Réflexions sur l’usage présent de la langue française/T

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T

Tancer.


Ce mot signifie gronder, blâmer, menacer, reprendre. C’est un verbe un peu vieux. M. d’Ablancourt ne laisse pas quelquefois de s’en servir : « ceux de Numance tançant leur jeunesse de ce qu’elle fuyoit ; c’est bien le mesme troupeau, dit-elle, mais ce n’est plus le mesme Pasteur[1]. »


Tant de si belles actions.

Exemple : « La sincerité de cœur dont l’Evangile nous sait tant de si saintes leçons est sans doute le partage des grandes ames[2]. »

On ne parle plus aujourd’huy de la sorte, tant de si ne se dit point ; il falloit mettre un, & entre-deux, tant & de si saintes leçons ; & c’est ce qu’a pratiqué M. Fléchier : « où peut-on trouver tant & de si puissans exemples dans les actions d’un homme dévoüé au service du Prince & de sa Patrie[3]. »


Taster.

Taster au sens de goûter d’une viande, n’est pas bon dans le stile noble & élevé ; mais dans le discours familier, il est quelquefois meilleur que goûter ; & le Pere Tarteron s’en est servy fort à propos, quand il dit : « Vous faites lever un plat à un Valet de dessus la table, en le portant, il taste un peu de la sausse, le ferez-vous pendre pour cela[4] ? »

Taster pour sonder les sentimens d’une personne est de grand usage, comme : essayez de pénétrer ses pensées, sondez ses sentimens, tastez-le un peu. On dit aussi taster le poux.


Du changement des temps
dans les verbes.

Il est souvent à propos de changer le prétérit en présent, & de parler d’une chose déja faite, comme si elle se faisoit à l’heure qu’on en parle : ce changement donne de la force au discours, & mét la chose comme devant les yeux. Exemple : « Juba desesperé de ce qu’il ne pouvoit estre receu nulle part, execute la résolution qu’il avoit prise avec Pétréjus de mourir généreusement ; & mettant tous deux la main à l’épée, ils se battent l’un contre l’autre ; Juba tuë Pétréjus, puis se fait tuer par un de ses gens[5]. »

« Toute la Cavalerie, dit le mesme Auteur, descend dans la plaine ; l’Infanterie se range sur des collines plus éloignées, les assiégez sortent pour feliciter les autres de leur venuë ; tout rétentit des cris d’allegresse ; ils se mettent en bataille sous les murs de la place[6], &c. »


Tendresse, Tendreur, Tendreté.

On ne sçait souvent lequel de ces trois on doit choisir, en parlant d’une viande qui est tendre : faut-il dire, voilà qui est d’une grande tendresse, d’une grande tendreur, ou, d’une grande tendreté ; je crois pour moy, autant que j’ay pû m’en instruire par les personnes que j’ay consultées, qu’il vaut mieux dire, voilà une viande qui est d’une grande tendreur, ou bien, qui est d’un grand tendre ; car pour tendreté c’est un mot hors d’usage, j’entends du bel usage : mais pour tendresse il ne se dit guéres que de l’affection tendre qu’on peut avoir pour quelqu’un, comme de l’affection d’un pere pour son fils, & d’un fils pour son pere.


Tenüe.

On dit la tenuë d’un Concile, la tenuë d’un Synode. « Depuis la tenuë de ce Concile, il y a encore eu une infinité de conférences sur les mesmes matiéres[7]. »


Termes favoris.

C’est quelque chose de bien désagreable que ces termes mignons & favoris, ausquels on donne toûjours la préférence, qui occupent dans un discours tous les endroits les plus apparens, & qui ont toûjours, pour ainsi dire, la première place. Il y a des gens qui vont en cela jusqu’au ridicule ; on en voit, par exemple, qui placent par tout le mot de consommé ; & un Auteur nouveau en a garny tout son Livre, ce qu’on trouve presque à toutes les pages ; c’est un brave consommé, un sage consommé, des prudes consommées[8], &c. Enfin ce mot importun vient se montrer par tout, aussi bien que : faire le rôlle de plaisant, faire le rôlle de médisant, estre sur le qui vive, s’embarquer dans un commerce d’amitié, & plusieurs autres expressions de cette nature, que cet Auteur cherit, & ausquelles il a donné son cœur.

