur et de son esprit.

Pendant longtemps et dans toutes les civilisations, la scène a été un lieu sacré, mais du jour où les hommes en ont déménagé la religion et l’ont installée dans des édifices spécialisés, l’acteur, cet ancien prêtre d’Éleusis défroqué, a été excommunié et la scène est devenue un lieu de Sabbath.

Je crois qu’il est impossible d’écrire une philosophie du théâtre, mais je rêve qu’un jour quelqu’un, peut-être, écrira une physique ou une métaphysique théâtrales, qui éclaireront la nature de ces cérémonies, en dégageront les lois et les constantes inexplicables, science comparable à celles qui étudient ou décrivent le régime des vents, les courants marins ou la gravitation des astres, ou à celles qui ordonnaient les temples grecs ou les pyramides d’Égypte, les cérémonies religieuses antiques et les coutumes des anciennes civilisations, sorte de connaissance où le phénomène minutieusement connu et pieusement enregistré reste cependant dans le nuage doré de la mystique nécessaire.

Mais revenons à ce problème du théâtre, revenons au succès : je voudrais pouvoir décrire le succès au théâtre ; ce paroxysme de la représentation, cette effusion d’où naît le tumulte de l’applaudissement, ce moment dramatique où une même âme saisit et cristallise tout d’un coup la salle entière, par une magnifique et miraculeuse contagion — cette unanimité qui fait communier les êtres les moins choisis et les plus réfractaires à ce mélange — dans une même idée, ou un même sentiment, avec une reconnaissance dont la chaleur nous exalte et nous comble.

Lorsqu’on dit au théâtre « la salle entière », c’est comme dans l’histoire quand on dit « le peuple entier ». Que ce soit au couronnement des rois de France, aux fêtes révolutionnaires du Champ-de-Mars, à la traversée de l’Atlantique par les airs, à la mobilisation de 1914 ou à l’armistice de 1918, le phénomène est le même, la qualité et la nature de cette effervescence et de cet enthousiasme sont rigoureusement semblables.

Le succès au théâtre, c’est aussi un mot de Jules Renard qui va nous en apporter une nouvelle et nécessaire définition… et donner un autre ton que celui du pathétique. Ce mot de Jules Renard concerne la préposée à la location, cette dame sans jambes de 11 heures du matin à 8 heures du soir qui, assise derrière un guichet, loue à l’avance les places pour le spectacle ! Si, parlant de cette dame, on répond au directeur qui s’informe comment marche la location pour la soirée : « Monsieur, c’est bien simple, aujourd’hui la buraliste n’a pas eu le temps de faire pipi », on a la définition du succès.

Voilà ce qu’est le succès, sous ses deux aspects bien différents, bien opposés et très humains tous les deux, mais rigoureusement indispensables tous les deux à la profession théâtrale.

Le commerce théâtral, malgré son caractère utilitaire, est, à l’origine des temps, un sacerdoce qui prend sa source aux mobiles les plus nobles et les moins intéressés du cœur humain, mais il y a au flanc de tout sacerdoce, si glorieux soit-il, une abominable plaie qui oblige le prêtre à vivre de l’autel, le soldat de son épée et l’avocat, comme le médecin, de leurs clients.

Je ne crois pas qu’il soit bien à propos, à notre époque, d’insister sur ce sacré besoin d’argent que Jules Renard arrose de son ironie — vous avez tous les oreilles rebattues de nos difficultés financières… sans compter les vôtres.

Disons-le cependant, le théâtre est un petit commerce au jour le jour, ou à la petite semaine. Une pièce qui ne fait pas recette ne peut pas rester à l’affiche. Ici le génie n’a pas de crédit. Le génie n’a pas de crédit comme dans les autres arts, où le peintre, le graveur, le musicien, le romancier, ont tout de même le droit d’accumuler, dans la patience et la misère, les fruits de leurs travaux et de leurs talents.

Ni l’auteur, ni l’acteur, ni le directeur ne peuvent vivre sans le succès, sans cet acquiescement matériel et moral : sans la recette du guichet et sans les applaudissements. D’ailleurs le public donne rarement l’un sans l’autre.

Et voici donc le problème et la loi du théâtre ; avant toute autre considération, le théâtre doit être d’abord une affaire, une entreprise commerciale florissante, c’est alors seulement qu’il lui est permis de s’imposer dans le domaine de l’art. Il n’y a pas d’art dramatique sans succès. Il n’y a pas d’œuvre dramatique valable si elle ne trouve son public pour l’écouter et la faire vivre. Effroyable alternative dont il faut épouser les deux termes à la fois, et qui place le théâtre sur la pente de toutes les sollicitations et de tous les compromis, même de celui de la mode. À la méditer, à la pratiquer, cette loi éclaire toutes les activités théâtrales et explique toutes les tendances et tous les procédés dramatiques. Telle est cette nécessité où le temporel et le spirituel s’épousent et s’opposent et qui pourrait expliquer, à la fois, les amères voluptés de notre métier, sa misérable grandeur, son mystère et aussi ses vertus de perfection.

