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Réflexions sur la Révolution de 1688, et sur celle du 10 août 1792

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Œuvres de CondorcetDidotTome 12 (p. 195-214).

RÉFLEXIONS


SUR


LA RÉVOLUTION DE 1688,


ET


SUR CELLE DU 10 AOÛT 1792.
1792.

RÉFLEXIONS
SUR
LA RÉVOLUTION DE 1688,
ET
SUR CELLE DU 10 AOÛT 1792.

La révolution d’Angleterre, en 1688, comparée avec la révolution française de 1792, offre, dans les motifs qui les ont amenées, dans les principes qui les ont dirigées, des rapprochements qui, malgré la différence des temps, des lumières ou des circonstances, montrent que la cause du peuple français est celle de la nation anglaise, comme de tous les peuples libres ou ayant conçu l’espoir de le devenir.

Jacques II était roi constitutionnel comme Louis XVI : c’était par le vœu national que, malgré les justes répugnances des amis de la liberté, Jacques avait succédé à son frère, et que la crainte des discoïdes civiles l’avait emporté sur celle d’un roi papiste, infatué de ces idées d’autorité absolue qui avaient coûté si cher à Charles Ier. Le vœu du peuple, déterminé par les mêmes motifs, avait aussi conservé Louis XVI, malgré les dangers auxquels le regret de son ancien pouvoir devait exposer la liberté.

Jacques II employait, pour anéantir les droits du peuple anglais, la perversité des juges et la servile complaisance des autorités partielles. Il avait deux conseils : l’un public, qui servait avec réserve ses projets d’usurpation ; l’autre secret, qui le forçait de précipiter, avec imprudence, l’établissement du papisme et de la tyrannie.

Louis XVI avait aussi deux conseils : l’un modéré, qui voulait détruire la liberté par la constitution ; l’autre, plus ardent, préparait les moyens de livrer le peuple aux émigrés, et la France aux armées étrangères.

Louis XVI avait aussi cherché, dans les tribunaux, dans les directoires de département, des alliés utiles.

Jacques II avait protégé le parlement après l’avoir trompé par de fausses promesses. Louis XVI, qui n’avait pas ce droit dangereux, remplissait le même but, en avilissant le corps législatif, en empêchant qu’il ne s’y formât une majorité constante.

Jacques II s’était donné une flotte et une armée dont il se croyait le maître. Louis XVI avait formé en secret une troupe de satellites, vendus à sa cause, et croyait s’être assuré un parti puissant dans la garde nationale et dans l’armée.

Jacques était secrètement uni à Louis XIV, regardé par la nation anglaise comme son ennemi le plus dangereux. L’empereur et le roi de Prusse faisaient la guerre à la France au nom et pour les intérêts de Louis XVI, et les moyens de défense, prodigués par la nation, s’étaient comme anéantis entre les mains du roi et de ses ministres.

Tous deux se croyaient sûrs d’avoir la force d’opprimer la liberté, tous deux croyaient avoir trompé le peuple, et tous deux n’avaient réussi qu’à faire sentir aux citoyens clairvoyants la nécessité d’une révolution nouvelle.

La position des deux nations n’était pas la même. En Angleterre, la masse du peuple, mécontente, irritée, mais effrayée par le souvenir, encore récent, des guerres civiles, engourdie par le règne corrupteur de Charles II, était disposée à embrasser la révolution, mais incapable de la faire. Le parlement n’était pas convoqué, et rien n’offrait un appui aux amis de la liberté. Il fallut donc qu’ils appelassent à leur secours le prince d’Orange, dont un concours singulier de circonstances avait lié les intérêts personnels à ceux de la nation anglaise.

Guillaume, à qui la flotte anglaise ne disputa point le passage, vint à la tête d’une armée hollandaise. Celle de Jacques l’abandonna. Il prit la fuite, fut ramené à Londres, en sortit par l’ordre de son gendre, qui désigna le lieu où il lui était permis de se retirer. Il s’enfuit une seconde fois, et Guillaume ne chercha point à s’y opposer.

En France, le peuple, pour qui la liberté était une jouissance nouvelle, et l’amour de l’égalité une véritable passion, ne pouvait, sans inquiétude, les voir menacées par des complots qu’il ne pouvait pénétrer, mais dont les indices effrayants frappaient sans cesse ses regards.

Il s’adressait à ses représentants, il en était écouté ; mais un grand nombre, servilement attachés à la lettre de la constitution qu’ils avaient juré de maintenir, n’envisageaient qu’avec une sorte de terreur les mesures dont la nécessité devenait, chaque joui’, plus sensible, mais qui supposaient une interprétation plus hardie de la constitution. Les citoyens se crurent donc forcés d’agir par eux-mêmes.

Le roi alla chercher un asile au milieu de l’Assemblée nationale. Cependant, des troupes étrangères, conservées malgré les lois, et réunies aux chefs, aux satellites de la conjuration, firent feu, du château des Tuileries, sur les citoyens, au moment où ceux-ci leur portaient et recevaient d’eux des paroles de paix.

