Réflexions sur l’esclavage des nègres/Chapitre I
I.
De l’injuſtice de l’eſclavage des Negres, conſidérée par rapport à leurs maîtres.
Réduire un homme à l’eſclavage,
l’acheter, le vendre, le retenir dans la ſervitude,
ce ſont de véritables crimes, & des crimes
pires que le vol. En effet on dépouille
l’eſclave, non-ſeulement de toute propriété
mobiliaire ou fonciere, mais de la faculté
d’en acquerir, mais la propriété de ſon tems, de ſes forces, de tout ce que la nature
lui a donné pour conſerver ſa vie ou
ſatiſfaire à ſes beſoins. A ce tort on joint
celui d’enlever à l’eſclave le droit de diſpoſer de
ſa perſonne.
Ou il n’y a point de morale, ou il faut convenir de ce principe. Que l’opinion ne flétriſſe point ce genre de crime, que la loi du pays le tolere ; ni l’opinion, ni la loi ne peuvent changer la nature des actions, & cette opinion ſeroit celle de tous les hommes, & le genre humain aſſemblé auroit, d’une voix unanime, porté cette loi, que le crime reſteroit toujours un crime.
Dans la ſuite nous comparerons ſouvent avec le vol l’action de réduire à l’eſclavage. Ces deux crimes, quoique le premier ſoit beaucoup moins grave, ont de grands rapports entr’eux ; & comme l’un a toujours été le crime du plus fort, et le vol celui du plus foible, nous trouvons toutes les queſtions ſur le vol réſolues d’avance & ſuivant de bons principes, par tous les moraliſtes, tandis que l’autre crime n’a pas même de nom dans leurs livres. Il faut excepter cependant le vol à main armée qu’on appelle conquête, & quelques autres eſpeces de vols où c’eſt également le plus fort qui dépouille le plus foible : les moraliſtes ſont auſſi muets ſur ces crimes que ſur celui de réduire des hommes à l’eſclavage.