Ces sortes d’affectations gastent beaucoup un discours ; elles ne sont dignes que d’un petit esprit, & ne peuvent que déplaire.


Termes généraux.

J’appelle termes genéraux certaines expressions qui conviennent presque à toutes choses. Et qui s’appliquent à tout ce qu’on veut ; & je dis que le moins qu’on en peut user c’est le meilleur, parce qu’elles rendent le discours désagreable ; faisant voir dans celuy qui parle une grande disette de mots. Il faut bien considerer quels sont les termes propres au sujet dont vous voulez parler, & quand vous les avez trouvé, vous en servir[9] ; vostre discours en sera beaucoup plus beau & plus agréable ; parce que ces mots mettent comme devant les yeux la chose dont vous faites la peinture : il semble que vous la fassiez toucher au doigt, & qu’on la reconnoisse alors par ses propres traits ; ainsi vous direz mieux, que le vin petille dans le verre, que si vous vous serviez du mot de sauter, ou de boüillonner. On dit mieux, le frisson de la fievre quarte, que, le froid. De la viande trop grasse se doit plûtost nommer dégoutante que rassasiante. En plusieurs occasions secoüer les bras, est plus propre & signifie mieux que remüer les bras, on dit, la liziere du drap, & non, l’extremité, qui est un terme général, & ainsi de plusieurs autres exemples qu’il est facile d’entendre par ceux-là.


Theme, Sujet.

Le mot de Theme en ce sens, est fort pédantesque ; & je ne comprends pas comment un Auteur qui prétend nous donner des régles pour plaire, a voulu affecter ce terme[10]. Il dit en parlant d’un Prédicateur à qui la mémoire manqua, qu’il ne put jamais dire que le theme de son discours : pourquoy ne s’estre pas servi du mot de texte qui venoit là naturellement.


Timoré. Conscience Timorée.

J’ay veu plusieurs personnes tres-judicieuses & tres-éclairées, qui aiment mieux dire, une conscience délicate, une conscience craintive. Timorée cependant me paroist plus en usage, & est plus du stile de dévotion. « Il n’y a rien qui puisse plus aisément surprendre les personnes, dont la conscience est timorée que de leur réprésenter qu’ils sont singuliers[11]. »

« Ce que l’on a admiré ou mesme vanté dans les consciences les plus timorées, est ce qu’il accomplit avec toute l’humilité du serviteur inutile, mais pourtant fidele[12]. »


Tomber, tumber.

Il faut dire tomber, autrefois on disoit tumber. Il y a encore des pays où on le dit, ce qui pourroit bien venir du Grec τύμβος, qui signifie une fosse, un sépulchre ; d’où vient qu’on dit encore en quelques Provinces une tumbe, pour dire un tombeau.


Tomber d’accord.

Demeurer d’accord est meilleur, ce n’est pas qu’on ne puisse dire tomber d’accord ; mais il faut ne s’en servir que rarement, & ne pas imiter l’Auteur des Dialogues d’Eudoxe & de Philanthe, qui le répéte sans cesse, en sorte qu’il n’y a presque pas de pages où l’on ne lise, je tombe d’accord, dit Philanthe, je tombe d’accord reprit Eudoxe.


Tomber aux mains, entre les mains.

On ne dit point tomber aux mains ; quoyque celuy qui a fait un certain Livre intitulé Traité de Morale sur la valeur, ait parlé de la sorte. « Pélopidas, dit-il, apperçeut tout-à-coup des ennemis qu’il falloit combattre ; un de ses Officiers luy dit alors nous voicy tombez aux mains des ennemis, dis plûtost luy répondit-il, que les ennemis sont tombez aux nostres. » Il falloit : nous voicy tombez entre les mains des ennemis, les ennemis sont tombez entre les nostres.


Tondaille.

La tondaille des moutons.

Ce mot est en usage dans le stile familier. « Ils avoient des temps de réjoüissances, comme les mariages, le partage du butin aprés une victoire, les tondailles de leur moutons[13]. »


Tour.

Ce mot a un sens fort estendu ; on l’employe en diverses occasions, comme : il écrit d’un tour galant, il donne un beau tour à tout ce qu’il dit, il m’a joüé un tour, il sçait mille tours, tour de promenade, le tour de l’expression, le tour de la Langue Françoise, tour d’esprit, tour de visage, tour de vers.


