Réflexions sur l’usage présent de la langue française/V

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V


Il y a deux sortes d’V, l’un voyelle & l’autre consonne. Il les faut distinguer dans l’écriture, en marquant l’V voyelle de cette sorte, U ; & l’V consonne ainsi V, ou de cette autre façon v. Il faut donc écrire, pauvre, veuve, & non, pauure, ueuue : Sauveur, & non, Sauueur.


Vacillant, Chancelant.

Vacillant dans le sens figuré est bon. La doctrine des Démipélagiens est vacillante[1].

Vaciller se dit aussi quelquefois, & M. Mascaron dans l’Oraison Funébre de Madame la Duchesse d’Orleans, dit en parlant de l’état où nous met la mort : Nostre ame n’est plus en péril, nos résolutions ne vacillent plus.


Il a tant vallant.
Il a tant vaillant.

L’usage est pour vaillant : il a cent mille écus vaillant. Et le Traducteur des Lettres de S. Augustin s’est trompé de dire, vallant, au lieu de vaillant. Un certain Fascius, dit-il, qui devoit plus qu’il n’avoit vallant.


Vaincre.

Vaincre n’est pas d’usage au singulier du présent de l’Indicatif ; on ne dira pas, par exemple, comme le dernier Traducteur de l’Imitation : l’accoutumance au bien se vainct par l’accoutumance au mal, mais on doit dire, l’accoutumance au bien se surmonte par l’accoutumance au mal.


Je vais, je vas.

On dit je vais, ou, je vas, selon la fantaisie. De tres-bons Auteurs disent je vais ; de tres-bons Ecrivains aussi disent je vas. Le Pere Bouhours écrit toûjours je vas. L’Auteur des Entretiens sur la pluralité des Mondes écrit, je vais ; je gage que je vais vous réduire à avoüer qu’il pourroit y avoir du commerce entre la Terre & la Lune.

Mademoiselle de Scudery dit je vay : cette Stance est tres-belle, je m’en vay vous la montrer[2].


Vanger.

J’ay remarqué qu’on employe quelquefois ce verbe dans un sens, qui ce me semble, ne luy est gueres propre ; par exemple, M. d’Ablancourt dit quelque part, Brutus vangea l’outrage fait à la dignité Romaine ? Est-ce l’outrage qu’on vange : n’est-ce pas plûtost de l’outrage qu’on se vange ? N’auroit-il point mieux fait de mettre : Brutus vangea la dignité Romaine de l’outrage qu’elle avoit receu. Car vanger quelque chose ou quelque personne, c’est en prendre le party ; il semble donc qu’il ne faille pas dire : vanger l’outrage. Je crois néanmoins que cette phrase de Monsieur d’Ablancourt se pourroit excuser, en ce que le mot d’outrage se prend en deux differens sens, dans un sens passif, & dans un sens actif, s’il m’est permis de m’expliquer ainsi ; c’est à dire, tantost pour l’injure, & tantost pour le ressentiment qu’on a de l’injure receuë, ou pour le fâcheux état où elle réduit. Dans ce dernier sens la phrase de M. d’Ablancourt ne peut manquer d’estre bonne, mais je ne sçay si l’on pourroit aussi bien justifier celle-cy de M. de Vaugelas : Il répondit que les traistres n’auroient point d’ennemi qui vangeât plus sévérement leur déloyauté, ne falloit-il point : qui tirast plus sévérement vangeance de leur déloyauté ? car comme on dit : vanger l’innocence, vanger la vertu ; il semble que vanger la déloyauté, signifie la défendre, & en prendre le party.

M. d’Ablancourt que nous avons déja cité, dit ailleurs, César résolut de les attaquer, & de vanger leur perfidie. J’aimerois mieux : César résolut de les attaquer, & de se vanger de leur perfidie, ou bien, & de tirer vangeance de leur perfidie. Les Latins disent indifféremment, ulcisci injuriam, &, ulcisci aliquem ; mais je doute si en François ce ne seroit point mieux, de ne pas confondre le sens de ces mots. J’avouë que ceux qui disent vanger le crime, pour, tirer vangeance du crime, vanger une injure, pour, se vanger d’une injure, ne sont pas à condamner ; mais je crois avec presque tout ce qu’il y a de personnes polies dans la Langue Françoise, que ce n’est pas parler avec toute la netteté & toute l’exactitude nécessaire.


