Réflexions sur l’usage présent de la langue française/E

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E

Efficace, efficacité.


Quelques-uns sont pour efficace, & d’autres pour efficacité ; mais l’usage le plus receu est pour efficace, l’efficace de la grace surmonte la dureté du cœur. Et c’est comme parle un Auteur célébre, dont les écrits ne sont pas moins polis qu’ils sont saints ; La parole qui sort de la bouche de Jesus-Christ, trouve dans sa source toute son efficace & sa puissance[1]. Cela n’empesche pas néanmoins que de bons Ecrivains ne disent efficacité : les miracles de l’efficacité de la parole Evangelique durent & dureront jusqu’à la consommation des siecles[2].


Éhonté.

Eshonté paroist un tres-bon mot, pour marquer une personne qui a perdu toute honte ; c’est un vieux terme qu’il seroit à souhaiter qui s’introduisit ; car le mot d’effronté ne dit pas tout-à-fait la mesme chose, il marque d’ordinaire une hardiesse trop libre à parler ; d’où vient qu’on dit souvent, c’est un effronté qui vous dira cent injures : mais eshonté donne à penser davantage, le sens en est plus injurieux, un homme eshonté c’est un homme qui a perdu toute pudeur ; je crois que ce mot marque plus la corruption du cœur, & effronté la légéreté de l’esprit, & l’indiscrétion.


Eleve.

Tout homme qui est formé de la main d’un autre, en quelque art & quelque science que ce soit, pourveu que ce soit un art noble, s’appele son éleve. « On ne croyoit pas trouver de meilleurs sujéts, pour l’Episcopat que des Eleves de Saint Augustin[3]. »


Elevé, relevé.

Elevé se dit dans le propre & dans le figuré, un bâtiment élevé, un discours élevé, un esprit élevé ; pour relever, il ne se dit guéres que dans le figuré, un discours relevé, des matieres relevées ; mais on ne dira pas une maison relevée. On dit pourtant, un chapeau relevé pardevant, des figures relevées en bosse, &c.


Emaner.

Ce mot placé à propos se dit avec assez de grace ; on dira fort bien, par exemple, qu’il y a de certains corpuscules qui émanent sans cesse de tous les corps. Le Pere Thomassin se sert assez à propos de ce mot dans un de ses ouvrages. C’est une morale émanée de la tradition des premiers hommes[4].


Emmener, amener.

Ces deux mots ont des sens différens, amener en a plusieurs, il signifie conduire, comme : il me l’a amené chez moy. Voiturer, comme : il fait amener ses marchandises par bateau. Introduire, comme : c’est ce qui a amené le luxe parmy les hommes.

Emmener signifie derober, emporter, entraîner, &c. & marque presque toûjours de la violence, comme : je crains qu’on ne m’ait emmenè mon cheval ; ce fleuve s’est debordé, & a tout emmené ; ainsi on peut dire, que le temps amene & emmene toutes choses, pour dire, qu’il fait naistre & perir toutes choses. Enfin il y a de la différence entre emmener & amener, comme entre : apporter & emporter. Emmener se dit du lieu où l’on est à celuy où l’on n’est pas ; & amener du lieu où l’on n’est pas, à celuy où l’on est.


Empreindre.

Cela est demeuré si empreint dans ma memoire que, &c. Ce verbe est en usage, mais il est à remarquer qu’il n’est guére usité qu’au passif, & au participe du passif, comme en l’exemple cité.


Emulateur.

Ce mot est beau, pourveu qu’on ne l’affecte pas. « Quoyque je sois chagrin de n’écrire pas aussi poliment que vous, ne croyez pas que je vous en aime moins, il y a de la différence entre l’Emulateur & l’ennemy. »


En nulle part, nulle part.

Plusieurs disent nulle part tout court, d’autres disent en nulle part, & entr’autres Mademoiselle de Scudery en plusieurs de ses Livres ; la haine, dit-elle, dans l’entretien sur cette passion, n’a jamais esté permise en nulle part ; & dans celuy de l’avarice, l’avare ne trouve la gloire en nulle part. Néanmoins nulle part paroist meilleur.


En campagne, à la campagne.

