Réflexions et Maximes (Vauvenargues)/331-700

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Œuvres de Vauvenargues, Texte établi par D.-L. Gilbert, Furne et Cie, éditeurs (p. 423-472).

331. [La naïveté est lumineuse ; elle fait sentir les choses fines à ceux qui seraient incapables de les saisir d’eux-mêmes.]

332. La naïveté se fait mieux entendre que la précision ; c’est la langue du sentiment, préférable à celle de l’imagination et de la raison, parce qu’elle est belle et vulgaire[1].

333. Il y a peu d’esprits qui connaissent le prix de la naïveté, et qui ne fardent point la nature. Les enfants coiffent leurs chats, mettent des gants à un petit chien ; et devenus hommes, ils composent leur maintien, leurs écrits, leurs discours ; j’ai traversé autrefois un village, où l’on assemblait tous les mulets, le jour de la fête, pour les bénir, et j’ai vu qu’on ornait de rubans le dos de ces pauvres bêtes. Les hommes aiment tellement la draperie, qu’ils tapissent jusqu’aux chevaux.

334. [Je connais des hommes que la naïveté rebute, comme quelques personnes délicates seraient blessées de voir une femme toute nue ; ils veulent que l’esprit soit couvert comme le corps.]

335. On ne s’élève point aux grandes vérités sans enthousiasme ; le sang froid discute et n’invente point ; il faut peut-être autant de feu que de justesse pour faire un véritable philosophe.

336. [L’esprit n’atteint au grand que par saillies.]

337. La Bruyère était un grand peintre, et n’était pas peut-être un grand philosophe ; le duc de La Rochefoucauld était philosophe, et n’était pas peintre.

338. [Locke était un grand philosophe, mais abstrait ou diffus, et quelquefois obscur. Son chapitre de la Puissance est plein de ténèbres, de contradictions, et moins propre à faire connaître la vérité qu’à confondre nos idées sur cette matière[2].]

339. Si quelqu’un trouve un livre obscur, l’auteur ne doit pas se défendre. Osez prouver qu’on a eu tort de ne pas vous entendre, osez justifier vos expressions, on attaquera votre sens : Oui, dira-t-on, je vous entends bien ; mais je ne pouvais pas croire que ce fût là votre pensée.

340. [Un bon esprit ne s’arrête pas au sens des paroles, lorsqu’il voit celui de l’auteur.]

341. [Faites remarquer une pensée dans un ouvrage, on vous répondra qu’elle n’est pas neuve ; demandez alors si elle est vraie, vous verrez qu’on n’en saura rien.]

342. [Voulez-vous dire de grandes choses, accoutumez-vous d’abord à n’en jamais dire de fausses.]

343. Pourquoi appelle-t-on académique un discours fleuri, élégant, ingénieux, harmonieux ; et non pas un discours vrai et fort, lumineux et simple ? Où cultivera-t-on la vraie éloquence, si on l’énerve dans l’Académie[3] ?

344.  Ce que bien des gens, aujourd’hui, appellent écrire pesamment, c’est dire uniment la vérité, sans fard, sans plaisanterie et sans trait.

345.  Un homme écrivait à quelqu’un sur un intérêt capital ; il lui parlait avec quelque chaleur, parce qu’il avait envie de le persuader ; il montra sa lettre à un homme de beaucoup d’esprit, mais très-prévenu de la mode : — Et pourquoi, lui dit cet ami, n’avez-vous pas donné à vos raisons un tour plaisant ? Je vous conseille de refaire votre lettre.

346.  On raconte de je ne sais quel peuple[4], qu’il alla consulter un oracle pour s’empêcher de rire dans les délibérations publiques : notre folie n’est pas encore aussi raisonnable que celle de ce peuple[5].

347.  C’est une chose remarquable que presque tous les poètes se servent des expressions de Racine, et que Racine n’ait jamais répété ses propres expressions.

348.  [Nous admirons Corneille, dont les plus grandes beautés sont empruntées de Sénèque et de Lucain que nous n’admirons pas.]

349.  [Je voudrais qu’on me dit si ceux qui savent le latin n’estiment pas Lucain plus grand poète que Corneille.]

350.  [Il n’y a point de poète en prose ; mais il y a plus de poésie dans Bossuet que dans tous les poèmes de La Motte.]

351.  [Comme il y a beaucoup de soldats et peu de braves, on voit aussi beaucoup de versificateurs et presque point de poètes. Les hommes se jettent en foule dans les métiers honorables, sans autre vocation que leur vanité, ou, tout au plus, l’amour de la gloire.]

352. Boileau n’a jugé de Quinault que par ses défauts, et les amateurs du poète lyrique n’en jugent que par ses beautés.

353. La musique de Montéclair[6] est sublime dans le fameux chœur de Jephté, mais les paroles de l’abbé Pellegrin[7] ne sont que belles. Ce n’est pas de ce que l’on danse autour d’un tombeau à l’Opéra, ou de ce qu’on y meurt en chantant, que je me plains ; il n’y a point de gens raisonnables qui trouvent cela ridicule : mais je suis fâché que les vers soient toujours au-dessous de la musique, et que ce soit du musicien qu’ils empruntent leur principale expression. Voilà le défaut ; et lorsque j’entends dire, après cela, que Quinault a porté son genre à la perfection, je m’en étonne ; et, quoique je n’aie pas grande connaissance là-dessus, je ne puis du tout y souscrire[8].

354. Tous ceux qui ont l’esprit conséquent ne l’ont pas juste ; ils savent bien tirer des conclusions d’un seul principe, mais ils n’aperçoivent pas toujours tous les principes et toutes les faces des choses ; ainsi, ils ne raisonnent que sur un côté, et ils se trompent. Pour avoir l’esprit toujours juste, il ne suffit pas de l’avoir droit, il faut encore l’avoir étendu ; mais il y a peu d’esprits qui voient en grand, et qui, en même temps, sachent conclure : aussi n’y a-t-il rien de plus rare que la véritable justesse. Les uns ont l’esprit conséquent, mais étroit ; ceux-là se trompent sur toutes les choses qui demandent de grandes vues ; les autres embrassent beaucoup, mais ils ne tirent pas si bien des conséquences, et tout ce qui demande un esprit droit les met en danger de se perdre[9].

355.  Qu’on examine tous les ridicules, on n’en trouvera presque point qui ne viennent d’une sotte vanité, ou de quelque passion qui nous aveugle et qui nous fait sortir de notre place ; un homme ridicule ne me paraît être qu’un homme hors de son véritable caractère et de sa force.

356.  Tous les ridicules des hommes ne caractérisent qu’un seul vice, qui est la vanité ; et, comme les passions des gens du monde sont subordonnées à ce faible, c’est, apparemment, la raison pourquoi il y a si peu de vérité dans leurs manières, dans leurs mœurs, et dans leurs plaisirs. La vanité est ce qu’il y a de plus naturel dans les hommes, et ce qui les fait sortir le plus souvent de la nature.

357.  Les critiques les plus spécieuses ne sont pas, souvent, raisonnables : Montaigne a repris Cicéron de ce que, après avoir exécuté de grandes choses pour la république, il voulait encore tirer gloire de son éloquence ; mais Montaigne ne pensait pas que ces grandes choses qu’il loue, Cicéron ne les avait faites que par la parole.

358.  Est-il vrai que rien ne suffise à l’opinion, et que peu de chose suffise à la nature ? Mais l’amour des plaisirs, mais la soif de la gloire, mais l’avidité des richesses, en un mot, toutes les passions ne sont-elles pas insatiables ? Qui donne l’essor à nos projets, qui borne, ou qui étend nos opinions, sinon la nature ? N’est-ce pas encore la nature qui nous pousse même à sortir de la nature, comme le raisonnement nous écarte quelquefois de la raison, ou comme l’impétuosité d’une rivière rompt ses digues, et la fait sortir de son lit[10]

359. Catilina n’ignorait pas les périls d’une conjuration ; son courage lui persuada qu’il les surmonterait : l’opinion ne gouverne que les faibles ; mais l’espérance trompe les plus grandes âmes.

360. [Tout a sa raison ; tout arrive comme il doit être ; il n’y a donc rien contre le sentiment ou la nature. Je m’entends ; mais je ne me soucie guère qu’on m’entende.]

361. Il ne faut pas, dit-on, qu’une femme se pique d’esprit, ni un roi d’être éloquent ou de faire des vers, ni un soldat de délicatesse et de civilité, etc. : les vues courtes multiplient les maximes et les lois, parce qu’on est d’autant plus enclin à prescrire des bornes à toutes choses qu’on a l’esprit moins étendu. Mais la nature se joue de nos petites règles ; elle sort de l’enceinte trop étroite de nos opinions, et fait des femmes savantes ou des rois poètes, en dépit de toutes nos entraves.

362. On instruit les enfants à craindre et à obéir ; l’avarice, l’orgueil, ou la timidité des pères, enseignent aux enfants l’économie, l’arrogance, ou la soumission. On les excite encore à être copistes, à quoi ils ne sont déjà que trop enclins ; nul ne songe à les rendre originaux, hardis, indépendants[11].

363. Si l’on pouvait donner aux enfants des maîtres de jugement et d’éloquence, comme on leur donne des maîtres de langues ; si on exerçait moins leur mémoire que leur activité et leur génie ; si, au lieu d’émousser la vivacité de leur esprit, on tâchait d’élever l’essor et les mouvements de leur âme, que n’aurait-on pas lieu d’attendre d’un beau naturel ? Mais on ne pense pas que la hardiesse, ou que l’amour de la vérité et de la gloire, soient les vertus qui importent à leur jeunesse ; on ne s’attache, au contraire, qu’à les subjuguer, afin de leur apprendre que la dépendance et la souplesse sont les premières lois de leur fortune.

364. Les enfants n’ont pas d’autre droit à la succession de leur père que celui qu’ils tiennent des lois ; c’est au même titre que la noblesse se perpétue dans les familles : la distinction des ordres du royaume est une des lois fondamentales de l’État.

365. [Celui qui respecte les lois honore le bonheur de la naissance ; la considération qu’il a pour la noblesse est encore appuyée sur la longue possession où elle est des premiers honneurs. La possession est le seul titre des choses humaines ; les traités et les bornes des États, la fortune des particuliers et la dignité royale elle-même, tout est fondé là-dessus. Qui voudrait remonter aux commencements, ne trouverait presque rien qui ne fût matière à contestation : la possession est donc le plus respectable de tous les titres, puisqu’elle nous donne la paix.]

366. [C’est dans notre propre esprit, et non dans les objets extérieurs, que nous apercevons la plupart des choses : les sots ne connaissent presque rien, parce qu’ils sont vides, et que leur cœur est étroit ; mais les grandes âmes trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures ; elles n’ont besoin, ni de lire, ni de voyager, ni d’écouter, ni de travailler, pour découvrir les plus hautes vérités ; elles n’ont qu’à se replier sur elles-mêmes, et à feuilleter, si cela se peut dire, leurs propres pensées[12].]

367. Le sentiment ne nous est pas suspect de fausseté.

368. L’illustre auteur de Télémaque ne donne-t-il pas aux princes un conseil timide, lorsqu’il leur inspire d’éloigner des emplois les hommes ambitieux qui en sont capables ? Un grand roi ne craint pas ses sujets, et n’en doit rien craindre.

369. [Il faut qu’un roi ait bien peu d’esprit, ou l’âme bien peu forte, pour ne pas dominer ceux dont il se sert.]