La collaboration nécessaire et aveugle d’un public qui est, en même temps, le but et la sanction de l’œuvre dramatique, asservit le théâtre à la nécessité de plaire.

Ce n’est pas tellement l’appétit du gain, ni la vanité qui réclame sa pâture, qu’il faut chercher ici dans le gout de plaire. Chez l’auteur, comme chez l’acteur aussi, cela tient de plus près aux tourments du cœur, que les honneurs et les richesses ne rassasient. Nous avons tous besoin de sentir des visages et des cœurs tournés vers nous, soyez-en bien surs. Le boulanger qui vend son pain, la fleuriste qui vend ses fleurs, ne le font pas tant pour vivre que pour se sentir moins seuls et je ne veux pas parler ici du besoin plus grave et plus profond qui fait parler le poète, ou de celui, plus modeste, mais tout aussi impérieux, de l’interprète qui cherche à vivre une fiction. Tous ceux qui travaillent de près ou de loin à l’œuvre dramatique sont mus par ce besoin de plaire que seul le succès contrôle, sanctionne où récompense.

Dans les tourments inventés dans son Enfer, le Dante a oublié celui de l’auteur ou de l’acteur contraints d’être joué ou de jouer devant une salle vide de public, où les voix seraient muettes et où les mauvaises vocations théâtrales périraient lentement par asphyxie. Pour qu’il prenne conscience de lui, pour qu’il progresse, pour qu’il vive de son métier matériellement et spirituellement, il faut, à l’acteur comme à l’auteur, un public qui l’approuve.

À l’heure des conclusions, c’est encore une nouvelle définition qu’il faut donner pour exprimer plus complètement le sens de cette expression du succès au théâtre.

Molière, contraint, lui aussi, à la loi du succès, après avoir constaté que « c’est une étrange entreprise de vouloir faire rire des honnêtes gens », le formule avec, sans doute, un peu de mélancolie : « Le grand art est de plaire. » Tel est le nouvel aspect du succès, la réussite dans l’art de plaire.

Eschyle ou Sophocle écrivaient une pièce pour plaire, ils l’écrivaient pour obtenir le prix du concours dramatique que décernait le peuple d’Athènes. Quand Shakespeare transformait l’histoire ou la légende en chefs-d’œuvre, c’était pour plaire au public du théâtre du Globe, et Corneille, Racine et Molière ont cherché à plaire, tout comme Sacha Guitry cherche à plaire.

C’est de ce point de vue que l’on peut découvrir tout le panorama dramatique, que l’on peut tout juger et tout comprendre, dans notre profession. C’est de ce point de vue que l’on peut, en discriminant les moyens employés dans l’art de plaire, classer les œuvres, apprécier les hommes qui les ont écrites et juger aussi le public à qui elles s’adressaient. L’histoire de l’art dramatique, écrite en tant que traité pratique et théorique de l’art de plaire, ou des différentes manières de plaire, offrirait une abondance de commentaires féconds où notre connaissance du théâtre trouverait, en même temps que le sens de la tradition, les exemples les plus démonstratifs des lois de l’art dramatique.

Une pièce, ce jeu d’un soir, est une conversation entre l’auteur et le public, une sorte de proposition spirituelle offerte et reçue ou refusée. C’est sur cette convention partagée ou rejetée qu’il importe d’abord de s’entendre et de faire un choix, pour l’auteur qui écrit la pièce, pour les acteurs qui la jouent et pour le public qui va l’entendre.

Mais, dans cet art, c’est l’auteur qui est le point de départ et le premier responsable, c’est lui qui est au sommet de cette trinité, c’est le créateur. Seul, il a droit à ce titre, car tout dérive de lui et le problème du succès, l’art théâtral, aboutit en définitives ascensions et se situe enfin sur le plan de la production, c’est-à-dire des œuvres, des écrivains.

Si j’écris jamais un traité sur l’art dramatique, je me bornerai à faire parler tous ceux qui, dans un théâtre, concourent à la recherche et à l’exécution des jeux qui s’y ordonnent.

Je suis sûr que leurs propos viendront à l’appui de mes affirmations.