Tour irregulier.

Il y a des tours irreguliers qui sont d’une grande élégance, & j’en remarque de trois ou quatre sortes, dont je vais donner des exemples ; les uns consistent à mettre le cas du verbe avant le verbe.

Comme : « par quel charme cette dangereuse erreur s’est-elle establie dans le cœur des hommes, de n’estre sensible qu’à la gloire des actions militaires[14] ? ces innocentes victoires, ces victoires admirables, spirituelles & divines, où nostre ame est en mesme temps le champ de bataille, le Capitaine & le Soldat, le vainqueur & le vaincu : où la modération triomphe de l’emportement, où la justice l’emporte sur l’avidité insatiable de l’avarice & de l’ambition, nous les écoutons avec une approbation froide & tranquille. » Le tour régulier seroit, nous écoutons avec une approbation froide & tranquille ces innocentes victoires, &c. Mais cette maniére n’est pas si forte ni si animée. Le tour irrégulier est plus beau dans un discours oratoire, parce qu’alors il faut parler avec plus de feu & de mouvement.

Aussi M. Fléchier dont les ouvrages sont des chefs-d’œuvres, n’oublie pas d’employer ces sortes de tours, dans ses Oraisons. « L’on exhorte les autres, dit-il, dans l’Oraison Funébre de la feuë Reine, à faire le bien il suffisoit de le proposer à cette Princesse ; vous nous faites craindre vos jugemens, mon Dieu, c’estoit assez de luy faire connoistre vos volontez » ; aprés quoy il ajoûte : & ce que nous faisons par obligation & avec peine, elle le faisoit par son inclination & par vostre amour. Ce qui a bien plus de grace & de force que s’il eust dit, elle faisoit par son inclination & par vostre amour, ce que nous faisons par obligation & avec peine.

M. de Corneille dit dans le remerciment qu’il fit à Messieurs de l’Académie Françoise, lors qu’il fut receu aprés la mort de feu M. de Corneille son frere. « La Philosophie, la Théologie, l’Eloquence, la Poësie, l’Histoire, & les autres connoissances qui font éclater les dons que l’esprit reçoit de la nature, vous les possedez dans ce qu’elles ont de plus sublime. » Et un peu aprés : « ce que mes défauts me défendoient d’esperer de vous, vous l’avez donné à la mémoire d’un homme que vous regardiez comme un des principaux ornemens de vostre corps ».

L’ordre régulier est : vous possedez la Philosophie, la Theologie, &c. Vous avez donné à la mémoire d’un homme que vous regardiez comme un des principaux ornemens de vostre corps, ce que mes défauts me défendoient d’espérer de vous. Cét ordre régulier est bon pour la conversation & pour un discours tout simple. Mais dans un discours public qui est animé de la voix, & qui demande plus de feu, l’ordre irrégulier est plus beau ; il ne laisse pas mesme d’estre élégant quelquefois dans le discours familier ; & M. de Voiture écrivant à Monseigneur d’Avaux, ne fait pas de difficulté de dire : « il n’y a point de pays barbare quand vous y estes, les plus beaux, les plus agréables, les plus délicieux fruits de la Gréce & de l’Italie vous les faites naistre », ce qui a plus de grace que s’il eust dit. Vous faites naistre les plus beaux, les plus agreables, les plus délicieux fruits de la Gréce & de l’Italie.

Il y a un autre tour irrégulier qui consiste à mettre le nominatif aprés son verbe ; & ce dérangement bien loin d’estre vicieux a une force & une beauté admirable. Exemple : « Il se vit attaqué par vingt & un Vaisseaux d’Alger qui croyoient ou sa perte ou sa fuite assurée, mais ils n’eurent pas les barbares, ni le plaisir de l’un, ni la gloire de l’autre[15]. » Cette manière de parler n’est-elle pas plus animée, plus vive & plus sublime que de dire, mais les barbares n’eurent pas le plaisir de l’un, ni la gloire de l’autre.

M. Fléchier est heureux en ces sortes de figures. Quoy de plus beau, par exemple, que ces deux ou trois endroits de ses Oraisons[16]. « Déja pour l’honneur de la France, estoit entré dans l’administration des affaires, un homme plus grand par son esprit & par ses vertus, que par ses dignitez. » C’est du Cardinal de Richelieu dont il parle.