Aller en campagne, aller à la campagne, signifient deux choses differentes ; aller en campagne, c’est aller en voyage ; aller à la campagne, c’est aller aux champs. Il en est de mesme de ces deux expressions estre en ville, estre à la ville. Estre en ville, marque qu’on est à la ville, mais qu’on est sorty de chez soy ; estre à la ville, marque seulement qu’on est dans la ville, soit chez soy ou ailleurs.


En comparaison, à comparaison.

On ne doit point dire à comparaison. Je sçay bien que l’Autheur de la défense de la Langue Françoise a dit, la pauvreté de la Langue Latine à comparaison de la Grecque, &c. Mais cela n’empesche pas que en comparaison ne soit le véritable mot. Et c’est raffiner mal à propos, que de prétendre que à comparaison est plus doux, l’usage qui est le maistre, ne l’a point autorisé.


En l’age, à l’age.

On met en l’âge lors qu’il y a quelque répétition à craindre, comme seroient deux à de suite ; & je ne doute point que ce ne soit pour cela que M. Pélisson dit dans l’Histoire de l’Académie, en parlant d’un Académicien, un accident inopiné le déroba à la France en l’âge de quarante-deux ans, car s’il eust dit à l’âge, il semble que ces deux à repetez le déroba à la France à l’age auroient eu quelque chose de rude. Aussi dans une occasion où il n’y a point à craindre cét inconvenient il dit, à l’aage. M. de Voiture estoit d’Amiens, il mourut à l’aage de cinquante ans.


Une enfant, un enfant.

S’il s’agit d’une fille, on dit une enfant, & non un enfant. Vous estes une sage enfant. C’est ainsi que l’on parle dans le monde ; c’est pourquoy l’Auteur des Mémoires sur la Religion, dit ; en parlant d’une petite fille qui fut guérie miraculeusement : « Dieu a operé un miracle en nos jours, à la veuë de tout Paris, en la personne d’une enfant, qui a esté guérie par l’attouchement d’une des épines de la Couronne de Nostre-Seigneur. »


Se tenir là, s’en tenir là.

Il est bon de remarquer ces deux expressions, on dit par exemple, je me tiens à ce pillier. Il se tenoit à la corde. Il me prit par mes habits & se tenoit à moy. Tenez-vous là, attendez-moy. Et dans un autre sens on dit, il s’en tient à tout ce que je luy dis. Quand les sentimens sont partagez, on ne sçait souvent à quoy s’en tenir. Tenez-vous-en à ce qu’il vous dira. La réflexion qu’on peut faire sur cela est qu’on dit, s’en tenir, au sens de se fier ; je m’en tiens à ce que vous m’en dites ; Et aussi quelquefois au sens de se contenter de ce qu’on a fait sans vouloir aller plus loin : comme, vous avez déja fait beaucoup de dépense pour ce procés, je vous conseille de vous en tenir là.

Demeurer se dit souvent en ce dernier sens avec la particule, en. Je vous conseille d’en demeurer là. Il l’a récompensé fort libéralement, & encore luy a-t’il promis qu’il n’en demeureroit pas là.


Entrer.

On dit il est entré, & non il a entré ; il est descendu, & non, il a descendu ; à moins qu’aprés ce verbe il ne suive un accusatif, car on dit fort bien, descendre les degrez, monter les degrez, comme : il faut descendre quatre degrez avant que d’entrer en sa chambre ; il faut monter dix degrez pour venir chez moy. Hors cela on dit toûjours, il est déscendu, il est monté, & celuy qui a intitulé son Livre, les veritables principes de la Langue Françoise, n’a pas parlé exactement quand il a dit, aussi-tost que j’ay eu fait mon affaire, j’ay monté à cheval.


Entretenement. entretient.

Entretenement n’est plus bien venu que sur les Troncs des Eglises. Il est vray que M. d’Ablancourt dit, tout le pays contribuoit à l’entretenement des Soldats[5] ; Mais je ne doute point que s’il vivoit aujourd’huy, il ne dit à l’entretient des soldats, au lieu de dire à l’entretenement. Car la Langue a receu bien des changemens depuis quelques années.


J’enverray, j’envoyeray.

Aujourd’huy on dit j’enverray & non j’envoyeray. Je vous enverray ce que j’ay[6] ; dit le Pere Tarteron.


L’épée à la main, la main à l’épée.