Le comédien, mandataire et témoignage vivant de l’auteur, qui traduit les sentiments du poète dramatique, en sait plus long, à vivre sur une scène, que beaucoup de ceux qui méditent ou qui parlent du théâtre. Renoir, à qui je proposais, un jour, la lecture d’une longue et savante étude critique sur un rôle classique important qu’il va interpréter — après avoir balancé un moment, aux éloges que je faisais sur cette étude — me répondit, avec sa simplicité habituelle : « Non, cela ne m’intéresse pas. » Et comme j’insistais, étonné de son refus, il me dit tout à coup, après un nouveau silence :

— Non, je t’assure, mon vieux, ça ne m’intéresse pas. Ces gens-là, vois-tu, ne sont pas au départ, ils sont à l’arrivée.

Et c’est là la différence des points de vue, c’est qu’il faut être au départ, et courir la course, et mener le jeu pour savoir ce qu’est notre métier. Les autres, le public, comme la critique, ne sont qu’à l’arrivée.

Il n’y aurait qu’à recueillir les propos entendus durant les semaines où l’on prépare une pièce pour comprendre le point de vue que j’ai envisagé ici — qui est le point de vue professionnel — et qui reste étranger à toute esthétique gratuite.

Je me souviens d’une réplique d’un accessoiriste que je me permettrai de citer ici en exemple. L’accessoiriste du théâtre est l’homme chargé de recueillir, de fabriquer ou même inventer les objets mobiliers, décoratifs ou vestimentaires employés sur scène et dont le répertoire n’a pas de limite, de l’utile au superflu, à travers toutes les époques et tous les pays. Nous montions une pièce hongroise que je ne désignerai pas et je communiquais à ce brave homme la liste complète et nombreuse de tous les objets qu’il avait à fournir. Il la lut lentement, sans enthousiasme, avec même un peu d’étonnement, et, levant vers moi les yeux, par derrière ses lunettes, et me regardant avec pitié, il me dit : « Mais, monsieur Jouvet, ce n’est pas une pièce, ça ! C’est le Mont de Piété ! »

Vu sous cet angle, par ce modeste collaborateur, le jugement gardait tout son pouvoir et tous ses droits, l’épreuve lui donna d’ailleurs raison, la pièce ne réussit pas.

Et pour conclure et amplifier cette anecdote, je vous proposerai un jeu de devinette à l’usage des amateurs de théâtre que j’appelle « jouer à la métaphysique de l’accessoire ».

— Qu’est-ce qui se joue dans une épicerie de campagne où il faut :

Un comptoir, une voilette, un sac à ouvrage avec de quoi tricoter, un roman feuilleton, un brevet d’institutrice encadré sous verre, une pipe, du tabac, unie corbeille d’œufs, des paquets de livres et une facture, une lampe à pétrole emballée dans un panier, une corbeille à ouvrage avec une chaussette trouée, une boule pour repriser les bas, un pain entamé, une assiette de fromage, des lunettes dans leur étui, un petit peigne de femme, une bouteille d’eau-de-vie et un petit verre, un torchon… J’en passe. Que peut-on jouer avec ces détritus ? Vous l’avez deviné. C’est Blanchette, d’Eugène Brieux, un des chefs-d’œuvre du Théâtre-Libre.

Par contre, que faut-il à Marivaux ?

Avec deux cannes, une marguerite à effeuiller, un éventail, trois billets, un portrait, une bourse, une miniature avec son écrin, six guirlandes de fleurs. La Surprise de l’amour.

Et au grand siècle du théâtre ? Un mur de marbre, et, de chaque côté, deux ou trois marches pour monter. D’un côté du théâtre, un mûrier, un tombeau entouré de pyramides, des fleurs, une éponge, du sang, un poignard, un voile, un antre d’où sort un lion du côté de la fontaine, et un autre antre, à l’autre bout du théâtre, où il rentre. C’est Pirame et Thisbée, de Théophile de Viau.

Et si le théâtre est une chambre à quatre portes avec un fauteuil pour le roi ? C’est le Cid.

Le théâtre est un palais voûté ; il faut une chaise pour commencer. C’est la Phèdre de Racine.

Quelle est la pièce où il faut absolument un lévrier qui meurt en scène, pour rendre toute l’action vraisemblable ? C’est la Reine Margot, d’Alexandre Dumas.

Mais, dans une chambre, avec six chaises, trois lettres, et des bottes, on joue le Misanthrope.

Pour représenter Angélique et Médore, de Dancourt, que faudra-t-il ? Une batte, mais le théâtre est à volonté.

Et à Molière encore pour jouer son École des femmes, que faut-il ? Une bourse et des jetons.

Nous n’en sommes plus là — et c’est peut-être dommage. Il serait en tout cas instructif d’y réfléchir et d’en rechercher les raisons.

C’est sans doute en partant de ces considérations qu’il faut chercher les vrais problèmes du théâtre.