370. Les vertus règnent plus glorieusement que la prudence ; la magnanimité est l’esprit des rois.

371. [Le défaut d’ambition, dans les grands, est quelquefois la source de beaucoup de vices ; de là, le mépris des devoirs, l’arrogance, la lâcheté, et la mollesse. L’ambition, au contraire, les rend accessibles, laborieux, honnêtes, serviables, etc., et leur fait pratiquer les vertus qui leur manquent par nature, mérite souvent supérieur à ces vertus même, parce qu’il témoigne ordinairement une âme forte.]

372. [On ne saurait trop répéter que tous les avantages humains se perdent par le manque des qualités qui les procurent : les richesses s’épuisent sans l’économie ; la gloire se ternit sans l’action ; la grandeur n’est qu’un titre de mollesse sans l’ambition qui l’a établie, et qui, seule, peut lui conserver sa considération et son crédit[13].]

373. Plaisante fortune pour Bossuet d’être chapelain de Versailles ! Fénelon, du moins, était à sa place ; il était né pour être le précepteur des rois ; mais Bossuet devait être un grand ministre, sous un roi ambitieux.

374. [Je suis toujours surpris que les rois n’essaient point si ceux qui écrivent de grandes choses ne seraient pas capables de les faire : cela vient, vraisemblablement, de ce qu’ils n’ont pas le temps de lire.]

375. Un prince, qui n’est que bon, aime ses domestiques, ses ministres, sa famille, son favori, et n’est point attaché à son État ; il faut être un grand roi pour aimer un peuple.

376. [Le prince qui n’aime point son peuple peut être un grand homme, mais il ne peut être un grand roi.]

377. [Un prince est grand et aimable quand il a les vertus d’un roi, et les faiblesses d’un particulier.]

378. [Louis XIV avait trop de dignité ; je l’aurais aimé plus populaire. Il écrivait à M. de ... « Je me réjouis, comme votre ami, du présent que je vous fais, comme votre maître. » Il ne savait jamais oublier qu’il était le maître. C’était un grand roi ; je l’admire ; mais je n’ai jamais regretté de n’être pas né sous son règne[14].]

379. [Luynes obtint, à dix-huit ans, la dignité de connétable. La faveur des rois est le plus court chemin pour faire une grande fortune ; c’est ce que savent à merveille tous les courtisans. Aussi, ceux qui ne peuvent arriver jusqu’à l’oreille du prince tâchent-ils, au moins, de gagner les bonnes grâces du ministre, de même que ceux qui n’arrivent pas jusqu’au ministre font la cour au valet de chambre. Tous sont dans l’erreur : il n’y a rien de si difficile que de se faire agréer, de quelque grand ; il faut avoir des mérites, et des mérites particuliers. Manquait-on de jeunes gens de dix-huit ans, à la cour de Louis XIII, pour faire un connétable ? ]

380. [Un talent médiocre n’empêche pas une grande fortune, mais il ne la procure, ni ne la mérite.]

381. [Un honnête homme peut être indigné contre ceux qu’il ne croit pas mériter leur fortune ; mais il n’est pas capable de la leur envier.]

382. Nos paysans aiment leurs hameaux ; les Romains étaient passionnés pour leur patrie, pendant que ce n’était qu’une bourgade ; lorsqu’elle devint plus puissante, l’amour de la patrie ne fut plus si vif ; une ville, maîtresse de l’univers, était trop vaste pour le cœur de ses habitants. Les hommes ne sont pas nés pour aimer les grandes choses.

383. Les folies de Caligula ne m’étonnent point ; j’ai connu, je crois, beaucoup d’hommes qui auraient fait leurs chevaux consuls, s’ils avaient été empereurs romains. Je pardonne, par d’autres motifs, à Alexandre de s’être fait rendre des honneurs divins, à l’exemple d’Hercule et de Bacchus, qui avaient été hommes comme lui, et moins grands hommes. Les anciens n’attachaient pas la même idée que nous au nom de dieu, puisqu’ils en admettaient plusieurs, tous fort imparfaits ; or, il faut juger des actions des hommes selon les temps. Tant de temples élevés par les empereurs romains à la mémoire de leurs amis morts, n’étaient que les honneurs funéraires de leur siècle, et ces hardis monuments de la fierté des maîtres de la terre n’offensaient ni la religion, ni les mœurs d’un peuple idolâtre.

384. [Je me suis trouvé, à l’Opéra, à côté d’un homme qui souriait, toutes les fois que le parterre battait des mains. Il me dit qu’il’avait été fou de la musique dans sa jeunesse, mais, qu’à y un certain âge, on revenait de beaucoup de choses, parce qu’on en jugeait alors de sang-froid. Un moment après, je m’aperçus qu’il était sourd, et je dis en moi-même : Voilà donc ce que les hommes appellent juger de sang-froid ! Les vieillards et les sages ont tort ; il faut être jeune et ardent pour juger, surtout des plaisirs[15].]

385. [Un homme de sang-froid ressemble à un homme qui a trop dîné, et qui, alors, regarde avec dégoût le repas le plus délicieux ; est-ce la faute des mets, ou celle de son estomac ?]

386. Mes passions et mes pensées meurent, mais pour renaître ; je meurs moi-même sur un lit, toutes les nuits, mais pour reprendre de nouvelles forces et une nouvelle fraicheur. Cette expérience que j’ai de la mort, me rassure contre la décadence et la dissolution du corps : quand je vois que la force active de mon âme rappelle à la vie ses pensées éteintes, je comprends que celui qui a fait mon corps peut, à plus forte raison, lui rendre l’être. Je dis dans mon cœur étonné : Qu’as-tu fait des objets volages qui occupaient tantôt ta pensée ? retournez sur vos propres traces, objets fugitifs. Je parle, et mon âme s’éveille ; ces images mortelles m’entendent, et les figures des choses passées m’obéissent et m’apparaissent. O âme éternelle du monde, ainsi votre voix secourable revendiquera ses ouvrages, et la terre, saisie de crainte, restituera ses larcins !

387. C’est une marque de férocité et de bassesse d’insulter à un homme dans l’ignominie, s’il est, d’ailleurs, misérable ; il n’y a point d’infamie dont la misère ne fasse un objet de pitié pour les âmes tendres.

388. [Il y a des hommes en qui l’infamie est plutôt un malheur qu’un vice ; l’opprobre est une loi de la pauvreté.]

389. [La honte et l’adversité sont, en quelque sorte, enchaînées l’une à l’autre ; la pauvreté fait plus d’opprobres que le vice.]

390. [La pauvreté humilie les hommes, jusqu’a les faire rougir de leurs vertus.]

391. [Le vice n’exclut pas toujours la vertu dans un même sujet ; il ne faut pas surtout croire aisément que ce qui est aimable encore, soit vicieux ; il faut, dans ce cas, s’en fier plus au mouvement du cœur qui nous attire, qu’à la raison qui nous détourne[16].]

392. J’ai la sévérité en horreur, et ne la crois pas trop utile. Les Romains étaient-ils sévères ? N’exila-t-on pas Cicéron, pour avoir fait mourir Lentulus, manifestement convaincu de trahison[17] ? Le Sénat ne fit-il pas grâce à tous les autres complices de Catilina ? Ainsi se gouvernait le plus puissant et le plus redoutable peuple de la terre ; et nous, petit peuple barbare, nous croyons qu’il n’y a jamais assez de gibets et de supplices[18] !

393. Quelle affreuse vertu que celle qui veut haïr et être haïe, qui rend la sagesse, non pas secourable aux infirmes, mais redoutable aux faibles et aux malheureux ; une vertu qui, présumant follement de soi-même, ignore que tous les devoirs des hommes sont fondés sur leur faiblesse réciproque !

394.  [Vantez la clémence à un homme sévère : Vous serez égorgé dans votre lit, répondra-t-il, si la justice n’est pas inexorable. O timidité sanguinaire ! ]

395.  [En considérant l’extrême faiblesse des hommes, les incompatibilités de leur fortune avec leur humeur, leurs malheurs toujours plus grands que leurs vices, et leurs vertus toujours moindres que leurs devoirs, je conclus qu’il n’y a de juste que la loi de l’humanité, et que le tempérament de l’indulgence.]

396.  Les enfants cassent des vitres et brisent des chaises, lorsqu’ils sont hors de la présence de leurs maîtres ; les soldats mettent le feu à un camp qu’ils quittent, malgré les défenses du général ; ils aiment à fouler aux pieds l’espérance de la moisson, et à démolir de superbes édifices. Qui les pousse à laisser partout ces longues traces de leur barbarie ? Est-ce seulement le plaisir de détruire ? ou n’est-ce pas plutôt que les âmes faibles attachent à la destruction une idée d’audace et de puissance ?

397.  Les soldats s’irritent aussi contre le peuple chez qui ils font la guerre, parce qu’ils ne peuvent le voler assez librement, et que la maraude est punie : tous ceux qui font du mal aux autres hommes les haïssent.

398.  [Lorsqu’on est pénétré de quelque grande vérité et qu’on la sent vivement, il ne faut pas craindre de la dire, quoique d’autres l’aient déja dite. Toute pensée est neuve, quand l’auteur l’exprime d’une manière qui est à lui.]

399.  Il y a beaucoup de choses que nous savons mal, et qu’il est très-bon qu’on redise.

400.  [Un livre bien neuf et bien original serait celui qui ferait aimer de vieilles vérités.]

401. Quelqu’un a-t-il dit que, pour peindre avec hardiesse, il fallait surtout être vrai dans un sujet noble, et ne point charger la nature, mais la montrer nue ? Si on l’a dit, on peut le redire : car il ne paraît pas que les hommes s’en souviennent, et ils ont le goût si gâté, qu’ils nomment hardi, je ne dis pas ce qui est vraisemblable et approche le plus de la vérité, mais ce qui s’en écarte le plus.

402. La nature a ébauché beaucoup de talents qu’elle n’a pas daigné finir. Ces faibles semences de génie abusent une jeunesse ardente, qui leur sacrifie les plaisirs et les plus beaux jours de la vie. Je regarde ces jeunes gens comme les femmes qui attendent leur fortune de leur beauté : le mépris et la pauvreté sont la peine sévère de ces espérances. Les hommes ne pardonnent point aux malheureux l’erreur de la gloire.

403. Il faut souffrir les critiques éclairées et impartiales qu’on fait des hommes ou des ouvrages les plus estimables : je hais cette chaleur de quelques hommes qui ne peuvent souffrir que l’on sépare, dans ceux qu’ils admirent, les défauts des beautés, et qui veulent tout consacrer[19].

404. Oserait-on penser de quelques hommes, dont on respecte les noms, et qui ont cultivé leur esprit par un grand usage du monde et par des lectures sans choix, qu’ils nous ont charmés par des grâces qui seront un jour négligées, ou qu’ils nous ont imposé par un mérite qu’on n’a pas toujours jugé digne d’estime ? Se parer de beaucoup de connaissances inutiles ou superficielles, affecter une extrême singularité, mettre de l’esprit partout et hors de propos, penser peu naturellement et s’exprimer de même, s’appelait autrefois être un pédant[20].

405.  [La politique est la plus grande de toutes les sciences.]

406.  Les vrais politiques connaissent mieux les hommes que ceux qui font métier de la philosophie ; je veux dire qu’ils sont plus vrais philosophes.