Vers dans la Prose.

Ce n’est pas assez de fuir la rime en Prose ; il faut encore éviter la cadence du Vers, j’entends du Vers heroïque, comme : ce silence obstiné les rendit plus hardis[3] ; qui ne voit que c’est là un Vers, & cependant c’est de la Prose que l’Auteur a voulu faire. Voicy un autre exemple, quoyque d’un tres-fameux & tres-habile Ecrivain, où il y a deux Vers de suite. Quand je vois le Sauveur fatigué du chemin, assis auprés d’un puits instruisant une femme, à qui il vient demander à boire.


Vers le soir, sur le soir.

On dit assez indifféremment l’un & l’autre. Je trouve néanmoins vers le soir plus usité dans nos bons Auteurs ; & c’est ainsi que parle ordinairement M. Fléchier, vers le soir Firme parut sur une hauteur[4].

On poursuivit les autres le matin jusques vers le soir.


Vers, envers.

Il y a quelques années qu’on disoit envers, au lieu de vers ; & l’Auteur des Mémoires sur les guerres de Paris dit : Montaigu avoit esté envoyé envers elle pour luy faire des propositions. On ne parle plus aujourd’huy de la sorte.


Vertu, qualité.

Ceux qui entendent bien nostre Langue, ne pensent pas que vertu se dise que dans le sens moral, ou dans le Physique : La vertu des simples. Ce remede a une grande vertu ; & ils n’estiment pas que ce fust parler exactement, que de dire par exemple : la clarté est la premiere vertu de l’éloquence. Il faut selon eux : la clarté est la premiere qualité de l’éloquence.


Vesquit, vescut.

Tous deux sont bons, vesquit paroist plus du beau stile.

La Providence, dit M. Mascaron, a voulu qu’elle survesquit à ses grandeurs, afin qu’elle pust survivre aux attachemens de la terre. C’est de la Reine d’Angleterre dont il parle.

M. Fléchier se sert aussi presque toûjours de vesquit. Ces barbares, dit-il dans l’Histoire de Theodose, qui n’estoient retenus par aucune crainte, vesquirent sans ordre.

Les Chrestiens vesquirent dans la terreur. Et dans l’Histoire du Cardinal Commendon : il fut obligé de se retirer à Amelio, où il vesquit encore quelque temps dans l’exercice continuel des vertus Chrétiennes.

L’Auteur qui a intitulé son Livre, les véritables principes de la Langue Françoise, s’est donc bien trompé de conjuguer le verbe vivre de cette seule maniere ; je vescus, tu vescus, il vescut, &c. sans prendre garde qu’on dit aussi je vesquis, tu vesquis, il vesquit, &c.


Vieux, vieil.

Selon le sentiment de quelques personnes, vieil ne se dit qu’en parlant du vieil homme, du vieil Adam ; mais cependant cela ne s’observe gueres aujourd’huy ; on peut dire vieil, devant tous les mots qui commencent par une voyelle ; & Mademoiselle de Scudery le fait presque toûjours ; qui n’est pas liberal jeune, dit-elle, ne peut manquer un jour d’estre un vieil avare[5].

Un vieil homme qui épouse une jeune fille, s’expose à tous les malheurs du mariage[6].


Vilain.

Ce terme n’est que du stile bas ; c’est un vilain, dit-on d’ordinaire, en parlant d’un homme qui épargne avec une avarice sordide. Vilain dans le vieux François signifie qui n’est pas gentil-homme, ce qui me fait croire qu’il pourroit bien venir de vilis ou villanus, qui veut dire un roturier.


Vingt, vint.

Il est mieux d’écrire vingt, conformément à l’étimologie & à l’usage commun. On écrit aussi doigt avec un g, mieux que doit.


Visitation, visite.

Dans le vieux langage on disoit visitation, mais il faut dire visite. Visitation ne se dit que de la visite que la sainte Vierge rendit à Sainte Elizabeth, ou plûtost de la Feste que l’Eglise fait en mémoire de cette visite. La Visitation, c’est à dire, la Feste de la Visitation ; car ce seroit mal dit, la visitation que la Sainte Vierge rendit à Sainte Elizabeth.


Vîtement.

Ce mot ne se dit plus que dans la conversation & le discours familier ; Madame venez vîtement voir cela, dit M. de Voiture écrivant à Madame la Marquise de Sablé. Je crois cependant que le meilleur est de s’en abstenir.


