Réflexions préliminaires des vrais principes politiques/De l’Honneur privé, et de l’honneur public

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XII.

De l’Honneur privé, et de l’honneur public.


Nous ferons ici quelques observations sur l’honneur privé et sur l’honneur public.

Le véritable honneur est un attachement honnête, fondé sur des principes bienfaisans, et sur une bonne réputation, qui portent l’homme à faire du bien à son semblable à son coût, peine et péril. Le faux honneur est une prétention à ce caractère, tout en faisant des choses qui le détruisent. L’abus de l’honneur est appelé honneur par ceux qui, avec ce mot à la bouche, agissent avec cruauté, injustice, folie et bassesse.

Un faux point d’honneur a fait en Europe verser des flots de sang ; pour un mot, souvent pour des futilités, on a vu des amis se couper la gorge. Les anciens Grecs et Romains étaient braves, et ils ne mirent le point d’honneur qu’à défendre de leur vie leurs Patries contre leurs ennemis.

Si on a la réputation attaquée par les actes d’un ennemi, les lois sont là pour l’en châtier ; il leur appartient de punir tout attentat contre la société dans aucun de ses membres. Quel honneur de réparer un crime par un autre pire ! Si quelqu’un vous fait une injure, il doit, par ce point d’honneur, se battre pour la défendre. Vous ayant fait une insulte ou un dommage, contraire à l’honneur et à la justice, il vous fait réparation en vous ôtant la vie, conformément aux impulsions de l’honneur ; c’est donc ici une guerre d’honneur contre l’honneur, la justice et le sens commun.

Un autre faux point d’honneur est de continuer à soutenir l’erreur, après la conviction qu’on s’est acquise qu’elle est telle. C’est le faux honneur contre la vérité.

Un autre faux point d’honneur a été quelquefois de servir son prince contre sa propre Patrie qui paye, quoique le service profitable à cette Patrie était le seul devoir et l’affaire particulière, tant du prince que de tout employé public sous lui.

C’est la guerre du faux honneur contre le devoir.

L’honneur d’un parti est d’accepter tout ce qui vient de lui de juste ou d’injuste ; et quoique le chef puisse être dans une voie blâmable, le faux honneur de son parti engage à la lui rester fidèle.

C’est ici la guerre du faux honneur contre l’honnêteté.

L’honneur de la plupart des princes a souvent été d’être sans honneur ; car, quoique leur foi s’était engagée à protéger leurs sujets, néanmoins leur honneur, d’une autre part, était occupé à les piller et à les réduire en esclavage.

Ici c’est la guerre royale du faux honneur contre la foi jurée.

Combien de paisibles nations en Europe, et ailleurs, n’ont-elles pas été en proie à toutes les horreurs de la guerre par le faux honneur des princes !

Combien de fois n’a-t-on pas vu la guerre s’allumer par la susceptibilité d’un roi offensé d’un seul mot !

Le roi du Pégu n’a-t-il pas fait la guerre au roi de Siam pour être possesseur d’un éléphant blanc, et venger son honneur outragé du refus de le lui donner sur sa demande ?

Le seul Villiers, premier Duc de Buckingham, cause la guerre à son pays en deux fois, dont une fois contre deux des grandes puissances de l’Europe, parce que son honneur avait souffert d’avoir été relevé, comme il le méritait, dans ses attentats pour s’éduire deux grandes dames. L’Europe dut s’embraser, les vies, les trésors et la sûreté des royaumes risqués et détruits, pour venger le faux honneur d’un impudique puissant.

Un homme ne peut agir honorablement dans une mauvaise cause. Qu’il croie que c’est une bonne cause n’est point une excuse recevable ; car la folie et la méprise ne sont point l’honneur. Également n’est-il pas une meilleure excuse pour lui de ce qu’il s’est engagé à la supporter ; car c’est, en pareil cas, engager son honneur contre l’honneur, que d’avoir engagé sa parole dans une guerre injuste. Dire qu’il est honteux de la déserter, c’est déclarer qu’il est honteux de faire une chose honorable, et qu’il préfère une fausse honte, au véritable honneur, qui fait un devoir de détester et de détruire tout engagement criminel. Parce qu’un homme s’engage à un parti, ou à une société avec l’idée qu’elle est honnête, s’en suit-il qu’il doive persister à y rester lorsqu’il s’aperçoit que c’est un parti ou une société de brigands ! L’honneur l’oblige-t-il donc à Être un brigand lui-même ?

Une bonne conscience, un cœur honnête et des mains pures sont inséparables du véritable honneur. Lorsque des ordres supérieurs sont injustes, l’honneur de l’obéissance n’existe plus ; car l’honneur n’est pas l’instrument du mal ; il est donc d’un faux et prétendu honneur d’exécuter un commandement injuste, de quelque part qu’il vienne.

Le faux honneur a souvent plus de pouvoir sur l’homme que les lois elles-mêmes ; et ceux qui méprisent tous les liens des lois, de la religion et de l’humanité, sont souvent très exacts à observer toutes les mauvaises et fantastiques règles du faux honneur. Il n’y a point de dettes plus ponctuellement payées que les dettes du jeu, que les lois méconnaissent et défendent. Le même homme qui s’empressera de payer une dette dont il aura peut-être été la dupe au jeu, ira s’endetter chez d’honnêtes marchands et ouvriers, sans intention de les payer, s’important peu de toutes les conséquences qui peuvent en résulter pour ceux dont il a pu concourir à plonger dans la gêne, les poursuites, les saisies et l’emprisonnement.

Ainsi, d’après les observations que nous venons de faire, on voit le faux honneur s’élever honteusement au dessus de la raison, de l’humanité, de la vertu et des lois. Les bons citoyens doivent lui faire une guerre mortelle.