« Déja frémissoit dans son camp l’ennemy confus & déconcerté, déja prenoit l’effort pour se sauver dans les montagnes cét aigle dont le vol hardy avoit d’abord effrayé nos Provinces[17]. »

Il y a un tour irrégulier de cette mesme espece, mais qui est plus pour la nécessité que pour la grace, comme : « C’est-là qu’Ariste & Eugene eurent quelque temps de ces conversations familiéres qu’ont les honnestes gens quand ils sont amis. » Car qui ne voit qu’il seroit un peu rude de dire, de ces conversations familieres que les honnestes gens ont quand ils sont amis.

Mais voicy un autre exemple où cela paroistra d’avantage : C’est un Livre que cette personne qui me vint voir hier sur les six heures du soir, lors que vous estiez avec moy dans ma bibliotheque m’a donné. Cette maniére de parler, toute réguliére qu’elle est, est ridicule ; & il n’est pas difficile de voir qu’il est mieux de prendre le tour irrégulier en disant : C’est un Livre que m’a donné cette personne, qui me vint voir hier sur les six heures du soir, lors que vous estiez avec moy dans ma bibliotheque. C’est une chose si connuë que nous n’avons point d’Auteurs qui y manquent ; il n’est pas mesme jusqu’au moins exacts & aux moins soigneux de la politesse qui ne prennent ce tour irrégulier, plûtost que d’embarasser mal à propos une phrase ; témoin cét exemple du Pere Maimbourg, où plûtost de M. Maimbourg, qui s’explique ainsi dans un de ses Livres : « J’avouë de bonne foy que le sentiment de Saint Gregoire m’a fait gemir, en faisant un peu de réflexion sur le passé, & me fait regreter en ma vieillesse le temps que j’ay perdu dans les plus beaux jours de ma jeunesse ; où il m’a fallu remplir mon esprit de fables, de folies, de chimeres, de mille idées profanes, & de fausses divinitez ; lors que j’eusse pû l’enrichir de belles & solides connoissances qui ménent au vray Dieu, & que nous donnent la sainte Ecriture, les Peres, les Conciles, l’Histoire de l’Eglise, la science de son droit, de ses loix & de ses pratiques ? mais quoy, j’y estois obligé, & c’est là l’excuse qui me rendra moins coupable[18]. »

Il est certain que ce tour irrégulier : & que nous donnent la Sainte Ecriture, les Peres, &c. est bien meilleur & plus doux que d’aller dire : que la Sainte Ecriture, les Peres, les Conciles, l’Histoire de l’Eglise, & la science de son droit, de ses loix & de ses pratiques nous donnent.

Ainsi il y a des tours irréguliers qui sont seulement pour l’ornement du discours, & d’autres qui sont absolument nécessaires ; quand M. Fléchier, par exemple, dit dans l’Oraison Funébre de M. de Turenne. Il s’éleve du fond des vallées des vapeurs grossieres, dont se forme la foudre qui tombe sur les Montagnes. Ce tour irrégulier dont il se sert là, en mettant le verbe devant son nominatif est plus nécessaire qu’élégant, parce qu’autrement la phrase seroit rude, & auroit mesme quelque chose de languissant, comme on le peut voir en prenant l’ordre naturel. Il s’éleve du fond des vallées des vapeurs, dont la foudre qui tombe sur les Montagnes se forme ; ce tour régulier est vicieux & paroist plus conforme au stile Latin qu’au stile François ; car tous ces verbes à la fin sont ridicules en nostre Langue.

Aprés cela il y a lieu de s’étonner, que celuy qui a donné à son Livre le nom de véritables principes de la Langue Françoise, ait osé avancer que ce tour irrégulier est une faute, disant qu’il contient un renversement dans l’ordre naturel, & un solescisme dans la construction ; il soûtient que c’est parler mal François de dire : la lettre que m’a envoyé ma mere, & qu’il faut dire : la lettre que ma mere m’a envoyée. En quoy il se trompe grossiérement, comme il est facile de le voir par tous les exemples que j’ay citez. La raison qu’il apporte est pitoyable, lors qu’il dit que le tour irrégulier contient un renversement dans l’ordre naturel, & par conséquent un solescisme dans la construction. J’avouë qu’il est éloigné de l’ordre de la Syntaxe ; mais souvent il plaist davantage à l’oreille, & c’est toûjours ce qu’il faut chercher : consule veritatem[19], dit Cicéron dans une pareille rencontre, reprehendet, refer ad aures, probabunt, aprés quoy il ajoûte, voluptati autem aurium morigerari debet oratio.