Un chacun, chacun.

Chacun est meilleur qu’un chacun. M. l’Abbé de la Chambre, & quelques autres disent, un chacun, un chacun croyoit ; mais on doit dire, chacun, tout simplement. Cela s’entend si ce mot est au nominatif ; car dans les autres cas, il y a mille occasions où l’on dit un chacun ; « Mon pere à qui je dois toute mon éducation, ne me formoit qu’en me faisant remarquer les défauts d’un chacun[7]. »


Voir au lieu d’entendre.

Voir se dit quelquefois au lieu du verbe entendre, comme : je l’ay vû chanter, je l’ay veu haranguer. L’usage a autorisé ces façons de parler, & mesmes elles ne choquent point la Grammaire ; car voir se rapporte à la personne que l’on regarde, & non à la voix que l’on entend.


Volubilité.

On ne doit se servir de ce mot qu’avec quelque adoucissement, comme en cet exemple : « Il n’a plus cette mesme force[8] ; & s’il faut ainsi parler, cette mesme volubilité de discours si propre pour l’action. »


Vouloir.

Le verbe vouloir se joint quelquefois avec le verbe auxiliaire estre, aussi bien qu’avec le verbe auxiliaire avoir, comme : il s’est voulu tuer, pour, il a voulu se tuer. Il ne s’est pas voulu servir de mon cheval, pour, il n’a pas voulu se servir de mon cheval.


Vouloir, souffrir.

Vouloir marque d’ordinaire une volonté de desir & d’inclination, comme : il veut aller à la chasse, je veux monter à cheval. Quelquefois il ne marque qu’une volonté de permission & de consentement, comme : rarement veut-il qu’on s’excuse, voudra-t’il bien qu’il s’en aille, &c. & en ce sens vouloir & souffrir, se peuvent dire l’un pour l’autre, comme : rarement veut-il, ou, rarement souffre-t’il qu’on s’excuse ; Voudra-t’il bien, ou, souffrira-t’il bien qu’il s’en aille. Mais il faut remarquer avec un bel esprit, qu’en ce dernier sens, le terme vouloir, & le terme souffrir, ne sont propres qu’en parlant des choses ausquelles on a quelque droit de s’opposer ; & qu’ainsi on dira fort bien : Son pere ne voudra jamais, ou, ne souffrira jamais qu’il frequente une telle personne, parce qu’un pere est en droit de le permettre, ou de le défendre à son fils ; mais qu’au contraire on ne dira pas, qu’une mere ne sçauroit vouloir, ou, ne sçauroit souffrir que son enfant soit malade, parce qu’il s’agit d’une chose que la volonté des hommes ne peut empêcher.

Urbanité, politesse.

Quand l’usage aura meury parmy nous un mot de si mauvais goust, disoit M. de Balzac, & qu’il aura corrigé l’amertume de la nouveauté qui s’y peut trouver, nous nous y accoûtumerons. La prédiction de M. de Balzac est accomplie ; & il n’y a personne aujourd’huy qui soit choqué d’urbanité pour peu qu’il soit versé dans l’usage de nostre Langue. Il est difficile de bien définir ce qu’on entend par ce mot : c’est une chose qui se sent mieux qu’elle ne s’explique, & dont il y a plus d’une sorte. Selon quelques-uns, c’est un certain air du grand monde ; & je ne sçay quelle couleur & quelle teinture de la Cour, qui ne se remarque pas seulement dans les paroles, mais encore dans le ton de la voix, & dans les mouvemens du corps. Selon quelques autres, c’est une impression encore plus imperceptible qui n’est reconnoissable que par hazard, qui n’a rien que de noble & de relevé, rien qui paroisse ou estudié ou appris[9] ; c’est je ne sçay quoy d’agréable qui touche l’esprit de tout le monde, & qui se perd dés qu’on le cherche.


  1. Lettres de S. Augustin.
  2. Entretien sur l’espérance.
  3. Vie de Jesus-Christ par l’Abbé de S. Réal.
  4. Histoire de Theodose.
  5. Morale du monde ; entretien sur l’avarice.
  6. Entretien sur la médisance.
  7. Traduct. d’Hor. par le P. Tart. Satyr. 4.
  8. M. Dépreaux, traité du Sublime.
  9. Lettres de Balzac.