407.  [La plupart des grands politiques ont un système, comme tous les grands philosophes ; cela fait qu’ils sont soutenus dans leur conduite, et qu’ils vont constamment à un même but. Les gens légers méprisent cet esprit de suite, et prétendent qu’il faut se gouverner selon les occurrences ; mais l’homme le plus capable de prendre toujours le meilleur parti dans l’occasion, ne manquera pas pour cela de se faire un système, sauf à s’en écarter dans les cas particuliers.]

408.  Ceux qui gouvernent les hommes ont un grand avantage sur ceux qui les instruisent ; car ils ne sont obligés de rendre compte ni de tout, ni à tous ; et, si on les blâme au hasard de beaucoup de conduites qu’on ignore, on les loue aussi de bien des sottises peut-être.

409.  Il est quelquefois plus difficile de gouverner un seul homme qu’un grand peuple.

410.  Faut-il s’applaudir de la politique, si son plus grand effort est de faire quelques heureux au prix du repos de tant d’hommes ? Et quelle est la sagesse si vantée de ces lois, qui laissent tant de maux inévitables, et procurent si peu, de biens[21] ?

411.  Si l’on découvrait le secret de proscrire à jamais la guerre, de multiplier le genre humain, et d’assurer à tous les hommes de quoi subsister, combien nos meilleures lois paraîtraient-elles ignorantes et barbares !

412.  Il n’y a point de violence ou d’usurpation qui ne s’autorise de quelque loi : quand il ne se ferait aucun traité entre les princes, je doute qu’il se fît plus d’injustices[22].

413. Ce que nous honorons du nom de paix n’est proprement qu’une courte trève, par laquelle le plus faible renonce à ses prétentions, justes ou injustes, jusqu’à ce qu’il trouve l’occasion de les faire valoir à main armée.

414. Les empires élevés ou renversés, l’énorme puissance de quelques peuples et la chute de quelques autres, ne sont que les caprices et les jeux de la nature. Ses efforts, et, si on l’ose dire, ses chefs-d’œuvre, sont ce petit nombre de génies qui, de loin en loin, montrés à la terre pour l’éclairer, et souvent négligés pendant leur vie, augmentent d’âge en âge de réputation, après leur mort, et tiennent plus de place dans le souvenir des hommes que les royaumes qui les ont vus naître, et qui leur disputaient un peu d’estime.

415. Plusieurs architectes fameux ayant été employés successivement à élever un temple magnifique, et chacun d’eux ayant travaillé selon son goût et son génie, sans avoir concerté ensemble leur dessein, un jeune homme a jeté les yeux sur ce somptueux édifice, et, moins touché de ses beautés, irrégulières il est vrai, que de ses défauts, il s’est cru longtemps plus habile que tous ces grands maîtres, jusqu’à ce qu’enfin, ayant été lui-même chargé de faire une chapelle dans le temple, il est tombé dans de plus grands défauts que ceux qu’il avait si bien saisis, et n’a pu atteindre au mérite des moindres beautés[23].

416. Un écrivain qui n’a pas le talent de peindre doit éviter sur toutes choses les détails.

417. Il n’y a point de si petits caractères qu’on ne puisse rendre agréables par le coloris ; le Fleuriste de La Bruyère en est la preuve.

418.  Les auteurs qui se distinguent principalement par le tour et la délicatesse, sont plus tôt usés que les autres.

419.  Le même mérite qui fait copier quelques ouvrages, les fait vieillir.

420. [24]Cependant, les ouvrages des grands hommes, si étudiés et si copiés, conservent, malgré le temps, un caractère toujours original : c’est qu’il n’appartient pas aux autres hommes de concevoir et d’exprimer aussi parfaitement les choses même qu’ils savent le mieux. C’est cette manière si vive et si parfaite de concevoir et d’exprimer, qui distingue, dans tous les genres, les hommes de génie, et qui fait que les idées les plus simples et les plus communes, dés qu’ils y ont touché, ne peuvent plus vieillir[25].

421.  Les grands hommes parlent comme la nature, simplement ; ils imposent à la fois par leur simplicité, et par leur assurance : ils dogmatisent, et le peuple croit. Ceux qui ne sont ni assez faibles pour subir le joug, ni assez forts pour l’imposer, se rangent volontiers au pyrrhonisme. Quelques ignorants embrassent le doute, parce qu’ils tournent la science en vanité ; mais on voit peu d’esprits altiers et décisifs qui s’accommodent de l’incertitude, principalement s’ils sont capables d’imaginer ; car ils se rendent amoureux de leurs systèmes, séduits les premiers par leurs propres inventions[26].

422. Le génie consiste, en tout genre, à concevoir son objet plus vivement et plus complétement que personne ; et de là vient qu’on trouve dans les bons auteurs, quelque chose de si net et de si lumineux, que l’on est d’abord saisi de leurs idées.

423. Les bonnes maximes sont sujettes à devenir triviales.

424. Les hommes aiment les petites peintures, parce qu’elles les vengent des petits défauts dont la société est infectée ; ils aiment encore plus le ridicule qu’on jette avec art sur les qualités éminentes qui les blessent. Mais les honnêtes gens méprisent le peintre qui flatte si bassement la jalousie du peuple, ou la sienne propre, et qui fait métier d’avilir tout ce qu’il faudrait respecter[27].

425. La plupart des gens de lettres estiment beaucoup les arts, et nullement la vertu ; ils aiment mieux la statue d’Alexandre que sa générosité[28] ; l’image des choses les touche, mais l’original les laisse froids. Ils ne veulent pas qu’on les traite comme des ouvriers, et ils sont ouvriers jusqu’aux ongles, jusqu’à la moelle des os.

426. [Les grandes et premières règles sont trop hautes pour les hommes, non-seulement dans les beaux-arts et dans les lettres, mais même dans la religion, dans la morale, dans la politique, et dans la pratique de presque tous nos devoirs ; elles sont surtout trop fortes pour les écrivains médiocres, car elles les réduiraient à ne point écrire.]

427. [Qui est-ce qui dit qu’il y a eu autrefois un Horace ? Qui est-ce qui croit qu’il y a présentement une reine de Hongrie ? Je lui ferai voir que des philosophes ont nié des choses plus claires. Ce n’est donc pas la preuve qu’un fait

est obscur, ou q’un principe est douteux, lorsqu’ils ont été contredits ; on en doit conclure, au contraire, qu’ils sont apparents ; car les gens d’esprit ne s’avisent guère de contester que ce que le reste des hommes croit incontestable.]

428.  [Ceux qui doutent de la certitude des principes devraient estimer davantage l’éloquence : s’il n’y a point de réalités, les apparences augmentent de prix[29].]

429.  Vous croyez que tout est problématique ; vous ne voyez rien de certain, et vous n’estimez ni les arts, ni la probité, ni la gloire ; vous croyez cependant devoir écrire, et vous pensez assez mal des hommes pour être persuadé qu’ils voudront lire des choses inutiles, que vous-même n’estimez point vraies. Votre objet n’est-il pas aussi de les convaincre que vous avez de l’esprit ? Il y a donc, du moins, quelque vérité, et vous avez choisi la plus grande et la plus importante pour les hommes : vous leur avez appris que vous aviez plus de délicatesse et plus de subtilité qu’eux[30]. C’est la principale instruction qu’ils peuvent retirer de vos ouvrages ; se lasseront-ils de les lire ?

430.  La prospérité illumine la prudence[31].

431.  L’intérêt est la règle de la prudence.

432.  [Il n’appartient qu’au courage de régler la vie.]

433.  Les vrais maîtres dans la politique et dans la morale sont ceux qui tentent tout le bien qu’on peut exécuter, et rien au-delà[32].

434.  Un sage gouvernement doit se régler sur la disposition présente des esprits.

435. Tous les temps ne permettent pas de suivre tous les bons exemples et toutes les bonnes maximes.

436. Les mœurs se gâtent plus facilement qu’elles ne se redressent.

477. [C’est la preuve, qu’une innovation n’est pas nécessaire, lorsqu’elle est trop difficile à établir.]

438. [Les changements nécessaires aux États se font presque toujours d’eux-mêmes.]

439. [C’est, en quelque sorte, entreprendre sur les droits de Dieu, que de tenter la réformation des mœurs et des coutumes dans un grand empire, et, cependant, il se trouve des hommes qui en viennent à bout.]

440. La vertu ne s’inspire point par la violence[33].

441. L’humanité est la première des vertus[34].

442. La vertu ne peut faire le bonheur des méchants.

443. La paix, qui borne les talents et amollit les peuples, n’est un bien ni en morale, ni en politique.

444. L’amour est le premier auteur du genre humain.

445. La solitude tente puissamment la chasteté.

446. La solitude est à l’esprit ce que la diète est au corps, mortelle lorsqu’elle est trop longue, quoique nécessaire.

447. L’écueil ordinaire des talents médiocres est l’imitation des gens riches ; personne n’est si fat qu’un bel-esprit qui veut être un homme du monde.

448. Une jeune femme a moins de complaisants qu’un homme riche qui fait bonne chère.

449. La bonne chère est le premier lien de la bonne compagnie.

450. La bonne chère apaise les ressentiments du jeu et de l’amour ; elle réconcilie tous les hommes avant qu’ils se couchent.

451. Le jeu, la dévotion, le bel-esprit, sont trois grands partis pour les femmes qui ne sont plus jeunes.

452. Les sots s’arrêtent devant un homme d’esprit comme devant une statue de Bernini, et lui donnent, en passant, quelque louange ridicule.

453. Tous les avantages de l’esprit, et même du cœur, sont presque aussi fragiles que ceux de la fortune.

454. On va dans la fortune et dans la vertu le plus loin qu’on peut ; la raison et la vertu même consolent du reste.

455. [Peu de malheurs sont sans ressource ; le désespoir est plus trompeur que l’espérance.]

456. Il y a peu de situations désespérées pour un esprit ferme, qui combat à force inégale, mais avec courage, la nécessité.

457. Nous louons souvent les hommes de leur faiblesse, et nous les blâmons de leur force.

458. Ce ne peut être un vice dans les hommes de sentir leur force[35].

459. Il arrive souvent qu’on nous estime à proportion que nous nous estimons nous-mêmes.

460. La fatuité égale la roture aux meilleurs noms.

461. Il y a plus de faiblesse que de raison à être humilié de ce qui nous manque, et c’est la source de toute bassesse.

462. Ce qui me paraît le plus noble dans notre nature, [c’]est que nous nous passions si aisément d’une plus grande perfection[36].

463. Nous pouvons parfaitement connaitre notre imperfection, sans être humiliés par cette vue.

464. Les grands ne connaissent pas le peuple, et n’ont aucune envie de le connaître.

465. La lumière est le premier fruit de la naissance, pour nous enseigner que la vérité est le plus grand bien de la vie.

466. Rien ne dure que la vérité.

467. Il s’appartient qu’aux âmes fortes et pénétrantes de faire de la vérité le principal objet de leurs passions.

468. La vérité n’est pas si usée que le langage, parce qu’il appartient à moins de gens de la manier.

469. [Ce n’est pas tout à fait la vérité qui manque le plus souvent aux idées des hommes, mais la précision et l’exactitude. Le faux absolu se rencontre rarement dans leurs pensées, et le vrai, pur et entier, se trouve encore plus rarement dans leurs expressions.]

470. [Il n’y a aucune vérité qui ne nous arrache notre consentement, lorsqu’on la présente tout entière et distincte à notre esprit.]

471. [Il n’y a aucune idée innée, dansle sens des Cartésiens; mais toutes les vérités existent indépendamment de notre consentement, et sont éternelles.]