Il ne faut avoir aucune connoissance de ce que c’est que l’usage des Langues, pour ne pas sçavoir qu’une chose peut estre défectueuse par rapport aux loix de la Grammaire, & élégante par rapport aux loix de l’usage. Si l’on veut mesme se donner la peine de l’examiner, on verra que la plûpart des expressions nobles de nostre Langue sortent de l’ordre régulier, & que ce que Cicéron dit de sa Langue, se peut dire de la nostre : Que l’usage permet quelquefois d’estre un peu moins exact pour estre plus poli[20]. Ce n’est donc pas une conséquence qu’une expression soit vicieuse, de ce qu’elle s’écarte des régles de la Grammaire ; au contraire elle en est quelquefois plus élégante, comme l’a reconnu Quintilien, quand il a dit : Qu’il y avoit bien de la différence entre parler poliment & parler seulement selon les préceptes qu’on donne à ceux qui commencent[21].

Je remarque encore un autre tour irrégulier tout différent des premiers, & qui n’est pas moins élégant. L’exemple le fera mieux entendre. Il l’avoit bien connu, Messieurs, que cette dignité & cette gloire dont on l’honoroit, n’estoit qu’un titre pour sa sepulture[22]. Cette maniére de parler a je ne sçay quoy de noble, de hardy, & de libre ; & cette phrase perdroit, ce me semble, quelque chose de sa beauté, si l’on ostoit le pronom, le, qui est devant le verbe, & qu’on se contentast de dire : il avoit bien connu que cette dignité, &c. Il en est de mesme de cét autre exemple : « je l’avois bien préveu que ce haut degré de grandeur seroit la cause de sa ruine ».


Tour nécessaire
en toutes sortes de discours.

J’entends par ce tour une certaine maniére de s’exprimer, qui donne de la grace à tout ce qu’on dit, qui rend meilleur ce qui est déja bon, & qui adoucit ce qui seroit rebutant. Qui n’a pas cét avantage ne peut pas dire qu’il sçache écrire ; il a beau employer de belles phrases & de beaux termes, s’ils sont dénuez de ce tour dont je parle, ils ne sçauroient avoir aucune grace ; & voicy un exemple qui le fera voir clairement ; c’est un endroit d’une traduction, dans lequel l’Auteur n’a pas exprimé assez délicatement tous les traits de son original.

« Aprés le repas vous allez dormir, Grand Empereur, mais vous dormez fort peu, parce que vous voulez que le temps le plus long soit celuy que vous passez à voir vos sujéts[23]. »

Il est certain que cette phrase n’a pas le tour qu’il faut, il ne falloit pas faire une proposition entiére du sommeil que l’Empereur va prendre aprés le repas, c’est trop faire voir de front une chose qui n’est pas un sujét d’éloge ; mais il falloit que cela fist partie d’une proposition, & fust dit sans presque y toucher, par exemple, le Traducteur pouvoit dire : ce sommeil si court que vous prenez aprés le repas, fait bien voir que vous voulez, Grand Empereur, que le temps le plus long soit celuy que vous passez à voir vos sujets. Par ce tour il eust exposé aux yeux la bonté de l’Empereur, sans presque laisser remarquer qu’il dort aprés le repas. On lit dans la mesme traduction.

« Que l’Impératrice est médiocrement parée, qu’elle est suivie de peu de personnes, & qu’elle a de la civilité quand elle va par la ville. »

Il ne se peut rien de plus plat que cette exclamation, & ces mots sur tout font pitié, qu’elle a de la civilité quand elle va par la ville ! on ne parleroit pas autrement d’une Bourgeoise ; il falloit donc donner un autre tour à cette phrase, & dire par exemple, que l’Impératrice est peu superbe dans ses parures, qu’elle est modeste dans son train, & que de bonté elle témoigne à tout le monde quand elle paroist par la ville !