Je sçay que c’est l’opinion commune qu’on doit dire, mettre l’épée à la main, & non la main à l’épée ; mettre la main à la plume, & non la plume à la main : mettre le chapeau à la main, & non la main au chapeau. Mais je crois cependant que cela n’est pas toûjours vray ; Il met la main à l’épée, marque qu’il se met seulement en estat de tirer l’épée, ou qu’il la tire en moitié du fourreau ; & l’épée à la main marque qu’on l’a entierement tirée. Le chapeau à la main, c’est lors qu’on fait grand accueil ; la main au chapeau, c’est lors qu’on saluë en passant. Pour la plume à la main, on ne le doit point dire, on dit toûjours la main à la plume, pourveu qu’il s’agisse d’écriture.


Epervier, éprevier.

On dit épervier. Un vieux loup évite les pieges qu’on luy dresse, un épervier les filets qu’on luy tend[7].


Epris, etonné.

Épris est un participe dont le verbe n’est point en usage. On ne dit pas éprendre, & encore épris ne se dit guéres qu’en Poësie. M. Dépreaux néanmoins l’a dit à propos en Prose. Je fus sincerement épris de tant d’admirables qualitez[8].


Eppeller,
Appeller les Lettres.

Il faut dire appeller les Lettres ; cet enfant ne sçait pas encore bien lire ; il ne fait qu’appeller les lettres. Eppeler ne se dit que par les Maistresses d’Ecole, & parmy le vulgaire. Mais ceux qui parlent bien disent appeler ; il ne faisoit qu’appeler les lettres sans pouvoir lier leurs sons[9].


Des equivoques.

Il est aisé de faire des équivoques en parlant & en écrivant, il suffit d’en apporter des exemples pour apprendre à les éviter. Celles-cy sont d’une autre espece, que celles dont nous avons parlé, en traitant de l’arrangement des paroles.

Exemple. C’est le Livre de cette personne dont je vous ay parlé, cela n’est pas clair : On ne sçait si c’est le livre dont je vous ay parlé ; ou si c’est cette personne qu’on sous-entend. Pour déterminer la chose, il faut dire, c’est le livre de cette personne de laquelle je vous ay parlé, si c’est la personne ; ou, c’est le livre de cette personne duquel je vous ay parlé, si c’est le livre.

Exemple. « Il s’en faut peu que je ne compare la mer à ces animaux que la fiévre ne quitte point, & dont elle imite si bien les rugissemens[10]. » Il y a de l’équivoque en cette phrase ; on ne sçait si c’est la fiévre ou la mer qui imite ces rugissemens. Le sens à la verité le fait bien voir, mais les paroles ne le disent point ; or ce n’est point au sens à faire entendre les paroles, c’est aux paroles à faire entendre le sens. Pour oster donc cette équivoque, il n’y a qu’à changer quelques mots, & dire par exemple : « Il s’en faut peu que je ne compare la mer à ces animaux qui sont toûjours en fiévre, & dont elle imite si bien les rugissemens » ; car alors le mot de fiévre estant pris là indéfiniment, le pronom elle qui vient aprés ne peu plus s’y rapporter, & ainsi ne fait plus d’équivoque.

Exemple. Les Académiciens qui se nomment accordati, ont pour devise un Livre de Musique ouvert avec des instrumens[11]. Ne semble-t’il pas, comme l’a déja remarqué un bon Auteur, que ce Livre soit ouvert à force de marteaux & de crochets ? pour corriger cette équivoque il n’y a qu’à mettre & au lieu de, avec, & dire, les Académiciens qui se nomment accordati ont pour devise un Livre de Musique ouvert & des instrumens. Ou bien sans mettre ouvert, ont pour devise un Livre de Musique avec des instrumens.