Le château fut forcé, les conjurés et leurs soldats mis en fuite, et il ne resta plus que les citoyens, réunis alors dans un seul parti, et les représentants du peuple, dont l’autorité était respectée, et autour de qui la confiance publique, que les événements précédents n’avaient qu’altère, pouvait encore rallier toutes les volontés.

Ici, les circonstances donnent tout l’avantage à la nation française.

Une portion considérable du peuple, se réunissant par une impulsion spontanée, et s’adressant à une assemblée légale de représentants du peuple entier, s’éloigne bien moins de l’ordre commun de la loi, qu’une association particulière de citoyens, s’adressant à un prince étranger ; et l’influence de cette portion du peuple, armée pour sa propre défense, était bien moins dangereuse pour la liberté que la présence d’une armée étrangère, dévouée aux volontés d’un seul chef.

Le roi des Français était dans une impossibilité de reprendre ses fonctions, aussi absolue, aussi réelle que celle où se trouvait le roi d’Angleterre après sa fuite, et les deux peuples se trouvaient de même sans aucun gouvernement.

Comme en Angleterre le parlement ancien n’était pas rassemblé, et ne pouvait être convoqué que par le roi ; comme Jacques l’avait dissous, et avait ensuite rétracté l’ordre qu’il avait donné pour en rassembler un nouveau, il n’existait aucun pouvoir représentatif.

Mais le parlement d’Angleterre était composé de deux chambres : l’une d’elles était héréditaire, et dès lors toujours subsistante. Ceux de ses membres, alors présents à Londres, se crurent investis, par la nécessité, du droit de s’emparer des pouvoirs, ils s’assemblèrent, et remirent le gouvernement entre les mains du prince d’Orange. Guillaume accepta ; mais il sentit que cependant le peuple anglais devait être compté pour quelque chose, et que des sénateurs héréditaires ne représentaient qu’eux-mêmes : son premier soin fut de convoquer les membres des anciennes chambres des communes qui se trouvaient à Londres, et avec eux une partie des officiers de la cité. Cette représentation irrégulière et incomplète confirma le vœu des seigneurs, et le prince fut chargé par elle du gouvernement, dont, suivant la loi commune, le droit de convoquer les assemblées nationales faisait partie. Alors il s’empressa d’en appeler une sous le nom de Convention : c’était celui qu’avait porté l’assemblée qui rétablit Charles II, le nom de parlement étant rigoureusement réservé pour celles dont la convocation est faite au nom du roi. Mais cette convocation de 1689 devait, comme celle de 1660, avoir précisément la même organisation que les parlements, être, comme eux, divisée en deux chambres, dont l’accord était nécessaire pour former le vœu national. Ainsi, la volonté d’environ deux cents chefs de familles riches pouvait s’opposer à celle du peuple entier ; et si quelques publicistes osent croire encore qu’une telle institution ne soit pas une de ces atteintes aux droits de l’égalité naturelle qui ne peuvent être légitimées par aucun pouvoir, du moins doivent-ils convenir qu’elle est absurde et tyrannique, quand il s’agit de prononcer sur ces questions fondamentales que les lois n’ont pas prévues, et sur lesquelles la volonté nationale n’est pas réellement interrogée, si elle ne l’est avec la plus entière égalité.

Dans la révolution du 10 août, l’existence d’une assemblée de représentants du peuple, et les principes reconnus aujourd’hui par la France tout entière, ont prévenu ces irrégularités.

D’abord, ce n’est pas à un prince étranger ayant une armée à lui, et personnellement intéressé aux décisions invoquées, que le pouvoir exécutif a été conféré, mais à des citoyens élus à haute voix par les représentants du peuple.

En convoquant une Convention nationale, loin de l’astreindre à des formes contraires à l’égalité naturelle, on n’a conservé, des formes établies pour les assemblées de représentants du peuple, que celles qui conservent cette égalité dans toute son étendue ; on n’a pas même voulu les prescrire, mais on s’est borné à une simple invitation, de manière que les droits naturels et primitifs de l’homme ont été scrupuleusement respectés. Ainsi, la Convention française porte dès lors un caractère de légitimité que n’a pu avoir la Convention anglaise, sous l’empire d’une inégalité établie, à la vérité, par des lois antérieures, et sous l’influence d’un prince à la tête d’une armée, et intéressé dans la cause que l’on allait juger.

Deux opinions partageaient alors les amis de la liberté : les uns, mais en petit nombre, reconnaissaient le principe sacré de la souveraineté inaliénable, imprescriptible du peuple, quoiqu’il n’eut pas été encore rigoureusement analysé, que personne ne l’eût exposé dans toute son intégrité, et n’en eût développé toutes les conséquences.

Suivant cette opinion, toutes les autorités existantes émanaient du peuple, et pouvaient être légitimement destituées par lui, et rétablies sous de nouvelles formes. Les rois, comme les autres magistrats, n’étaient que les officiers des peuples qu’ils gouvernaient.

Suivant une autre opinion, il existait entre les lois et les peuples un contrat originaire qui les liait également, et que les peuples ne pouvaient dissoudre tant que les rois ne l’avaient pas eux-mêmes violé.