Un certain Auteur nouveau dans des entretiens qu’il vient de donner au public, sur ce qui peut plaire dans le commerce du monde, n’a pas assez pris garde à la nécessité de ce tour. Quand son Euthyme, qu’il nous dépeint néanmoins comme un homme fort versé dans le commerce du monde, demande quelque chose à Théagene, on diroit voir non pas un amy qui converse avec son amy ; mais un enfant qui interroge son maistre ; il semble que ce soit un Catéchisme, où tout se passe par demande & par réponse, plûtost qu’un entretien, où chacun dit ce qu’il pense. On en peut juger par ces trois ou quatre exemples :

Je vous prie de me dire si un honneste-homme peut faire quelquefois le rôlle de plaisant.

Je vous prie maintenant de me donner des exemples de toutes sortes de plaisanteries.

Je voudrois bien sçavoir si un homme peut plaisanter dans les revers qui luy arrivent.

Comment faut-il en user avec ceux qui nous importunent.

Ne peut-on pas quelquefois raconter de petites histoires plaisantes pour réveiller une conversation.

Ces demandes sont puériles, il falloit y donner un tour libre qui ne leur laissassent pas l’air de demandes ; & pour cela il n’y avoit qu’à les rendre indirectes ; en disant, par exemple : Je douterois qu’il fut bienseant à un honneste-homme de faire le rôlle de plaisant.

Il y a des plaisanteries de mille sortes, mais je crois qu’elles ne sont pas toutes des modelles.

Je ne sçay si je me trompe, mais il me semble que ce n’est guéres plaisanter à propos que de le faire dans les revers qui nous arrivent.

On ne sçait souvent comment en user avec ceux qui nous importunent.

Rien, ce me semble, n’est plus capable de réveiller une conversation que de petites histoires plaisantes dites à propos.

Par le moyen de ce tour, on donne lieu à la réponse, sans qu’il semble qu’on fasse une question ; & s’il m’est permis de parler de la sorte, c’est comme le secret de recevoir sans demander. Voilà ce que peut le tour de l’expression.


Tourmente.

Ce mot est bon ; « Les Vaisseaux furent tellement battus de la tourmente, qu’ils perdirent & anchres & voiles & cordages, sans qu’on y pust apporter aucun remede[24]. »

La mer n’est pas si souvent émeuë que le calme n’y soit presque aussi ordinaire que la tourmente[25].


Tourner.

Tourner a une signification fort estenduë : on dit, tourner une chose en raillerie, tourner une personne en ridicule, tourner les esprits à sa fantaisie ; les choses ont tourné autrement qu’on ne croyoit. On dit encore, un esprit bien tourné, mal tourné, tourner mal les choses, tourner bien une pensée.


Tout estonnez, Tous estonnez.

Tout ne se prend pas là comme nom, mais comme adverbe ; c’est la mesme chose que tout-à-fait, entiérement. Nos meilleurs Auteurs parlent ainsi. M. d’Ablancourt dit dans son César, il se mit à la poursuite des ennemis, qui, tout surpris & estonnez, &c. & un peu plus bas : les cent Cantons des Sueves estoient campez sur le bord du Rhin, tout prests à le passer ; Et l’Auteur des Essais de Morale : le torrent du monde emportera nos années, & en moins de rien nous serons tout estonnez que nous nous trouverons au terme[26]. M. l’Abbé de S. Réal dit dans la vie de Jesus-Christ : ils demeurerent tout interdits de surprise.

Monsieur de Vaugelas prétend que c’est ainsi qu’on doit parler ; M. Ménage néanmoins semble faire voir en quelque façon le contraire, en ce que, dit-il, tout, se décline au féminin ; car on dit : elles sont toutes surprises : pourquoy donc ne pas dire : ils sont tous estonnez : mais cette raison ne peut rien contre l’usage, qui semble favoriser davantage le sentiment de M. de Vaugelas. D’ailleurs il y a des occasions où tout ne se décline point au féminin, comme : ces estoffes sont devenuës tout autres. Ces fleurs sont tout aussi fraîches que si on venoit de les cüeillir, les choses paroissent tout autres lors qu’on les voit au travers de la colere, qui ne voit qu’il seroit ridicule de dire toutes autres ? Ainsi l’on peut fort bien dire : elles sont tout estonnées, elle est tout estonnée. Ce qu’il y a donc à remarquer est que tout se peut mettre indéclinable avec le féminin ; pourveu que le mot qui suit commence par une voyelle comme dans les exemples citez, & que hors cela, tout, se décline avec le genre féminin, comme : elles estoient toutes surprises, au lieu que si le mot commençoit par une voyelle je dirois fort bien tout, au lieu de toute : Elle estoit tout effrayée. Qu’on ne dise pas que c’est que toute se mangeant alors avec la voyelle suivante, il semble qu’on dise tout, car l’exemple de tout autres que j’ay cité plus haut montre le contraire. On ne dit point elles sont toutes autres, mais, tout autres.