Exemple. « Jesus apperceut un peu plus loin deux autre pescheurs qui r’accommodoient des filets avec leur pere, qui s’appeloit Zébédée dans sa nacelle[12]. » Il y a dans cette façon de parler une équivoque insupportable ; car enfin ne semble-t’il pas à ces mots : qui s’appeloit Zebedée dans sa nacelle, que cét homme ne s’appeloit Zebedée, que lors qu’il estoit dans sa nacelle ? Il n’y avoit qu’à dire : « il apperceut un peu plus loin deux autres pescheurs, qui avec leur pere (qu’on appeloit Zebedée) r’accommodoient des filets dans sa nacelle ». Ou bien : « il apperceut un peu plus loin deux autres pescheurs qui étoient avec leur pere nommé Zebedée, & qui r’accommodoient avec luy des filets dans sa nacelle. »

« Prenez une ferme résolution de porter cette croix, où Jesus-Christ vostre divin Maistre a bien voulu mourir attaché pour l’amour de vous[13]. » Ce mot, , aprés le verbe porter fait une équivoque ; il semble avant qu’on ait achevé de lire toute la phrase, que cela veuille dire, qu’il faut porter cette croix dans l’endroit où, &c. ainsi pour oster l’ambiguité, il falloit dire à laquelle, au lieu de où.

Exemple. Je regarde vostre amitié comme le plus grand des avantages que vous me puissiez accorder. Vostre lettre m’a donné une secrette joye. C’est le plus grand des plaisirs que vous me puissiez faire que de m’écrire souvent. Monsieur, vostre cheval vaut cent pistoles. Toutes ces sortes de phrases sont équivoques, il semble qu’on dise ; « Je regarde vostre amitié comme le plus grand desavantage que vous me puissiez accorder. »

« Vostre lettre m’a donné une secrette joye, c’est le plus grand déplaisir que vous me puissiez faire, que de m’écrire souvent. »

« Monsieur vostre cheval vaut cent pistoles. »

Ainsi il est bon d’éviter ces sortes d’ambiguitez, aussi bien que celles-cy.

N’attribuez point au défaut de mon souvenir le retardement de mes lettres. Si je ne vais pas vous voir, ce n’est point parce que je vous oublie Si j’ay tardé à vous écrire, je vous prie de ne le point attribuer au peu d’estime que je fais de vostre personne.

Il est aisé de voir que toutes ces manieres de parler se peuvent interpreter en mauvaise part, il faut dire, « n’attribuez point à aucun défaut de souvenir le retardement de mes lettres. »

« Si je ne vais pas vous voir, ce n’est point que je vous aye oublié. »

« Si j’ay tant tardé à vous écrire, je vous prie de ne le point attribuer à aucun défaut d’estime pour vostre personne. » On fait souvent ces sortes de fautes dans les lettres.

Autre exemple. C’est un homme dont l’ambition a ruiné la fortune. M. de Vaugelas prétend que ces sortes de phrases sont équivoques ; par ce, dit-il, que le mot, dont, se rapporte à fortune, & que cependant il semble qu’il ait rapport à ambition. Mais il se trompe en cette rencontre ; car le mot, dont, peut avoir autant de rapport à l’un qu’à l’autre, puis que l’ambition & la fortune, dont on parle en cét endroit, sont du mesme homme ; c’est pourquoy le sentiment le plus raisonnable est qu’il se rapporte aux deux ensemble ; ainsi il n’y a point d’équivoque à craindre : Aussi nos meilleurs Ecrivains, comme l’avouë M. de Vaugelas, ne font pas difficulté de se servir de cette expression : & on dit tres-souvent : C’est un homme dont le mérite passe la qualité, c’est pourquoy M. Sarrazin n’a pas fait de scrupule de dire, c’estoit un homme celebre sur l’Océan, & dont la vertu avoit élevé la fortune[14].

Je pourrois apporter plusieurs autres exemples d’équivoque ; mais je crois ceux là suffisans pour en faire entendre un grand nombre d’autres. Je diray seulement que les habiles Ecrivains sont si exacts là-dessus, qu’ils vont mesme quelquefois jusqu’au scrupule. M. de Voiture pour avoir mis dans une Lettre écrite à M. Costar. « J’ay envie d’aller demeurer avec vous en Poitou, car je trouve que vous avez beaucoup d’esprit depuis que vous y estes ; pour moy je viens au contraire d’un païs, où le mien s’est enroüillé », s’en reprend luy-mesme à la fin de sa Lettre comme d’une faute : « en relisant ma Lettre, dit il, je viens de m’appercevoir d’une équivoque, qui est au commencement. je viens d’un pays où le mien, car ce mien là se pourroit rapporter à pays, & je veux dire mon esprit : quoyque je sçache que vous ne prendrez pas l’un pour l’autre ; néanmoins ce ne laisse pas d’estre une faute ; aprés quoy il cite ces paroles de Quintilien qu’il est bon de remarquer : Vitanda in primis ambiguitas, non hæc solum quæ incertum intellectum facit, ut Chremetem audivi percussisse Demeam, sed illa quoque, quæ etiamsi turbare non potest sensum, in idem tamen verborum vitium incidit : ut si quis dicat, visum à se hominem librum scribentem : nam etiamsi librum ab homine scribi pateat, male tamen composuerat, feceratque ambiguum quantum in ipso fuit[15]. » J’ay mieux aimé, ajoûte-t’il, vous écrire cecy que de corriger ce que j’avois écrit.