472. [La vérité n’a point d’autre preuve de son existence que l’évidence, et la démonstration n’est autre chose que l’évidence obtenue par le raisonnement.]

473.  [La vérité a son accent, qu’elle peut prêter même au mensonge, et qui est, selon moi, le vrai bon ton ; rien n’est si loin de l’éloquence que le jargon de l’esprit.]

474.  L’esprit ne tient pas lieu de savoir.

475.  L’esprit enveloppe les simplicités de la nature, pour s’en attribuer l’honneur.

476.  [Il n’y a qu’une seule passion qui parle ridiculement et sans éloquence, et c’est la passion de l’esprit.]

477.  [Il n’y a de vrai et de solide esprit que celui qui prend sa source dans le cœur.]

478.  [L’esprit ne fait presque jamais le sel de la conversation.]

479.  L’intérêt, non l’esprit, est le sel de la conversation ; l’esprit n’y est, je crois, agréable, qu’autant qu’il met en jeu les passions, à moins que lui-même ne soit la passion de ceux qui parlent.

480.  [On ne s’ennuie avec beaucoup de gens, et on ne s’amuse avec quelques autres, que par vanité.]

481.  L’indigence contrarie nos désirs, mais elle les borne ; l’opulence multiplie nos besoins, mais elle aide à les satisfaire. Si on est à sa place, on est heureux[37].

482.  Il y a des hommes qui vivent heureux sans le savoir.

483.  Les passions des hommes sont autant de chemins ouverts pour aller jusqu’à eux.

484.  Si nous voulons tromper les hommes sur nos intérêts, ne les trompons pas sur les leurs[38].

485.  Il y a des hommes dont il faut s’emparer tout d’abord, sans les laisser refroidir[39].

486. Les auteurs médiocres ont plus d’admirateurs que d’envieux.

487. Il n’y a pas d’écrivain si ridicule, que quelqu’un n’eit traité d’excellent.

488. On fait mal sa cour aux économes par des présents.

489. On fait plutôt fortune auprès des grands en leur facilitant les moyens de se ruiner, qu’en leur apprenant à s’enrichir.

490. Nous voulons faiblement le bien de ceux que nous n’assistons que de nos conseils.

491. La générosité donne moins de conseils que de secours.

492. La philosophie est une vieille mode que certaines gens affectent encore, comme d’autres portent des bas rouges, pour morguer le public.

493. Nous n’avons pas assez de temps pour réfléchir toutes nos actions.

494. La gloire serait la plus vive de nos passions, sans son incertitude.

495. La gloire remplit le monde des vertus, et, comme un soleil bienfaisant, elle couvre toute la terre de fleurs et de fruits.

496. La gloire embellit les héros.

497. Il n’y a pas de gloire achevée, sans celle des armes.

498. Le desir de la gloire prouve également et la présomption, et l’incertitude où nous sommes de notre mérite.

499. Nous ambitionnerions moins l’estime des hommes, si nous étions plus sûrs d’en étre dignes.

500. Les siècles savants ne l’emportent guère sur les autres, qu’en ce que leurs erreurs sont plus utiles.

501.  Nous ne passons les peuples qu’on nomme barbares, nien courage, ni en humanité, ni en santé, ni en plaisirs ; et, n’étant ainsi ui plus vertueux, ni plus heureux, nous ne laissons pas de nous croire bien plus sages.

502.  L’énorme différence que nous remarquons entre les sauvages et nous, ne consiste qu’en ce que nous sommes un peu moins ignorants.

503.  [Nous savons plus de choses inutiles, que nous n’en ignorons de nécessaires.]

504.  Les simplicités nous délassent des grandes spéculations.

505.  [Je crois qu’il n’y a guère eu d’auteurs qui aient été contents de leur siècle.]

506.  Quand on ne regarderait l’histoire ancienne que comme un roman, elle mériterait encore d’être respectée comme une peinture charmante des plus belles mœurs dont les hommes puissent jamais être capables.

507.  N’est-il pas impertinent que nous regardions comme une vanité ridicule ce même amour de la vertu et de la gloire que nous admirons dans les Grecs et les Romains, hommes comme nous, et moins éclairés[40] ?

508.  Chaque condition a ses erreurs et ses lumières ; chaque peuple a ses mœurs et son génie, selon sa fortune ; les Grecs, que nous avons passés en délicatesse, nous passaient en simplicité.

509.  Qu’il y a peu de pensées exactes ! et combien il en reste encore aux esprits justes à développer !

510.  [Sur quelque sujet qu’on écrive, on ne parle jamais assez pour le grand nombre, et l’on dit toujours trop pour les habiles.]

511. Un auteur n’est jamaist si faible que lorsqu’il traite faiblement les grands sujets.

512. Rien de grand ne comporte la médiocrité.

513. Il y a des hommes qui veulent qu’un auteur fixe leurs opinions et leurs sentiments, et d’autres qui n’admirent un ouvrage qu’autant qu’il renverse toutes leurs idées, et ne leur laisse aucun principe d’assuré.

514. Nous ne renonçons pas aux biens que nous nous sentons capables d’acquérir.

515. Il n’y a point de noms si révérés et défendus avec tant de chaleur, que ceux qui honorent un parti.

516. Les grands rois, les grands capitaines, les grands politiques, les écrivains sublimes, sont des hommes; toutes les épithètes fastueuses dont nous nous étourdissons ne veulent rien dire de plus[41].

517. Tout ce qui est injuste nous blesse, lorsqu’il ne nous profite pas directement.

518. Nul homme n’est assez timide, ou glorieux, ou intéressé, pour cacher toutes les vérités qui pourraient lui nuire.

519. La dissimulation est un effort de la raison, bien loin d’être un vice de la nature.

520. Celui qui a besoin d’un motif pour être engagé à mentir, n’est pas né menteur.

521. Tous les hommes naissent sincères, et meurent trompeurs.

522. Les hommes semblent être nés pour faire des dupes, et l’être d’eux-mêmes.

523.  [L’aversion contre les trompeurs ne vient ordinairement que de la crainte d’être dupe ; c’est par cette raison que ceux qui manquent de sagacité, s’irritent, non-seulement contre les artifices de la séduction, mais encore contre la discrétion et la prudence des habiles.]

524.  [Qui donne sa parole légèrement, y manque de même.]

525.  Qu’il est difficile de faire un métier d’intérêt sans intérêt !

526.  Les prétendus honnêtes gens, dans tous les métiers, ne sont pas ceux qui gagnent le moins.

527.  Il est plaisant que de deux hommes qui veulent également s’enrichîr, l’un l’entreprenne par la fraude ouverte, l’autre par la bonne foi, et que tous les deux réussissent.

528.  [L’intérêt est l’âme des gens du monde.]

529.  [On trouve des hommes durs, que l’intérêt achève de rendre intraitables.]

530.  S’il est facile de flatter les hommes en place, il l’est encore plus de se flatter soi-meme auprès d’eux : l’espérance fait plus de dupes que l’habilete[42].

531.  Les grands vendent trop cher leur protection, pour que l’on se croie obligé à aucune reconnaissance.

532.  Les grands n’estiment pas assez les autres hommes pour vouloir se les attacher par des bienfaits.

533.  On ne regrette pas la perte de tous ceux qu’on aime.

534.  L’intérêt nous console de la mort de nos proches, comme l’amitié nous consolait de leur vie.

535. Nous blâmons quelques hommes de trop s’affliger, comme nous reprochons à d’autres d’être trop modestes, quoique nous sachions bien ce qu’il en est.

536. [C’est jouer une impertinente comédie que d’user son éloquence à consoler de feintes douleurs, que l’on connaît pour telles.]

537. [Quelque tendresse que nous ayons pour nos amis ou pour nos proches, il n’arrive jamais que le bonheur d’autrui suffise pour faire le nôtre.]

538. [On ne fait plus d’amis dans la vieillesse ; alors toutes les pertes sont irréparables.]

539. La morale purement humaine a été traitée plus utilement et plus habilement par les anciens, qu’elle ne l’est maintenant par nos philosophes.

540. La science des mœurs ne donne pas celle des hommes.

541. Lorsqu’un édifice a été porté jusqu’à sa plus grande hauteur, tout ce qu’on peut faire est de l’embellir, ou d’y changer des bagatelles, sans toucher au fond. De même on ne peut que ramper sur les vieux principes de la morale, si l’on n’est soi même capable de poser d’autres fondements, qui, plus vastes et plus solides, puissent porter plus de conséquences, et ouvrir à la réflexion un nouveau champ[43].

542. L’invention est l’unique preuve du génie.

543. On n’apprend aux hommes les vrais plaisirs qu’en les dépouillant des faux biens, comme on ne fait germer le bon grain qu’en arrachant l’ivraie qui l’environne[44].

544. Il n’y a point, nous dit-on, de faux plaisirs : à la bonne heure ; mais il y en a de bas et de méprisables. Les choisirez-vous ?

545.  [Les plus vifs plaisirs de l’âme sont ceux qu’on attribue au corps ; car le corps ne doit point sentir, ouil est âme.]

546.  [La plus grande perfection de l’âme est d’être capable de plaisir.]

547.  La vanité est le premier intérêt et le premier plaisir des riches.

548.  C’est la faute des panégyristes, ou de leurs héros, lorsqu’ils ennuient.

549.  Il faut savoir mettre à profit l’indulgence de nos amis et la sévérité de nos ennemis.

550.  Pauvre, on est occupé de ses besoins ; riche, on est dissipé par les plaisirs, et chaque condition a ses devoirs, ses écueils, et ses distractions, que le génie seul peut franchir.

551.  [Je désirerais de tout mon cœur que toutes les conditions fussent égales ; j’aimerais beaucoup mieux n’avoir point d’inférieurs, que de reconnaître un seul homme au-dessus de moi. Rien n’est si spécieux, dans la spéculation, que l’égalité ; mais rien n’est plus impraticable et plus chimérique[45].]

552.  Les grands hommes le sont quelquefois jusque dans les petites choses.

553.  Nous n’osons pas toujours entretenir les autres de nos opinions ; mais nous saisissons ordinairement si mal leurs idées, que nous perdrions peut-être moins dans leur esprit à parler comme nous pensons, et nous serions moins ennuyeux.

554.  [Il est juste que ce qu’on imagine n’ait pas l’air si original que ce qu’on pense.]

555.  [On parle et l’on écrit rarement comme l’on pense.]

556.  Quelle diversité, quel changement et quel intérêt dans les livres, si on n’écrivait plus que ce qu’on pense !

557. On pardonne aisément les maux passés et les aversions impuissantes.

558. Quiconque ose de grandes choses risque inévitablement sa réputation.

559. [Que la fortune donne prise sur quelqu’un, la malignite et la faiblesse s’enhardissent, et c’est comme un signal pour l’accabler.]

560. [Les qualités dominantes des hommes ne sont pas celles qu’ils laissent paraître, mais, au contraire, celles qu’ils cachent le plus volontiers ; car ce sont leurs passions qui forment véritablement leur caractère, et on n’avoue point les passions, à moins qu’elles ne soient si frivoles, que la mode les justifie, ou si modérées, que la raison n’en rougisse point[46]. On cache surtout l’ambition, parce qu’elle est une espèce de reconnaissance humiliante de la supériorité des grands, et un aveu de la petitesse de notre fortune, ou de la présomption de notre esprit. Il n’y a que ceux qui désirent peu, ou ceux qui sont à portée de faire réussir leurs prétentions, qui puissent les laisser paraître avec bienséance. Ce qui fait tous les ridicules dans le monde, ce sont les prétentions en apparence mal fondées, ou démesurées, et, parce que la gloire et la fortune sont les avantages les plus difficiles à acquérir, ils sont aussi la source des plus grands ridicules pour ceux qui les manquent.]

