Réflexions du comédien/Où va le théâtre ?

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Éditions de la Nouvelle Revue Critique (p. 7-15).

OÙ VA LE THÉÂTRE ?

La répétition est finie. Je suis remonté dans mon bureau où soudain entre Pierre Renoir. Il vient, comme d’habitude, parler avec moi du travail.

— Où va le théâtre d’aujourd’hui ? lui dis-je.

Il me regarde un instant avec son calme passionné :

— Qu’est-ce que ça peut bien te faire ? répond-il.

— C’est parce qu’on me le demande.

— Des gens sérieux ?

— Très sérieux.

— Alors dis-leur qu’ils attendent cinquante ans pour le savoir.

— Mais, c’est justement parce qu’ils voudraient le savoir tout de suite…

Il a l’air de réfléchir, puis il me dit :

— On ne peut jamais savoir où l’on va, mais tu peux leur dire d’où l’on vient, c’est déjà ça…

— Oui, dis-je, c’est une façon de faire le point.

— En tout cas, notre époque n’est pas une époque d’innovation. C’est ce qu’il y a de rassurant.

— Nous ne sommes pas des novateurs ?

— En aucune façon, et, je te le répète, c’est ce qu’il y a de plus réconfortant.

Et comme il n’aime guère ce genre de conversations, Renoir est sorti avec cette indifférence apparente qui le définit.

Je suis resté seul, à réfléchir sur ce propos. Je n’ai guère l’habitude de me poser de semblables questions : Où va le théâtre d’aujourd’hui ?

Dans une interview obligée, on s’en tire par quelques moulinets de paroles, des propos vagues ou des termes généraux, qui suffisent à noircir le papier, satisfont l’interviewer et comblent le loisir du lecteur. Mais c’est une tout autre affaire si l’on veut y réfléchir sérieusement.

Dès qu’il est appelé à se prononcer sur son métier, le professionnel pense selon la conception particulière qu’il en a et son jugement ne s’exerce qu’en comparant sa technique personnelle à celle de ses devanciers. Pour un homme de théâtre, le théâtre de l’avenir est celui qu’il fait ou qu’il ambitionne de faire, et il donne inconsciemment comme règles de l’art ses propres goûts ou ses propres méthodes de travail.

Voilà ce qu’il est peut-être le plus important de s’avouer à soi-même avant de se prononcer, et ce qu’il est le plus nécessaire d’avouer à la clairvoyance de ceux qui vous interrogent.

On ne meurt que d’indifférence ou de ce qu’elle entraîne après elle cette stagnation qui précède les décompositions. C’est de quoi, voici trente ans, le théâtre était menacé. Décomposition d’une convention qui avait fait jusque-là sa noblesse, raréfaction ou indifférence des spectateurs et indifférence aussi des pouvoirs publics. Le théâtre n’est prospère que dans la contrainte ou la protection : il macérait dans cette indifférence.

Issue du réalisme poétique du moyen âge où fleurissait cependant, par le sentiment religieux, par l’allégorie et le symbole, une vraie poésie dramatique, la convention théâtrale, cet accord, ce consentement harmonieux et équilibré entre un public, des acteurs et des auteurs, avait atteint au xviie siècle un point de perfection et de pureté que l’on n’a jamais retrouvé. Cette convention s’exprimait par un rapport spirituel unique entre une écriture et une exécution qui nous servent encore d’exemples.

Puis, peu à peu, elle décroît dans une série d’évolutions où le théâtre reflète ces époques successives dans lesquelles Marivaux et Voltaire, Beaumarchais puis Hugo, Musset, Alexandre Dumas, Émile Augier, enfin Eugène Manuel, font avec le public une conversation dont les sentiments, les idées et le langage s’infléchissent de plus en plus, jusqu’au dialogue de Zola et d’Oscar Méténier, jusqu’à ce naturalisme qui a trouvé son expression exacte dans le théâtre qui nous a précédés et qui s’intitulait : Théâtre Libre.

Curieuse époque, éprise de sciences exactes, soucieuse de vérités démontrables et vérifiables, qui découvrit, avec le vélocipède et le phonographe, « la pièce à thèse » et la « pièce sociale » et engendra « le théâtre d’idées ». Étrange liberté de ce théâtre libre conquise par des décors qui voulaient être vrais, munis de vraies portes et de vraies fenêtres, ornés de vrais végétaux, meublés de vrais animaux. L’art consistait à répandre une pluie véritable sur la scène, à montrer une boucherie avec de vrais cadavres d’animaux, de vraies soutes avec du vrai charbon, des lavoirs avec de l’eau où l’on pouvait laver son linge, des mastroquets avec de véritables comptoirs de zinc. Chaque pièce amenait une flore et une faune authentiques : le géranium et le mouton, les roseaux et le bœuf, les poules, le canard et le lapin, installés sur la scène dans un naturel dérisoire, participaient à la cérémonie dramatique et communiaient à des célébrations dont les conflits ouvriers, les tableaux de grève, la famille, l’adultère et le divorce, la syphilis et le féminisme étaient les débats essentiels.