Autres equivoques.

Il y a une autre sorte d’équivoques qu’il est important de remarquer, parce qu’elle est plus délicate que les autres, & que les meilleurs Auteurs ont bien de la peine à s’en garantir ; l’exemple la fera entendre. « Bien que l’homme juste ait toûjours esté le Temple vivant de Dieu, il n’a pas laissé de vouloir demeurer par une présence spéciale en des lieux consacrez à sa gloire. » Cét exemple renferme une équivoque ; car dés qu’on a leu ces premiéres paroles : bien que l’homme juste ait toûjours esté le Temple vivant de Dieu, il n’a pas laissé, &c. Il semble que cét, il, se rapporte à l’homme juste qui est en haut ; & en effét selon la vraye construction il doit s’y rapporter ; cependant selon le sens, il se rapporte à Dieu, ce qui ne peut se reconnoistre qu’aprés avoir lû toute la phrase. Pour corriger cette faute, il falloit que Dieu fust au commencement de la phrase, & l’homme aprés, de cette sorte : Bien que Dieu ait toûjours fait de l’homme juste son Temple vivant, il n’a pas laissé de vouloir, &c. On peut juger sur le modele de cét exemple, de plusieurs autres qu’on rencontre assez souvent en lisant les Auteurs.


D’une autre sorte d’equivoques.

Il y a encore une certaine espece d’équivoques qui n’est pas vicieuse, & qui dans l’usage ne passe point pour équivoque. Exemple, les hommes qui sont creez pour connoistre Dieu, cette proposition est fort bonne ; il est vray que si l’on veut chicaner, on peut dire que ce, qui, est obscur, & qu’il semble, quand on dit, les hommes qui sont créez pour connoistre Dieu, qu’on suppose donc que tous ne le soient pas. Mais c’est contester mal-à-propos ; dans ces sortes de propositions, il y a un qui explicatif, & un qui déterminatif ; le qui explicatif, ne fait qu’exposer ce qu’on suppose déja dans la chose, comme : Dieu qui est invisible ; Dieu qui est infini. De cette premiére sorte est le qui de l’exemple cité, & il n’y a personne qui s’y trompe. Le qui déterminatif au contraire, détermine la chose à un sens particulier, comme quand je dis, les Juges qui ne font jamais rien par prieres & par faveur sont dignes de loüanges ; ce, qui, est déterminatif, estant clair qu’on ne veut pas dire que tous les Juges en général ne font rien par prieres & par faveur.

Ainsi toutes ces propositions-cy sont bonnes : La pieté qui rend l’homme heureux dans les plus grandes adversitez, empesche les hommes de s’attrister de leur misere.

Les Grands qui oppriment les pauvres seront punis de Dieu, qui est le protecteur des opprimez, &c.


Des equivoques de pointes.