Train.

Train dans le propre signifie équipage, suite, &c. Il a grand train. Dans le figuré il signifie tantost l’humeur, comme : je ne suis pas en train de rire, tantost la promptitude à faire une chose, de quel train vous allez. Nous sommes allez bon train ; tantost le cours & l’estat des choses, comme : voyez quel train prennent les affaires. Ne vous mêlez point de ces affaires, laissez les aller leur train.


Tramontane,

perdre la Tramontane.

Cette expression n’est que du stile familier. Dans ces ténèbres M. le Cardinal a-t’il veu moins clair ? a-t’il perdu la Tramontane, dit M. de Voiture. C’est une maniére de parler figurée. La Tramontane proprement c’est le vent de bise ; ainsi quand on dit perdre la Tramontane, c’est comme qui diroit, perdre le vent qui doit guider le Vaisseau ; & comme ceux qui perdent le vent s’égarent, delà est venuë cette locution figurée : perdre la Tramontane, quand on veut marquer quelque égarement d’esprit, & de raison.


Trancher du grand.

Cette façon de parler est en la bouche de tout le monde ; & nos meilleurs Ecrivains s’en servent. Sa Majesté ne pouvoit souffrir que pendant sa vie il tranchast du Souverain[27].


Tranquilliser.

Ce terme est aujourd’huy en usage, mais il n’y a esté receu qu’avec peine ; il parut ridicule dés sa naissance, & la Cour en fit mille railleries. Mais l’accoûtumance en a effacé peu à peu le ridicule : à force de le dire pour rire, on a commencé à le dire sérieusement ; les personnes les plus graves s’en sont servis ; les Prédicateurs l’ont employé dans les Chaires, & il a pris enfin place parmy les mots de la Langue ; de sorte qu’aujourd’huy il a entrée dans nos discours, sans qu’on doive le repousser quand il se présente. L’on dit fort bien : tranquillizer un cœur, tranquillizer une conscience, tranquillizer une ame. Mais quand il ne s’offre pas, il ne faut point l’appeler ; & ce seroit parler mal, par exemple, que de dire : je me tranquillize, je tâche de me tranquillizer, ou quelque autre phrase de cette nature.


Triomphateur.

Bien des gens font difficulté d’employer ce mot ; il se peut dire néanmoins en plusieurs occasions ; & il me semble qu’il n’est point mal placé en cét exemple : Un Auteur disoit autrefois que la terre se réjoüissoit d’estre cultivée par des Conquérans & des Triomphateurs[28].

Triomphateur n’est pas la mesme chose que triomphant. Ce dernier marque un homme qui triomphe actuellement, & l’autre un homme qui a triomphé plusieurs fois : & mesme triomphant ne s’employe guéres comme substantif ; on aime souvent mieux dire : celuy qui triomphe, que : le triomphant.

Les chemins estoient si remplis de peuple, qu’à peine au milieu d’un si grand triomphe, y avoit-il place pour celuy qui triomphoit[29].


Trousses.

Avoir l’ennemi à ses trousses.

Il y a des personnes qui improuvent cette maniére de parler comme peu noble, mais c’est sans fondement. Je sçay bien que dans une harangue & dans un discours sublime, cette expression ne conviendroit pas, mais dans tout autre discours elle y peut venir : & M. Fléchier s’en sert avec grace dans son Histoire du Cardinal Commendon : Ils croyoient voir à toute heure l’Empereur à leurs trousses pour les charger.


Trouver à dire. Trouver à redire.

Ces deux termes ont des sens fort différens, trouver à redire, signifie, reprendre, reprocher, désapprouver : Je trouve à redire à cela, on trouve à redire que vous agissiez ainsi. On ne sçauroit trouver à redire à vostre conduite.