561. [Si un homme est né avec l’âme haute et courageuse, s’il est laborieux, altier, ambitieux, sans bassesse, d’un esprit profond et caché, j’ose dire qu’il ne lui manque rien pour être négligé des grands et des gens en place, qui craignent, encore plus que les autres hommes, ceux qu’ils ne pourraient dominer[47].]

562.  [Le plus grand mal que la fortune puisse faire aux hommes, est de les faire naître faibles de ressources, et ambitieux.]

563.  [Nul n’est content de son état seulement par modestie ; il n’y a que la religion ou que la force des choses qui puisse borner l’ambition.]

564.  [Les hommes médiocres craignent quelquefois les grandes places, et, quand ils n’y visent point ou les refusent, tout ce qu’on en peut conclure, c’est qu’ils savent qu’ils sont médiocres[48].]

565.  [Ceux qui ont le plus de vertu ne peuvent quelquefois se défendre de respecter, comme le peuple, les dons de la fortune, tant ils sentent quelle est la force et l’utilité du pouvoir ; mais ils se cachent de ce sentiment comme d’un vice, et comme d’un aveu de leur faiblesse.]

566.  [Si le mérite donnait une partie de l’autorité qui est attachée à la fortune, il n’y a personne qui ne lui accordât la préférence.]

567.  [Il y a plus de grandes fortunes que de grands talents.]

568.  Il n’est pas besoin d’un long apprentissage pour se rendre capable de négocier, toute notre vie n’étant qu’une pratique non interrompue d’artifices et d’intérêts[49].

569.  Les grandes places instruisent promptement les grands esprits.

570.  La présence d’esprit est plus nécessaire à un négociateur qu’à un ministre : les grandes places dispensent quelquefois des moindres talents.

571.  Si les armes prospèrent, et que l’État souffre, on peut en blâmer le ministre, non autrement ; à moins qu’il ne choisisse de mauvais généraux, ou qu’il ne traverse les bons.

572. Il faudrait qu’on pût limiter les pouvoirs d’un négociateur sans trop resserrer ses talents, ou du moins, ne pas le gêner dans l’exécution de ses ordres. On le réduit à traiter, non selon son propre génie, mais selon l’esprit du ministre, dont il ne fait que porter les paroles, souvent opposées à ses lumières. Est-il si difficile de trouver des hommes assez fidèles et assez habiles, pour leur confier le secret et la conduite d’une négociation ? ou serait-ce que les ministres veulent être l’âme de tout, et ne partager leur ministère avec personne[50] ? Cette jalousie de l’autorité a été portée si loin par quelques-uns, qu’ils ont prétendu conduire, de leur cabinet, jusqu’aux guerres les plus éloignées, les généraux étant tellement asservis aux ordres de la cour, qu’il leur était presque impossible de profiter de la faveur des occasions, quoiqu’on les rendit responsables des mauvais succès.

573. Nul traité qui ne soit comme un monument de la mauvaise foi des souverains[51].

574. On dissimule quelquefois dans un traité, de part et d’autre, beaucoup d’équivoques qui prouvent que chacun des contractants s’est proposé formellement de le violer, dès qu’il en aurait le pouvoir.

575. La guerre se fait aujourd’hui entre les peuples de l’Europe si humainement, si habilement, et avec si peu de profit, qu’on peut la comparer, sans paradoxe, aux procès des particuliers, où les frais emportent le fonds, et où l’on agit moins par force que par ruse.

576. Quelque service que l’on rende aux hommes, on ne leur fait jamais autant de bien qu’ils croient en mériter.

577.  La familiarité et l’amitié font beaucoup d’ingrats.

578.  Les grandes vertus excitent les grandes jalousies ; les grandes génèrosités produisent les grandes ingratitudes : il en coûte trop d’être juste envers le mérite éminent.

579.  Ni la pauvreté ne peut avilir les âmes fortes, ni la richesse ne peut élever les âmes basses ; on cultive la gloire dans l’obscurité ; on souffre l’opprobre dans la grandeur : la fortune, qu’on croit si souveraine, ne peut presque rien sans la nature[52].

580.  [L’ascendant sur les hommes vaut mieux que la richesse.]

581.  [On en voit que les plus grands intérêts ne peuvent engager à se dessaisir des moindres biens.]

582.  Qu’importe à un homme ambitieux, qui a manqué sa fortune sans retour, de mourir plus pauvre[53] !

583.  [Le plus grand effort de l’esprit est de se tenir à la hauteur de la fortune, ou au niveau des richesses.]

585.  Il y a de fort bonnes gens qui ne peuvent se désennuyer qu’aux dépens de la société.

585.  Quelques-uns entretiennent, familièrement et sans façon, le premier homme qu’ils rencontrent, comme on s’appuierait sur son voisin, si on se trouvait mal dans une église.

586.  N’avoir nulle vertu ou nul défaut est également sans exemple.

587.  Si la vertu se suffisait a elle-même, elle ne serait plus une qualité humaine, mais surnaturelle.

588. [Ce qui constitue ordinairement une âme forte, c’est qu’elle soit dominée par quelque passion altière et courageuse, à laquelle toutes les autres, quoique vives, soient subordonnées ; mais je ne veux pas en conclure que les âmes partagées soient toujours faibles ; on peut seulement présumer qu’elles sont moins constantes que les autres.]

589. [Ce n’est pas toujours par faiblesse que les hommes ne sont ni tout à fait bons, ni tout à fait méchants ; c’est parce qu’ils ont des vertus mêlées de vices. Leurs passions contraires se croisent, et ils sont entraînés tour à tour par leurs bonnes et par leurs mauvaises qualités. Ceux qui vont le plus loin dans le bien ou dans le mal ne sont ni les plus sages ni les plus fous, mais ceux qui sont poussés par quelque passion dominante qui les empêche de se partager. Plus on a de passions prépondérantes, quoique différentes, moins on est propre à primer, en quelque genre que ce soit.]

590. [Les hommes sont tellement nés pour dépendre, que les lois même, qui gouvernent leur faiblesse, ne leur suffisent pas ; la fortune ne leur a pas donné assez de maîtres ; il faut que la mode y supplée, et qu’elle règle jusqu’à leur chaussure[54].]

591. [Je consentirais à vivre sous un tyran, à condition de ne dépendre que de ses caprices, et d’être affranchi de la tyrannie des modes, des coutumes et des préjugés ; la moindre de nos servitudes est celle des lois.]

592. [La nécessité nous délivre de l’embarras du choix.]

593. [Le dernier triomphe de la nécessité est de faire fléchir l’orgueil ; la vertu est plus aisée à abattre que la vanité. Peut-être aussi que cette vanité, qui résiste au pouvoir de la fortune, est elle-même une vertu[55].]

594.  [Qui condamne l’activité, condamne la fécondité. Agir n’est autre chose que produire ; chaque action est un nouvel être qui commence, et qui n’était pas. Plus nous agissons, plus nous produisons, plus nous vivons, car le sort des choses humaines est de ne pouvoir se maintenir que par une génération continuelle[56].]

595.  [Les êtres physiques ne dépendent pas d’un premier principe et d’une cause universelle, comme on le suppose ; car moi, qui suis un être libre, je n’ai qu’à souffler sur de la neige, et voilà que je dérange tout le système de l’univers. Plaisante chimère, de croire que toute la nature se gouverne par la même loi, pendant que la terre est couverte de cent mille millions de petits agents, qui traversent, selon leur caprice, cette autorité ! ]

596.  [Qui travaillera pour le théâtre ? Qui fera des portraits ou des satires ? Qui osera prétendre à instruire ou à divertir les hommes ? Mille gens se tourmentent dans ce but, et l’on n’a jamais vu autant d’artistes : mais les hommes n’estiment que ce qui est nouveau ou ce qui est rare. Nous avons, d’ailleurs, des chefs-d’œuvre en tout genre ; tous les grands sujets sont traités ; eût-on même assez de génie pour se soutenir à côté des modèles, je doute qu’on obtint dans le monde le même succès, et que les plus habiles fissent un grand chemin de ce côté-là[57].]

597.  [Les meilleures choses devenues communes, on s’en dégoûte.]

598.  [Les meilleures choses sont les plus communes ; on achète l’esprit de Pascal pour un écu ; on vend, à meilleur marché, des plaisirs à ceux qui peuvent s’y livrer ; il n’y a que les superfluités et les objets de caprice qui soient rares et difficiles ; mais, malheureusement, ce sont les seules choses qui touchent la curiosité et le goût du commun des hommes.]

599. [Se flattera-t-on de briller par la philosophie, ou par les lettres, dont si peu de gens sont capables de juger, pendant que la gloire des politiques, si palpable, et si utile à tout le monde, trouve des contempteurs et des aveugles, qui protestent publiquement contre ses titres?]

600. [Les hommes méprisent les lettres parce qu’ils en jugent comme des métiers, par leur utilité pour la fortune.]

601. [Il faut être né raisonnable ; car on tire peu de fruit des lumières et de l’experience d’autrui.]

602. [On ne peut avoir beaucoup de raison et peu d’esprit.]

603. [Une maxime qui a besoin de preuves, n’est pas bien rendue.]

604. [Nous avons d’assez bons préceptes, mais peu de bons maîtres.]

605. [Un petit vase est bientôt plein ; il y a peu de bons estomacs, mais beaucoup de bons aliments.]

606. [Le métier des armes fait moins de fortunes qu’il n’en détruit[58].]

607. [On ne peut avancer les gens de guerre que selon leur grade ou leurs talents : deux prétextes ouverts à la faveur, pour colorer l’injustice.]

608. [Il y a des gens qui n’auraient jamais fait connaître leurs talents, sans leurs défauts.]

609. [Les écrivains nous prennent notre bien, et le déguisent, pour nous donner le plaisir de le retrouver.]

610.  [Il ne faut pas laisser prévoir à un lecteur ce qu’on veut lui dire, mais le lui faire penser, afin qu’il puisse nous estimer d’avoir pensé comme lui, mais après lui.]

611.  [L’art de plaire, l’art de penser, l’art d’aimer, l’art de parler, beaux préceptes, mais peu utiles, quand ils ne sont pas enseignés par la nature.]

612.  [Nous ne pensons pas si bien que nous agissons.]

613.  [Ceux qui échappent aux misères de la pauvreté n’échappent pas à celles de l’orgueil.]

614.  [L’orgueil est le consolateur des faibles.]

615.  [Nous délibérons quelquefois lorsque nous voulons faire une sottise, et nous assemblons nos amis, pour les consulter, comme les princes affectent toutes les formalités de la justice, lorsqu’ils sont le plus déterminés à la violer.]

616.  [Les beaux-esprits se vengent du dédain des riches sur ceux qui n’ont encore que du mérite.]

617.  [L’esprit n’est aujourd’hui à si bas prix, que parce qu’il y en a beaucoup.]

618.  [La plaisanterie des philosophes est si mesurée, qu’on ne la distingue pas de la raison.]

619.  [Il échappe quelquefois à un homme ivre des saillies plus agréables que celles des meilleurs plaisants.]