C’est un vice fort opposé au génie de nostre Langue que ces sortes d’équivoques ; Les petits esprits se font d’ordinaire un mérite d’en trouver par tout : leurs réponses & leurs reparties sont presque toûjours armées de ces sortes de pointes. Il n’est rien qu’on doive plus éviter dans le langage. Si on leur demande, comment ils se portent, & qu’ils soient assis, il vous répondent froidement ; qu’ils ne se portent pas, mais que c’est leur chaise qui les porte. Si l’on s’informe comment va toute la maison, ils repliquent qu’elle est toujours en sa place, & mille autres extravagances de cette nature. Ils triomphent principalement sur les noms propres, & quand ils en trouvent qui peuvent recevoir deux sens, comme : fleury, rose, mon plaisir, &c. ils ne laissent jamais passer l’occasion de dire ; vous estes toujours fleury Hyver & Esté. Je n’ay garde de n’estre pas vostre amy, j’aime trop les roses. Je ne m’ennuyeray jamais avec vous, vous serés toujours mon plaisir. Ou s’ils en veulent à quelqu’un ils croyent luy en avoir bien donné à garder, quand ils ont pû faire une raillerie sur son nom ; ils s’applaudissent alors comme d’une chose qui les distingue des génies communs, & qui fait voir qu’ils ont de l’esprit & de la délicatesse. Combien de gens, par exemple, ont raillé froidement sur son nom, l’Auteur qui a composé les Regles du Ballet, disant qu’on a tort de le blâmer d’avoir fait ce Traité, puis que c’est aux Ménestriers à faire danser les autres. J’avouë qu’il est difficile de croire que cét Auteur (qui d’ailleurs a beaucoup de mérite) ait employé à la plus grande gloire de Dieu, tout le temps qu’il a mis à composer les Regles des Ballets ; Mais cela peut-il autoriser des pointes froides & grossiéres ? On ne doit pas faire grand fonds (dit M. de Balzac) sur trois ou quatre petites syllabes, qui ne sonnent que ce qu’il plaist à une coûtume sans raison, & ne valent que ce que l’usage les fait valoir. Cela s’appelle triompher des syllabes & des mots. Si c’eust esté la Coûtume des Romains de se joüer de cette façon, les Pontifes n’eussent esté que des faiseurs de ponts, ni les Dictateurs que des Maistres d’Ecole. Le pauvre Brutus eut esté le but de toutes les pointes de son temps, les Azinii, les Porcii, les Bestiæ, &c. n’eussent pas eu un jour de repos, Ce n’est pas que je veüille blâmer toutes les équivoques ; on en peut faire quelquefois pourveu qu’on en use sobrement, & encore doit-on témoigner par l’air dont on les dit, qu’on ne les regarde pas comme de fort belles choses. Il y a maniere à tout ; & je me souviens sur cela de l’exemple d’Horace qui voulant plaisanter sur le nom d’un amy à qui il écrit, s’y prend d’une maniere qui n’a rien de bas, ne faisant point l’équivoque luy-mesme, mais se contentant de l’indiquer en disant que certaines gens la pourroient faire. Cét amy s’appeloit Asina de son surnom, Horace l’avoit chargé de quelques ouvrages pour porter à Auguste, & à ce sujét il luy dit dans sa Lettre : « Si vous vous sentez trop chargé, jettez plûtost tout par terre que d’aller broncher & tomber justement à l’endroit où l’on vous envoye. Les gens en riroient & ne manqueroient pas de faire quelque allusion plaisant à vostre surnom. »

Si te forte meæ gravis uret sarcina chartæ,
Abjicito potius, quàm quò perferre juberis,
Clitellas ferus imengas : asinæque paternum,
Cognomen vertas in risum
.


Espoir, esperance.

Espoir ne se dit guéres en Prose, mais il est fort bon en Poësie. Exemple,

La fortune capricieuse
Fait acheter trop cher le supréme crédit,
Et la crainte & l’espoir d’une ame ambitieuse,
La font plus souffrir qu’on ne dit[16].


Esprit malin, malin esprit.

Esprit malin, signifie un homme malicieux ; malin esprit, signifie le Démon. Les lieux les plus solitaires ne sont pas toujours des aziles contre les suggestions du malin esprit[17]. Et un peu plus bas, on luy amena une femme tourmentée depuis quatre ans du malin esprit.

Il est vray que le Traducteur des Lettres de Saint Augustin a dit : « les Soldats de Jesus-Christ, combattent non contre des hommes, mais contre les puissances qui ne sont autres que les esprits malins, c’est à dire contre le Démon, & ses Anges ». Mais il n’a pas bien parlé ; il devoit dire, contre les puissances qui ne sont autres que les malins esprits.


Il est, il y a.

Il est des hommes qui. Cette maniére de parler est un peu précieuse ; il faut dire, il y a des hommes ; si ce n’est en Poësie où l’on ne peut dire, il y a. Quand la proposition est négative, on peut dire, est, au lieu de y a. Comme : il n’est personne qui ne soit persuadé, que, &c.’pour, il n’y a personne.


Eteindre des dettes.