Trouver à dire, signifie desirer avec empressement, souhaiter, regretter, s’appercevoir de quelque perte. Par exemple, si en contant de l’argent, je trouve qu’il manque quelque chose de la somme ; je puis dire : j’ay trouvé vingt francs, quarante francs à dire. Si je souhaite quelque personne dont j’aye de la peine à me passer, je puis dire que je la trouve à dire. Aussi M. de Voiture dit dans une Lettre à M. le Marquis de Pisan : « Je vous desire infiniment, & je vous trouve à dire en toutes rencontres. »

Et M. Sarazin dans son Dialogue : « ne vous imaginez pas qu’on trouve mes ouvrages à dire, tant que les Voiture, les Charleval, & quelques autres se voudront mêler d’écrire. »

Et l’Auteur qui a traduit les Lettres de S. Augustin : « J’ay moins de sujét d’estre fâché de ne vous avoir pas écrit, que de me réjoüir de ce que vous avez trouvé mes Lettres à dire. »


Trouver mauvais.

Le Pere Bouhours s’est trompé de croire que mauvais dans cette phrase fût toûjours neutre ; je doute qu’il voulût reprendre M. le Maistre d’avoir dit : « Il faudroit qu’ils combatissent les régles du Christianisme, pour trouver mauvaise une action aussi juste & aussi Chrestienne[30] » : car il est visible que mauvais dans cét endroit choqueroit l’oreille. Il n’en est pas de mesme de trouver bon, quand il signifie prendre en bonne part, approuver, car alors bon est toûjours neutre, comme : il faut toûjours trouver bon la charité qu’on a de nous reprendre.


Tuerie, carnage.

Tuérie n’est pas tant du haut stile, mais il se peut dire élégamment dans le stile simple. M. Fléchier s’en sert fort à propos dans la vie du Cardinal Commendon : « la Reine Mere fit tuer Gaspard de Coligny, & avec luy un grand nombre de ses Sectateurs. Cette tuérie anima les Hérétiques contre Henry. »


Tumultuaire, Tumultueux.

Tumultuaire est plus usité au plurier qu’au singulier, tumultueux se dit en l’un & en l’autre. Exemple : C’est l’origine de toutes les occupations tumultuaires des hommes[31].

Il faut demander des régles pour appaiser cette tumultueuse passion, dit Mademoiselle de Scudery, en parlant de la colere. Ce qui est incontestablement mieux, que si elle eust dit, cette tumultuaire passion, parce que ce mot n’est pas bon au singulier.


  1. Apopthegm. des Anciens.
  2. Plaid. de M. Patru.
  3. Oraison funébre de feu M. de Turenne.
  4. Traduction d’Horace Satyr. 3. liv. 1.
  5. d’Ablancourt, De la guerre d’Afrique.
  6. De la guerre des Gaules.
  7. Mémoires touchant la Religion.
  8. Réflexions sur ce qui peut plaire, &c.
  9. Le Galatée ou art de plaire dans la conversation.
  10. Réflexions sur ce qui peut plaire, &c.
  11. Eclaircissement sur le Livre de la vie Monastique.
  12. Oraison funébre du Prince de Condé par le P. Bourdalouë.
  13. Mœurs des Israëlites.
  14. Oraison funébre du Duc de Beaufort.
  15. Oraison Funébre de M. le Duc de Beaufort.
  16. Oraison Funébre de Madame d’Aiguillon.
  17. Oraison Funêbre de M. de Turenne.
  18. Histoire du Pontificat de S. Gregoire le Grand liv. 3.
  19. Cic. in oratore.
  20. Impetratum est à consuetudine ut peccare suavitatis causa liceret. Cic. in orat.
  21. Lib. prim. cap. 6. instit. orat.
  22. Oraison Funébre de M. le Tellier.
  23. Panégyrique de l’Empereur Trajan.
  24. Commentaires de César, de la guerre des Gaules.
  25. M. le Maistre. Plaid. 24.
  26. Des quatre fins de l’homme.
  27. Pratique de l’éducation des Princes.
  28. M. le Maistre Plaid. 38.
  29. Traduction du Panegyr. de Théodose le Grand.
  30. Plaid. 57.
  31. Discours de M. Paschal sur la misere de l’homme.