« Oui, monsieur ! s’écriait avec véhémence le directeur, je reconnais le bien-fondé de vos critiques sur cette pièce. Le héros n’est peut-être pas d’une psychologie très étudiée (le héros était en l’espèce un professeur de lycée). Son cas est banal, c’est une aventure assez quotidienne… — Oui, monsieur ! Mais au troisième acte, hein !… au troisième acte… il couche avec la bonne ! »

C’est la période de la « tranche de vie ».

Amoindrissement du spirituel, mort de l’imagination et du merveilleux, avilissement du langage, tels sont les caractères du théâtre de cette époque.

Cette merveilleuse convention théâtrale que nous avaient léguée les classiques, dépouillée de sa magie, abandonnée par la poésie, semble à jamais perdue. Elle est remplacée par une convention nouvelle, « une innovation » que le souci et le goût de vérité révèlent à nos prédécesseurs : l’invention, la découverte du quatrième mur de la scène. Pouvoir représenter une pièce comme si son action s’accomplissait réellement, et que le spectateur ait l’impression d’y assister par indiscrétion ou par surprise, telle était la plus parfaite ambition de cet art dramatique. L’acteur n’animait son personnage qu’afin de permettre au public de se donner l’âme d’un voyeur.

Nos prédécesseurs étaient des novateurs.

Le théâtre venait de perdre sa vérité au profit d’une exactitude et d’une vraisemblance qui allaient tuer et abolir à jamais la vraie illusion du théâtre. Le règne du spirituel s’achevait : le Théâtre Libre annoncé par la photographie était l’ange annonciateur du cinéma.

Et le cinéma vint, machine-outil toute neuve, monstre dévorateur de matière dramatique sous toutes ses formes. C’est d’abord le Théâtre Libre qui la lui fournit ; c’est de ce cocon, en effet, qu’est sorti l’éclatant papillon qui aujourd’hui palpite inlassablement sur ce quatrième mur enfin matérialisé.

Le naturalisme, déjà mort-né à sa naissance, était mort parce qu’il n’était qu’un aboutissement. Les fidèles qui voulaient croire à ce nouveau messie exaltèrent longtemps leur croyance en s’envoyant cette dépêche si connue : « Naturalisme pas mort ». Ce télégramme-scie est aujourd’hui un faire-part définitif.

Nos prédécesseurs étaient bien des novateurs.

Si le théâtre d’aujourd’hui tend vers quelque chose, c’est vers une vie où le spirituel paraît avoir reconquis ses droits sur le matériel, le verbe sur le jeu, le texte sur le spectacle. C’est vers une convention dramatique faite de poésie, de grâce et de noblesse.

La scène française est aujourd’hui sans histoire. Le temporel ne s’y accuse que par un retour au souci dramatique qui est celui des grandes époques, à ces problèmes éternels, à ces préoccupations humaines qui créent entre des hommes assemblés une entente secrète, un plaisir commun et partagé, où la sensibilité et la sympathie s’échangent et se répondent. C’est un retour à la vraie tradition de théâtre : c’est une époque de rééducation. Quelques auteurs ont gardé le goût de l’écriture et de la pensée, le sens de l’éloquence dramatique, l’art d’inventer pour notre usage des actions où les personnages s’offrent à nous sans autre intention que de s’avouer, de se confesser, pour le bénéfice de nos sentiments et de nos émotions.

Si le théâtre d’aujourd’hui va vers quelque chose, c’est vers ce divertissement de choix où le spectateur aussi bien que l’acteur retrouve sa qualité d’homme et de semblable, où la cérémonie théâtrale reprend un peu de la distinction et de la noblesse de ses premières célébrations. Le théâtre va peut-être rejouer un rôle dans la nation en contribuant à sa vie spirituelle, et assumant à nouveau et sans honte son rôle culturel et sa mission.

La sensibilité et l’intelligence, qui sont après tout les immortels ingrédients de la vraie grandeur, viennent de réapparaître sur la scène française.

J’en étais là de mes réflexions quand Renoir revint.

— Où en es-tu ? me dit-il.

— J’en suis à cette idée que nous ne sommes pas des novateurs, je crois que tu as raison ; nous sommes ou serons des continuateurs.

— Si tu veux. C’est plus joli.

— Mais un novateur, qu’est-ce donc, d’après toi ?

— C’est un homme qui déteste ses prédécesseurs.

— Ce n’est pas mon cas, fis-je.

— Et qui déteste plus encore ses successeurs !