Cette maniére de parler est fort métaphorique, mais elle paroist noble. On receut des aumônes considérables qui servirent à éteindre toutes les dettes du College[18].


Estoile, fatalité.

Plusieurs se servent de ce mot au sens de, destin, de sort, de fatalité : & des Ecrivains habiles l’employent en cette signification.

C’est l’étoile de nostre nation de se lasser de son propre bonheur[19].

« Nostre mérite nous attire l’estime des honnestes gens, & nostre étoile celle du Public[20]. »

« S’il y a des opinions mieux receuës dans le Public les unes que les autres, ce n’est quelquefois que parce qu’elles ont eu des cabales plus fortes, ou des estoiles plus heureuses[21]. » Cette maniére de parler est fort en usage parmy les personnes de qualité. Bien des gens néanmoins la trouvent mauvaise, parce qu’elle part d’une erreur, car nous ne dépendons point des étoiles.


Evangelizer.

Ce verbe exprime en un mot ce qu’on ne pourroit dire autrement qu’en plusieurs, & il est fort en usage.

« Fonde-t’elle des Hôpitaux, elle y joint des Missions, afin que les pauvres soient nourris, & évangelisez tous ensemble[22]. »

Il y a plusieurs termes de cette sorte qu’on a pris plaisir de faire, & qui sont fort du bel usage, comme : catholizer, franciser, latinizer, tranquilizer, &c.


Evitable.

Quoy qu’on dise inévitable, on ne dit point évitable : au moins lors qu’on veut parler conformément à l’usage ; ce n’est pas qu’il ne soit à souhaiter que ce mot s’establisse, car il faut toûjours tâcher d’enrichir la Langue, sur tout quand il s’agit de luy donner des termes qui expriment seuls, ce qu’on ne peut exprimer autrement que par plusieurs autres.


Excepté eux, exceptez eux.

Il faut dire, excepté eux, parce que ce mot est indeclinable devant le substantif ; excepté elle, excepté nous, & non exceptée elle, exceptez-nous ; je dis devant le substantif, parce que s’il est aprés, il est déclinable, & s’accommode au genre du substantif, on dit eux exceptez, elle exceptée, & non eux excepté, elle excepté. Il en est de mesme de supposé ; on dit supposé ces principes, & ces principes supposez.


Excusable.

Ce mot se dit & de la faute, & de celuy qui a commis la faute ; vous n’estes pas excusable, c’est une faute qui n’est pas excusable. Il en est de mesme de consolable ; il se dit de la douleur, & de celuy qui la ressent.


Excuseur.

Ce terme, & quelques autres de la mesme nature sont fort bien receus dans le stile familier & plaisant ; comme sont les lettres, les conversations ; & M. de Voiture s’en est servy fort à propos écrivant à M. Chapelain : « Quand je pense, dit-il, que cette lettre s’adresse au plus indulgent de tous les hommes, à l’excuseur de toutes les fautes, au loüeur de tous les ouvrages, mes cheveux s’applatissent tout à coup, plats comme d’une poule moüillée. »


Exorde, commencement.

Ces deux mots signifient la mesme chose, mais le premier semble estre consacré pour exprimer cét entrée de discours, où l’Orateur à coûtume de préparer l’esprit de ses Auditeurs, aux choses qu’il leur doit dire : Ainsi on peut dire que ce mot marque quelque chose de plus que commencement de discours, car on dit souvent : Il n’a point fait d’Exorde dans sa Harangue. La plûpart de ses Pieces sont sans Exorde. Il a coutume de parler sans faire d’Exorde. C’est que ce terme signifie proprement ce préambule, par lequel ceux qui escrivent quelque discours, ou qui parlent en public, ont coûtume de commencer. Car il est bon quelquefois, selon les sujéts que l’on traite, de disposer les esprits par un petit avertissement qui serve d’introduction. Mais il ne faut pas imiter en cela l’exemple des anciens, qui font souvent des Exordes à leurs Livres, qui n’ont rien de commun avec leur sujét, & qui sont comme des Testes qu’on peut mettre sur toutes sortes de corps. Je me souviens mesme (& plusieurs l’ont remarqué avant moy) que Cicéron écrivant à Atticus, luy dit qu’il en avoit un Volume de reserve, où il en alloit prendre quand il luy en falloit ; de telle sorte que luy ayant envoyé un Traité de la Gloire où il avoit mis par mégarde la mesme Préface qu’il avoit déja mise au troisiéme Livre des Questions Académiques, il le prie assez plaisamment de la couper, & d’y en coler une autre qu’il luy envoye : Cét endroit est assez remarquable, & ceux qui voudront en voir les termes Latins, n’ont qu’à lire la sixiéme lettre du seiziéme Livre, vers la fin.