620.  [Quelques hommes seraient bien étonnés d’apprendre ce qui leur fait estimer d’autres hommes.]

621.  [Le corps ne souffre jamais seul des austérités de l’esprit ; l’âme s’endurcit avec le corps.]

622.  [On voit de misérables corps victimes languissantes d’un esprit infatigable, qui les tourmente inexorablement jusqu’à la mort. Je me représente alors un grand empire, que l’ambition inquiète d’un seul homme agite et ravage, jusqu’à ce que tout soit détruit, et que l’État périsse.]

623. [Le soleil est moins éclatant, lorsqu’il reparaît après des jours d’orage, que la vertu qui triomphe d’une longue et envieuse persécution.]

624. [Les jours sombres et froids de l’automne représentent les approches de la vieillesse ; il n’est rien dans la nature qui ne soit une image de la vie humaine, parce que la vie humaine est elle-même une image de toutes choses, et que tout l’univers est gouverné par les mêmes lois.]

625. [L’amour se fait sentir aux enfants, comme l’ambition, avant qu’ils aient fait aucun choix ; les hommes même s’attendrissent par avance, sans objet réel, et cherchent souvent leur défaite sans la rencontrer[59].]

626. [Ceux qui médisent toujours, nuisent rarement; ils méditent plus de mal qu’ils n’en peuvent faire.]

627. [Une préface est ordinairement un plaidoyer, où toute l’éloquence de l’auteur ne peut rendre sa cause meilleure, aussi inutile pour faire valoir un bon ouvrage, que pour en justifier un mauvais.]

628. [Le défaut unique, en un sens, de tous les ouvrages, c’est d’être trop longs[60].]

629. [Ce qui fait que beaucoup de gens de lettres dissimulent le bien qu’ils pensent les uns des autres, c’est qu’ils peuvent craindre que celui qu’ils loueraient ne les loue pas de même par la suite, et qu’il ne soit cru, sur cette même autorité qu’ils auraient contribué à lui assurer.]

630. [Boileau était plein de génie, et n’avait pas, je crois, un grand génie ; tel homme, au contraire, a écrit, dont on ne saurait dire qu’il eût du génie, et qui, cependant, était un grand génie ; le cardinal de Richelieu, par exemple.]

631.  [Rousseau a manqué d’invention dans l’expression, et de grandeur dans la pensée. Ses poèmes manquent par le fond ; ils sont travaillés avec art, mais froids.]

632.  [Qui a plus écrit que César, et qui a exécuté de plus grandes choses ? ]

633.  [On peut rendre l’esprit plus vif et plus souple, de même que le corps ; il n’y a pour cela qu’à exercer l’un, comme on exerce l’autre[61].]

634.  [Un homme éloquent est celui qui, même sans le vouloir, fait passer sa créance ou ses passions dans l’esprit ou dans le cœur d’autrui.]

635.  [Si un homme parle faiblement, quand il est animé et à son aise, il est impossible qu’il écrive bien.]

636.  [Qu’un homme parle longuement d’un grand procès, qu’il cite les lois, qu’il en fasse l’application au cas qui l’intéresse, ceux qui l’écoutent croiront qu’il est un bon juge ; qu’un autre parle de tranchées, de glacis et de chemins couverts, qu’il crayonne devant des femmes la disposition d’une bataille où il n’était point, on dira qu’il sait son métier, et qu’il y a plaisir à l’entendre. Les hommes se piquent de mépriser la science, et se laissent toujours imposer par ses apparences.]

637.  [Que sert à un homme de robe, de savoir comme on prend une place ? Pourquoi un financier veut-il apprendre la mécanique des vers ? Si les hommes se contentaient des connaissances dont ils ont besoin, et qui entrent dans leur génie, ils auraient assez de temps pour les approfondir ; mais la mode est, aujourd’hui, d’avoir une teinture de toutes les sciences. Un homme qui n’a rien à dire sur un autre métier que le sien, n’oserait penser qu’il peut avoir de l’esprit.]

638. [J’approuverais fort la science universelle, si les hommes en etaient capables ; mais j’estime plus un menuisier, qui sait son métier, qu’un bavard, qui pense tout savoir, et qui ne possède rien.]

639. [On n’a jamais chargé l’esprit des hommes d’autant de connaissances inutiles et superficielles qu’on le fait aujourd’hui ; on a mis à la place de l’ancienne érudition une science d’ostentation et de paroles. Qu’avons-nous gagné à cela ? Ne vaudrait-il pas mieux être encore pédant comme Huet, et comme Ménage ?]

640. [Les gens du monde ont une espèce d’érudition : c’est-à-dire qu’ils savent assez de toutes choses pour en parler de travers. Quelle manie de sortir des bornes de notre esprit et de nos besoins, pour charger notre mémoire de tant de choses inutiles ! Et par quelle fatalité faut-il, qu’après avoir guéri d’un respect exagéré pour la vraie érudition, nous soyons épris de la fausse ?]

641. [Le duel avait un bon côté, qui était de mettre un frein à l’insolence des grands[62] ; aussi, je m’étonne qu’ils n’aient pas encore trouvé le moyen de l’abolir entièrement.]

642. [Le peuple en vient aux mains pour peu de chose ; mais les magistrats et les prêtres ne poussent jamais leurs querelles jusqu’à cette indécence. La noblesse ne pourrait-elle en venir à ce point de politesse ? Pourquoi non, puisque déjà deux corps aussi considérables y sont parvenus ?]

643. [Si quelqu’un trouve que je me contredis, je reponds : Parce que je me suis trompé une fois, ou plusieurs fois, je ne prétends point me tromper toujours.]

644. [Quand je vois un homme engoué de la raison, je parie aussitôt qu’il n’est pas raisonnable.]

645.  [J’ai bonne opinion d’un jeune homme, quand je vois qu’il a l’esprit juste, et que, néanmoins, la raison ne le maîtrise point ; je me dis : Voici une âme forte et audacieuse ; ses passions la tromperont souvent, mais, du moins, elle ne sera trompée que par ses passions, et non par celles d’autrui.]

646.  [Ce qu’il y a de plus embarrassant, quand on n’est pas né riche, c’est d’être né fier[63].]

647.  [On s’étonne toujours qu’un homme supérieur ait des ridicules, ou qu’il soit sujet à de grandes erreurs ; et moi je serais tres-surpris qu’une imagination forte et hardie ne fît pas commettre de très-grandes fautes.]

648.  [Je mets une fort grande différence entre faire des sottises et faire des folies ; un homme médiocre peut ne pas faire de folies, mais il ne saurait éviter de faire beaucoup de sottises.]

649.  [Le plus sot de tous les hommes est celui qui fait des folies par air.]

650.  [Nous méprisons les fables de notre pays, et nous apprenons aux enfants les fables de l’antiquité.]

651.  [Nous dédaignons les fables de notre pays, et beaucoup de gens les ignorent ; mais j’espère qu’elles feront un jour partie de l’éducation des enfants. Il est juste qu’elles aillent à nos neveux, et il faut bien que cela arrive, puisque nous apprenons aujourd’hui, avec tant de soin, les fables de l’antiquité.]

652.  [L’objet de la prose est de dire des choses ; mais les sots s’imaginent que la rime est l’unique objet de la poésie, et, dès que leurs vers ont le nombre ordinaire de syllabes, ils pensent que ce qu’ils ont fait avec tant de peine mérite qu’on se donne celle de le lire.]

653. [Pourquoi un jeune homme nous plaît-il plus qu’un vieillard ? Il n’y a presque point d’homme qui puisse se dire pourquoi il aime ou il estime un autre homme, et pourquoi lui-même s’adore.]

654. [Un philosophe est un personnage froid ou un personnage menteur ; il ne doit donc figurer qu’un moment dans un poème, qui doit être un tableau vrai et passionné de la nature[64].]

655. [La plupart des grands hommes ont passé la meilleure partie de leur vie avec d’autres hommes qui ne les comprenaient point, ne les aimaient point, et ne les estimaient que médiocrement.]

656. [N’est-ce pas une chose singulière qu’on ne puisse pas même primer dans l’art du chant avec impunité et sans contestation ?]

657. [Il y a des gens qui, se croyant au plus haut degré de l’esprit, assurent qu’ils aiment les bagatelles et les riens, que les folies d’Arlequin les réjouissent, qu’ils aiment les farces, l’opéra-comique, et les pantomimes : pour moi, cela ne m’étonne en aucune manière, et je crois ces gens-là sur leur parole.]

658. [Quand je suis entré dans le monde, j’étais étonné de la rapidité avec laquelle on glissait sur une infinité de choses assez importantes, et je disais en moi-même : Ces gens-ci, qui ont beaucoup d’esprit, jugent qu’il y a beaucoup de réflexions qu’il n’est pas besoin d’exprimer, parce qu’ils voient tout d’abord le bout des choses, et ils ont raison. Je me suis détrompé depuis, et j’ai vu qu’en bonne compagnie, on pouvait s’étendre et s’appesantir, autant qu’ailleurs, sur tous les sujets, pourvu qu’on sût les choisir[65].]

659.  [J’avais un laquais, qui était fort jeune ; j’étais en voyage ; il me dit que je venais de souper avec un homme de beaucoup d’esprit. Je lui demandai a quoi il connaissait qu’un homme avait de l’esprit : — « C’est quand il dit toujours la verité. — Voulez-vous dire que c’est quand il ne trompe personne ? — Non, Monsieur, mais quand il ne se trompe pas lui-même. » Je pensai aussitôt que ce jeune homme[66] pouvait bien avoir lui-même plus d’esprit que Voiture et que Benserade ; il est bien sûr, au moins, qu’un bel-esprit n’aurait pas rencontré aussi juste.]

660.  [Presque toutes les choses où les hommes ont attaché de la honte, sont très-innocentes : on rougit de n’être pas riche, de n’être pas noble, d’être bossu ou boiteux, et d’une infinité d’autres choses dont je ne veux pas parler. Ce mépris, par lequel on comble les disgrâces des malheureux, est la plus forte preuve de l’extravagance et de la barbarie de nos opinions.]

661.  [Je ne puis mépriser un homme, à moins que je n’aie le malheur de le haïr pour quelque mal qu’il m’a fait ; je ne comprends pas le dédain paisible que l’on nourrit de sang-froid pour d’autres hommes.]

662.  [Lorsque j’ai été à Plombières, et que j’ai vu des personnes de tout sexe, de tout âge, et de toute condition, se baigner humblement dans la même eau, j’ai compris tout d’un coup ce qu’on m’avait dit si souvent, et ce que je ne voulais pas croire, que les faiblesses ou les malheurs des hommes les rapprochent, et les rendent souvent plus sociables. Des malades sont plus humains et moins dédaigneux que d’autres hommes.]

663. [Je remarquai encore dans ces bains que les nudités ne me touchaient point ; c’est parce que j’étais malade. Depuis lors, quand je vois un homme qui n’est point frappé de la pure nature, en quelque sujet que ce soit, je dis que son goût est malade.]

664. [Cest quelquefois peine perdue, que de traiter les grands sujets et les vérités générales. Que de volumes sur l’immortalité de l’âme, sur l’essence des corps et des esprits, sur le mouvement, sur l’espace, etc. ! Les grands sujets imposent à l’imagination des hommes, et l’on s’attire le respect du monde, en l’entretenant de matières qui passent la portée de son esprit ; mais il y a peu de ces discours qui soient vraiment utiles. Il vaut mieux s’attacher à des choses vraies, instructives, et profitables, qu’à ces grandes spéculations, dont on ne peut rien conclure de raisonnable et de décisif. Les hommes ont besoin de savoir beaucoup de très-petites choses ; et il faut les en instruire avant tout.]