Dans ces Préfaces ils discourent ordinairement des affaires & du gouvernement de la République ; ils deplorent la corruption du Siécle ; ils parlent de leurs occupations de la Ville, & de leurs exercices de la campagne : & aprés cela au lieu de descendre doucement (dit un habile Ecrivain[23]) & comme par degrez dans leur matiere, vous diriez qu’ils s’y précipitent. Tous les Exordes de Salluste sont de ce genre ; & comme dit le mesme Auteur, ils seroient aussi propres aux Livres de Cicéron qu’à ceux de Salluste, aprés qu’il a déclamé, dit-il, sur le vice & sur la vertu, & qu’il s’est jetté dans un raisonnement infini, il ne sort point par la porte du lieu où il se void enfermé, mais il en échappe par une breche ; & brisant tout d’un coup ou l’on attendoit qu’il continuast ; venons maintenant, dit-il, à ce que nous avons à traiter.

On remarque que les Grecs sont encore plus licentieux là-dessus que les Latins ; il y en a qui ne commencent à entamer leur sujét, que lors qu’ils sont prests de finir ; sur quoy on a dit fort à propos[24], que si l’on ostoit à Platon ses longues Préfaces, ses narrations fabuleuses, & ses importunes digressions, on l’accourciroit de la moitié ; en sorte que la plûpart de ces Auteurs sont comme ces petites femmes, qui ayant quitté leur coëffure & leurs patins ne sont plus qu’une partie d’elles-mesmes.

Il n’y a presque point de vice plus opposé que celuy-là au génie de nostre Langue. Nous voulons quand on traite une matiere qu’on aille promptement au but ; & lors qu’on s’amuse trop à l’entrée d’un discours, nous appellons cela, battre la Campagne.


Explorateur.

Espion est le terme ordinaire ; mais il y a des mots inusitez qui ont quelque chose de noble & de hardy qui plaist d’abord ; il semble que l’usage ait tort de ne les pas recevoir. Explorateur paroist assez de ce caractere. Je crois qu’un peu d’adresse à le produire luy feroit faire aisément fortune, & que l’usage, tout Tyran qu’il est, se laisseroit fléchir en sa faveur.


Extenuer, attenuer.

La plûpart des Provinciaux disent exténüer, exténué, mais il faut dire, atténüer, atténüé. Il est tout atténué de mortification. Un Auteur fort poly a dit néanmoins, cette femme extenuée par une si longue abstinence laissa vaincre son obstination[25] : mais c’est un mauvais mot qui luy est échappé.


Extirpation.

Dans le propre on ne se sert guéres de ce mot, mais dans le figuré il est tres en usage, l’extirpation de l’héresie.


  1. Eclaircissement sur le Livre de la vie Monastique.
  2. Mémoires sur la Religion.
  3. Traduct. des Lettres de S. Aug.
  4. Préface de la méthode d’étudier les Poëtes.
  5. Retraite des dix mille.
  6. Traduction d’Horace.
  7. Traduction d’Horace par le P. Tart.
  8. Préface de ses Poësies.
  9. Art de parler.
  10. Entretiens d’Ariste & d’Eug.
  11. Entretiens d’Ariste & d’Eugene.
  12. Histoire de la vie de Jesus-Christ par l’Abbé de S. Réal.
  13. Le dernier Traducteur de l’Imitation de Jesus-Christ.
  14. Histoire de Dunkerque.
  15. Institut. orator. lib. 8. c. 2.
  16. Morale du monde, entretien sur l’esperance.
  17. Vie de S. Ignace.
  18. Vie de S. Ignace.
  19. Mémoires sur les guerres de Paris.
  20. Réflexion morale.
  21. Reflexions sur la Philosophie.
  22. Oraison Funébre de M. de Mont.
  23. M. de Balzac lett. 50. du liv. 7.
  24. M. de Balzac.
  25. Histoire de la Matrône d’Ephése.