665. [Il ne faut point que ce soit la finesse qui domine dans un ouvrage. Un livre est un monument public ; or, tout monument doit être grand et solide. La finesse doit se produire avec tant de simplicité qu’on la sente, en quelque manière, sans la remarquer. Il n’y a, selon moi, que les choses qu’on ne peut dire uniment, qu’il est permis de dire avec finesse.]

666. [Il y a des gens d’un esprit naturel, facile, abondant, impétueux, qui rejettent absolument le style court, serré, et qui oblige à réfléchir ; ils voudraient toujours courir dans leurs lectures, et n’être jamais arrêtés ; ils ressemblent à ceux qui se fatiguent en se promenant trop lentement.]

667.  [Lorsqu’on n’entend pas ce qu’on lit, il ne faut pas s’obstiner à le comprendre ; il faut, au contraire, quitter son livre ; on n’aura qu’à le reprendre un autre jour ou a une autre heure, et on l’entendra sans effort. La pénétration, ainsi que l’invention, ou tout autre talent humain, n’est pas une vertu de tous les moments ; on n’est pas toujours disposé à entrer dans l’esprit d’autrui[67].]

668.  [Il suffit qu’un auteur soit toujours sérieux, et humblement soumis à tous les préjugés, pour qu’on lui croie l’esprit beaucoup plus juste qu’à tous les poètes : je suis persuadé que beaucoup de gens croient Rollin plus grand philosophe que Voltaire.]

669.  [Les sophistes n’estiment pas Fénelon, parce qu’ils ne le trouvent pas assez philosophe ; et moi j’aime mieux un auteur qui me donne un beau sentiment, qu’un recueil de pensées subtiles.]

670.  [On voit des auteurs qui ont dit de grandes choses ; mais on voit aussi qu’ils les ont cherchées ; elles n’étaient pas dans leur esprit ; ils les y ont appelées et ncrustées ; aussi, malgré les grandes choses qu’ils ont dites, on ne peut se défendre de les trouver encore petits.]

671.  [On appelait Bayard le chevalier sans peur ; c’est sur ce modèle que sont faits la plupart des héros de notre théâtre. Autres sont les héros d’Homère : Hector a, d’ordinaire, du courage, mais il a peur quelquefois.]

672. [La fierté est sans doute une passion fort théâtrale, mais il faut qu’elle soit provoquée : un fat est insolent, sans qu’on l’y pousse ; mais une âme forte ne manifeste point sa hauteur, qu’elle n’y soit contrainte[68].]

673. [Les fautes de détail sont fautes de jugement : par exemple, lorsque, dans un poème dramatique, les personnages disent ce qu’ils devraient taire, lorsqu’ils ne soutiennent point leur caractère, ou l’avilissent par des discours bas, ou longs, ou inutiles, toutes ces fautes sont contre le jugement. Qu’un auteur fasse un plan judicieux, mais qu’il pèche dans le détail, il ne va pas moins contre la justesse, que celui qui réussit dans le détail, mais qui s’est trompé dans le plan.]

674. [Quand les détails sont faibles dans une tragédie, l’attention des spectateurs se relâche nécessairement, et leur esprit se refroidit si fort, que, s’il vient ensuite une grande beauté, elle ne les trouve plus préparés, et manque son impression. Si l’on arrivait au théâtre pour le 5e acte d’une tragédie, serait-on aussi touché de la catastrophe, que si l’on eût écouté attentivement toute la pièce, et que si l’on fût entré dans les intérêts des personnages ?]

675. [S’il pouvait y avoir une république sage, ce devrait être, ce semble, la république des lettres, puisqu’elle n’est composée que de gens d’esprit ; mais qui dit une république, dit peut-être un état mal gouverné ; ce qui fait aussi, je crois, qu’on y rencontre des vertus d’un caractère plus haut ; car les hommes ne font jamais de si grandes choses, que lorsqu’ils peuvent faire impunément bien des sottises.]

676. [L’ambition est habileté, le courage est sagesse, les passions sont esprit, l’esprit est science, ou c’est tout le contraire ; car il n’y a rien qui ne puisse être bon ou mauvais, utile ou nuisible, selon l’occasion et les circonstances.]

677.  [L’amour est plus violent que l’amour-propre, puisqu’on peut aimer une femme malgré ses mépris.]

678.  [Je plains un vieillard amoureux ; les passions de la jeunesse font un affreux ravage dans un corps usé et flétri.]

679.  [Il ne faut point apprendre à danser en cheveux gris, ni entrer trop tard dans le monde.]

680.  [Une femme laide, qui a quelque esprit, est souvent méchante par le chagrin qu’elle a de n’être pas belle, quand elle voit que la beauté tient lieu de tout.]

681.  [Les femmes ont, pour l’ordinaire, plus de vanité que de tempérament, et plus de tempérament que de vertu.]

682.  [C’est être bien dupe d’aimer le monde, quand on n’aime ni les femmes, ni le jeu.]

683.  [Qui est aussi léger qu’un Français ? Qui va, comme lui, à Venise, pour voir des gondoles ? ]

684.  [Il est si naturel aux hommes de tirer à soi et de s’approprier tout, qu’ils s’approprient jusqu’à la volonté de leurs amis, et se font de leurs complaisances même un titre pour les dominer avec tyrannie[69].]

685.  [Qui fait tant de mauvais, de ridicules et d’insipides plaisants ? Est-ce sottise, ou malice ? ou l’un et l’autre à la fois[70] ? ]

686.  [La même différence qui est entre la franchise et la grossièreté, se trouve entre l’adresse et le mensonge : l’on n’est grossier, ou menteur, que par quelque défaut d’esprit ; le mensonge n’est que la grossièreté des hommes faux ; c’est la lie de la fausseté[71].]

687. [L’imperfection est le principe nécessaire de tout vice ; mais la perfection est une, et incommunicable.]

688. [Que ceux qui ne peuvent atteindre à la véritable gloire, s’en fassent une fausse, rien ne me semble plus pardonnable ; mais un homme qui a des lumières, et qui se dissipe et s’éteint dans des occupations frivoles, me paraît ressembler à ces gens opulents qui se ruinent en colifichets. Il est le plus insensé de tous les hommes, s’il espère de réussir encore, dans son déclin, par les qualités qui lui ont réussi dans ses beaux jours : les qualités les plus aimables dans les jeunes gens deviennent un opprobre dans la vieillesse.]

689. [La vieillesse ne peut couvrir sa nudité que par la véritable gloire ; la gloire, seule, tient lieu des talents qu’une longue vie a usés[72].]

690. [L’espérance est le seul bien que le dégoût respecte.]

691. [Une mode en exclut une autre ; les hommes ont l’esprit trop étroit pour estimer à la fois plusieurs choses.]

692. [Ceux qui sauraient tirer avantage de l’art de plaire, n’en ont pas le don, et ceux qui ont le don de plaire n’ont pas le talent d’en profiter. Il en est de même de l’esprit, des richesses, de la santé, etc. : les dons de la nature et de la fortune ne sont pas si rares que l’art d’en jouir.]

693. [La meilleure manière d’élever les princes serait, je crois, de leur faire connaître familièrement un grand nombre d’hommes de tout caractère et de tout état ; leur malheur ordinaire est de ne point connaître leur peuple. On est toujours masqué autour d’eux, quand ils sont les maîtres ; ils voient beaucoup de sujets, mais ne voient point d’hommes. De là, le mauvais choix des favoris et des ministres, qui flétrit la gloire des princes, et ruine les peuples[73].]

694.  [Apprenez à un prince à être sobre, chaste, pieux, libéral, vous faites beaucoup pour lui, mais peu pour son état ; vous ne lui enseignez pas à être roi ; lui enseigner à aimer son peuple et sa gloire, c’est lui inspirer à la fois toutes les vertus.]

695.  [Il faut mettre de petits hommes dans les petits emplois ; ils y travaillent de génie et avec amour-propre ; loin de mépriser leurs fonctions subalternes, ils s’en honorent. Il y en a qui aiment à faire distribuer de la paille, à mettre en prison un soldat qui n’a pas bien mis sa cravate, ou à donner des coups de canne à l’exercice ; ils sont rogues, suffisants, altiers, et tout contents de leur petit poste ; un homme de plus de mérite se trouverait humilié de ce qui fait leur joie, et négligerait peut-être son devoir.]

696.  [Les soldats marchent à l’ennemi, comme les capucins vont à matines. Ce n’est ni l’intérét de la guerre, ni l’amour de la gloire ou de la patrie, qui animent aujourd’hui nos armées ; c’est le tambour qui les mène et les ramène, comme la cloche fait lever et coucher les moines. On se fait encore religieux par dévotion, et soldat par libertinage ; mais, dans la suite, on ne pratique guère ses devoirs que par nécessité ou par habitude[74].]

697.  [Il faut convenir qu’il y a des maux inévitables : ainsi on tue un homme, au bruit des tambours et des trompettes, pour empêcher la désertion dans les armées, et cette barbarie est nécessaire.]

698.  [Rien de long n’est fort agréable, pas même la vie ; cependant on l’aime.]

699.  [Il est permis de regretter la vie, quand on la regrette pour elle-même, et non par timidité devant la mort.]

700. [Oh ! qu’il est difficile de se résoudre à mourir[75] !]


  1. Add. : [« C’est la langue la plus aimable, et, toutefois, celle que les hommes aiment le moins à parler. » ]
  2. Voir la note de la page 206. — G.
  3. Add. : [ « Y a-t-il donc tant de choses qu’on ne puisse dire avec simplicité et avec force ? » ] — Var. : [ « Ce qu’on appelle un discours académique, est, selon moi, un discours contre les règles de la vraie éloquence. » ]
  4. Les Tirynthiens, peuplade grecque du Péloponèse. — G.
  5. Parce que ce peuple avait, au moins, conscience de sa folie, puisqu’il voulait en guérir, tandis que nous n’avons pas conscience de la nôtre. — G.
  6. Montéclair (Michel), célèbre musicien, né près de Chumont en Bassigny, en 1666, montra dès sa plus tendre enfance, de la disposition pour la musique ; il reçut les premières leçons de Moreau, maître de chapelle de la cathédrale de Langres. En 1700, il vint à Paris, entra a l’orchestre de l’Opéra ; il fut le premier qui joua de la contrebasse. Il mourut en septembre 1737, suivant Du Tillet, et le 24 mars de la même année, selon l’auteur du Mercure (mars 1738, p. 566). On a de lui plusieurs ouvrages estimés des musiciens : il a mis en musique trois poèmes de l’abbé Pellegrin, et entre autres la tragédie de Jephté, représentée en 1731. — B.
  7. Pellegrin (Simon-Joseph), né à Marseille en 1663, d’abord religieux de l’ordre des Servites, et depuis abbé de Cluny, mourut le 5 septembre 1745. — B.
  8. Voir, page 253, le morceau intitulé Quinault. — G.
  9. Rapprochez des 211e et 215e maximes, pages 397, 398. — G.
  10. Var. : [ « Peu de chose suffit à la nature, rien à l’opinion : maxime très-fausse ; l’opinion se contenterait de peu de chose, si la nature n’était insatiable. C’est l’opinion qui flatte un négociant qu’il pourra se reposer après un certain bien acquis, et c’est la nature qui le détrompe, lorsqu’il a amassé ce bien ; c’est l’opinion qui fait croire à un ambitieux qu’il sera heureux dans tel poste qu’il désire ; mais c’est la nature qui le détrompe, lorsqu’il y est parvenu ; c’est l’opinion qui persuade à un homme amoureux qu’il n’a besoin que de la possession de sa maîtresse pour vivre content ; mais c’est la nature qui lui fait désirer bientôt d’autres conquêtes. Pour parler plus exactement, c’est la nature qui nous trompe, et qui nous détrompe ; c’est elle qui borne, et qui étend nos opinions ; l’opinion est toujours à ses ordres ; que la nature soit contente, l’opinion l’est. Pourquoi avons-nous tant d’estime pour nous-mêmes, sinon parce que la nature nous la donne ? » ]
  11. Var. : [« Les hommes sont trop intéressés et trop impérieux pour apprendre à leurs enfants la générosité et l’indépendance ; ils ne leur apprennent qu’à être économes et souples ; ils les enivrent des petites choses dont eux-mêmes sont possédés ; il faudrait plutôt cultiver leur caractère propre, et leur inspirer de n’en jamais sortir. »]
  12. Nous l’avons assez vu, c’est la méthode ordinaire de Vauvenargues ; il se replie sur lui-même. Cette phrase, seule, justifierait le parti que nous avons pris dans notre commentaire, comme dans notre Éloge, de chercher la biographie morale de Vauvenargues dans son œuvre même. — G. — Var. : « Les hommes médiocres empruntent au dehors le peu de connaissances et de lumieres qu’ils paraissent tirer de leur propre fonds ; mais les âmes supérieures trouvent en elles-mêmes un grand nombre de choses extérieures. »
  13. Var. : [« Si les richesses s’épuisent par la profusion ; si la gloire se ternit par l’inaction ; en un mot, si tous les avantages acquis se perdent par le défaut des qualités qui les procurent, cela est vrai surtout a l’ègard des grands, qui ne peuvent conserver le crédit et la considération de leur fortune que par l’ambition qui l’a faite. Mais, tandis qu’ils se laissent amollir par les plaisirs, et qu’ils font consister la grandeur dans le faste, dans les excès, et dans le dédain pour les autres hommes, qui leur fera entendre ces vérités ? »]
  14. On sait que Vauvenargues est né le 6 août 1715, moins d’un mois avant la mort de Louis XIV. — G.
  15. Var. : [« Un vieillard, qui est devenu sourd, et qui n’aime plus la musique, croit s’être guéri d’une erreur, et n’estime plus l’harmonie ; voilà ce que les hommes appellent juger de sang-froid. »] — Autre Var. : [« Mépriser la musique, par défaut d’oreille, dédaigner ce qu’on ne voit point, nier ce qui échappe à nos sens, me parait une image assez vive de ce qu’on appelle avoir du sang-froid. »] — Autre Var. : « J’ai connu un vieillard devenu sourd, qui n’estimait plus la musique, parce qu’il en jugeait alors, disait-il, sans passion. Voilà, en effet, ce que les hommes appellent juger de sang-froid. »
  16. Voyez les Maximes 122e et 287e. — G.
  17. Var. : [« Que de formalités pour faire mourir un Romain ! Combien de gens furent convaincus d’avoir trempé dans la conjuration de Catilina. Cependant, de tout de complices, le sénat ne punit que Lentulus. »]
  18. Rapprochez de la 38e Réflexion (sur la Tolérance), page 96. — G.
  19. Ici encore, Vauvenargues pense à Corneille. — Dans les diverses éditions, cette Maxime fluit par une phrase que nous avons supprimée, parce qu’elle se trouve déjà dans la 25e Réflexion', page 85. — G.
  20. Rapprochez de la 43e Reflexion, page 100. — G.
  21. Voir la Maxime 301e. — G.
  22. Var. : « Qui a fait les partages de la terre, si ce n’est la force ? Toute l’occupation de la justice est à maintenir les lois de la violence. »
  23. L’édifice dont il s’agit, c’est, sans doute, la philosophie, ou, au moins, la morale. Vauvenargues a rarement employé ce ton d’apologue, assez fréquent dans La Bruyère. — G.
  24. Cette pensée est la suite de la précédente. — G.
  25. Var. : « Il semble que la raison, qui se communique aisément et se perfectionne quelquefois, devrait perdre d’autant plus vite son lustre et le mérite de la nouveauté. Cependant ceux qui conçoivent les choses dans toute leur force, et qui poussent la sagacité jusqu’au terme de l’esprit humain, impriment leur haut caractère dans leurs expressions ; et, comme le reste des hommes ne peut atteindre la perfection de leurs idées ot de leurs discours, leurs écrits paraissent toujours originaux, pareils à ces chefs-d’œuvre de sculpture, qui sont depuis tant de siècles sous les yeux de tout le monde, et que personne ne peut imiter. »
  26. Add. : [ « Tant il est difficile de conserver la liberté de son propre esprit, lorqu’on a les passions et les talents qui subjuguent l’esprit des autres »] — Dans les éditions précédentes, cette pensée forme deux Maximes ; elles sont réunies dans le manuscrit que nous avons sous les yeux. — G.
  27. Rapprochez de la Maxime 286e et de ses variantes. — G.
  28. Voir le 59e Caractère (Égée, ou le bon Esprit). — G.
  29. Voir la Maxime 276e. — G.
  30. Voir le 52e Caractère (Isocrate). — G.
  31. C’est dire que la prudence est à peu près aveugle per elle-même. Vauvenargues, en général, est aussi dédaigneux pour la prudence que pour la raison, et les maltraite toutes deux également ; il aime mieux le courage, et ce qu’il appelle le bon instinct. — G.
  32. Rapprochez des Maximes 25e et 26e. — G.
  33. Voir la Maxime 27e. — G.
  34. Voir les Maximes 28e et 395e. — G.
  35. Rapprochez des Maximes 75e et 285e. — G
  36. Var. : [ « C’est peut-être une sorte de noblesse dans les hommes, et un des plus beaux privilèges de leur être, de se passer si aisément d’une plus grande perfection. » ]
  37. Voyez la Maxime 78e. — G.
  38. Voir la Maxime 276e. — G.
  39. Voir la Maxime 54e. — G.
  40. Rapprochez de la 46e Reflexion, page 103. — G.
  41. Pascal exprime la même idée dans les 31e et 33e l’entrées, de l’article IX de la 1re partie. — G.
  42. Rapprochez de la 315e. — Vauvenargues fait sans doute allusion à l’espèrance dont il s’était flatté, et dont il avait été dupe auprès du ministre Amelot. — G.
  43. Voir la Maxime 415e. — G.
  44. Rapprochez cette Maxime et la suivante de la Variante de la 272e. — G.
  45. Rapprochez de la Maxime 227e et de ses variantes.
  46. Voir la Maxime 328e. — G.
  47. Il n’est pas possible de s’y méprendre : dans cette Maxime, dans la précédente, et dans les trois qui suivent, il y a des retours de Vauvenargues sur lui-même. — Voir notre Éloge. — G.
  48. Rapprochez de la Maxime 88e. — G.
  49. Faut-il rappeler, à propos de cette Maxime et des suivantes, que Vauvenargues avait voulu entrer dans la diplomatie ? — G.
  50. Il est douteux qu’un ministre se fût long-temps accommodé de ces idées d’indépendance, et que Vauvenargues eût été bien loin dans la carrière des négociation — G.
  51. Rapprochez de la Maxime 412e. — G.
  52. Rapprochez de la Maxime 182e. — G.
  53. Voir la 2e note de la page 80. — G.
  54. Var. : [ « Un homme qui n’oserait porter des bas gris, si la mode est d’en porter de blancs, se plaint que le gouvemement ne laisse pas assez de liberté aux hommes. Eh ! les hommes en sont-ils capables, eux qui se fout, sur leur chaussure, des lois auxquelles ils n’auraient garde de désobéir ? »
  55. Rapprochez cette Maxime et la précédente des 248e et 249e. — G.
  56. Voir la 35e Réflexion, page 94.
  57. Rapprochez cette pensée et les quatre qui suivent du 60e Caractère (Sénèque). — G.
  58. Vauvenargues avait grandement endommagé sa modeste fortune au service, qui était alors fort onéreux pour les officiers. (Voir la 48e Réflexion, page 104.) — G.
  59. Voir la Maxime 37e. — G.
  60. Rapprochez de la Maxime 115e. — G.
  61. Voir la Maxime 194e. — G.
  62. Voir la note de la page 160. — G.
  63. Rapprochez de la Maxime 562e. — G.
  64. Sans s’en apercevoir, Vauvenargues fait du tort à la Henriade et aux Tragédies de Voltaire ; je doute que celui-ci eût fort goûté cette Maxime. — G.
  65. Le principal intérêt de ces Maximes inédites, notamment de cell-ci, de la suivante et des 661e, 662e et 663e, c’est que l’auteur y est lui-même partie intervenante. Mieux que toutes celles qu’il a publiées, elles nous montrent le procédé de Vauvenargues : au théâtre, en voyage, aux eaux, partout, il observait tout, et tous, jusqu’à son laquais. Il jetait d’abord sur le papier ses observations, telles qu’il venait de les recueillir ; puis, lorsqu’il s’agissait de les faire entrer dans son livre, il en ôtait la forme personnelle, afin de leur donner une couleur plus générale. Le lecteur n’aura qu’à comparer la 384e Pensée avec ses trois variantes, dont la dernière, seule, a été publiée, pour se rendre un compte exact du procédé dont nous parlons, et peut-être regrettera-t-il avec nous de n’avoir pas pour toutes les Maximes, comme pour celles dont nous parlons, l’expression première de la pensée de Vauvenargues. — G.
  66. Ce mot est à noter ; il marque le respect de Vauvenargues pour l’intelligence ; ici le laquais a disparu, l’égalité est rétablie. Ajoutons que Vauvenargues méritait plus que personne d’avoir à son service un homme d’autant de sens. N’est-ce pas aussi le cas de rappeler que, vers le même temps, il y avait quelque part un autre laquais, qui s’appelait J.-J. Rousseau ? — G.
  67. Voir la Maxime 282e. — G.
  68. La même pensée se retrouve dans les Réflexions sur Corneille. — Voir page 246. — G.
  69. Rapprochez de la Maxime 179e. — G.
  70. Voir la Maxime 206e. — G.
  71. Voir la Maxime 277e. — G.
  72. Voir la Maxime 240e. — G.
  73. Rapprochez cette Maxime et la suivante des 375e-377e. — G.
  74. Rapprochez de la 48e Réflexion, page 104. — G.
  75. Dans la seconde édition de son livre, Vauvenargues, conseillé par Voltaire, avait supprimé les Maximes qui suivent (voir l’Avertissement, page 373) ; cependant, les divers éditeurs les ont rétablies, de leur chef, sans même en avertir le lecteur. Comme elles étaient acquises à la publicité, nous en avons déjà donné un grand nombre, à titre de variantes aux Maximes remaniées par l’auteur, et nous donnons ici les autres, mais en caractères plus petits, afin de les distinguer de celles qu’il maintenait définitivement. Nous y joignons les notes inédites de Voltaire, qui ont motivé la plupart des suppressions faites par Vauvenargues. Qu’il n’y ait rien à regretter dans ces suppressions, et que les critiques de Voltaire soient toutes également heureuses, c’est ce dont le lecteur pourra juger. — G.