À une époque où l’on décidait par l’autorité ce qui ne doit l’être que par la raison, où les faits et les exemples tenaient lieu de principes, où l’on fondait les droits sur des titres, et non sur la nature, cette dernière opinion devait être la plus générale. L’histoire ne présentait aucun peuple qui se fût réellement donné une constitution ; mais elle présentait un grand nombre de conventions faites entre les représentants d’une nation, ou la nation elle-même, et le gouvernement qui, par hasard, s’y était établi.

L’idée d’un contrat originaire entre la nation anglaise et le roi, dominait donc dans la Convention de 1689. Jacques II, ayant violé ce contrat, était censé avoir renoncé à son droit, et la Convention nationale avait celui de lui donner un successeur.

Mais cette opinion d’un contrat originaire présentait de grandes difficultés dans l’application.

D’abord, si cet acte liait toutes les générations des peuples à toute la descendance d’un premier chef, la forfaiture personnelle d’un roi pouvait-elle résoudre les obligations contractées par la nation envers toute sa famille, comme envers lui-même ? En résultait-il seulement le droit de destituer l’individu coupable, avec l’obligation de suivre l’ordre de succession établi ? Ce droit s’étendait-il jusqu’à choisir un autre chef, ou établir un autre ordre de succession ? Enfin, pouvait-on même établir une autre forme de gouvernement ?

Il paraît que dans l’examen de ces questions, la Convention anglaise s’est plus attachée à ce qu’exigeait l’intérêt du moment, qu’aux principes de droit public qui auraient pu servir à les résoudre.

La pluralité était attachée à conserver l’ordre de succession établi ; mais cet ordre appelait le fils de Jacques II, alors au berceau et transporté en France, où il devait être élevé dans la religion papiste, et dans les maximes du despotisme. On avait répandu dans le peuple, que c’était un enfant supposé ; mais les deux chambres de la Convention sentaient combien il serait et dangereux, et peu digne d’elles, de fonder le nouveau gouvernement sur le jugement d’un procès où, par la nature même des faits, les preuves seraient nécessairement incertaines, et les détails ridicules.

On imagina d’exclure du trône les princes papistes, et il faut avouer que l’application de cette loi à un enfant de six à huit mois avait déjà quelque chose d’irrégulier. Mais ce n’était pas tout : Marie, femme du prince d’Orange, devait remplacer son frère, suivant l’ordre de la succession, et le prince d’Orange ne voulait pas régner sous le nom de sa femme, et ne consentait, ni à tenir d’elle son pouvoir, ni à s’exposer à descendre du trône si elle venait à mourir avant lui. On avait besoin de son armée, de ses talents personnels, de son influence politique, pour défendre la liberté contre les nombreux partisans de Jacques, pour soumettre l’Irlande, où le parti du roi détrôné était dominant. Il fallut donc violer l’ordre de la succession, déclarer Guillaume roi, et lui attribuer l’autorité à lui seul, pour ne reprendre cet ordre qu’après sa mort.

Ainsi, la Convention s’attribua le droit d’ajouter une condition nouvelle au contrat originaire, et celui de sacrifier le droit héréditaire à l’intérêt national.

En appliquant à la Convention française, qui va s’assembler, non les principes de droit public, adoptés aujourd’hui par tous les hommes éclairés que l’or des rois n’a pas corrompus, mais ceux de la Convention anglaise, on trouvera qu’on ne peut, sans contredire ces mêmes principes, ne pas accorder à la nôtre l’autorité légitime de faire tout ce qu’elle croira nécessaire au salut public.

Ainsi, par exemple, le ministère anglais ne peut, ni regarder cette Convention comme illégitime, ni lui contester le pouvoir de réformer ce qui, dans l’acte constitutionnel, lui paraîtra nuisible à la liberté, sans attaquer en même temps, et la légitimité de la Convention de 1689, et celle des résolutions émanées de cette Convention. Les ministres qui conseilleraient une telle conduite, avoueraient par là : 1o que la maison d’Hanovre a usurpé le trône d’Angleterre, et qu’il appartient au roi de Sardaigne ; 2o que la nation anglaise n’a point le droit de rien changer à sa constitution, sinon par la volonté du roi ; 3o que le roi peut impunément violer la constitution, et que la nation n’a aucun moyen légal, ni de s’y opposer, ni de le réprimer ; opinion d’après laquelle un ministre ne pourrait agir sans se rendre coupable de haute trahison. On devrait en conclure que, certains de n’avoir rien à craindre pour la conservation du trône dans la maison d’Hanovre, ils veulent établir que celle maison possède la couronne par le seul droit d’hérédité ; qu’elle ne l’a point reçue du peuple ; que tous les droits, toutes les prétentions des anciens rois d’Angleterre à une puissance arbitraire, lui ont été transmis ; et qu’ils veulent favoriser ces opinions du droit divin des rois, de l’obéissance passive, de l’autorité de dispenser des lois, etc. ; en un mot, toutes ces maximes destructives de la liberté, professées autrefois par les Stuarts, et mises en pratique par les Tudors.

C’est aussi d’après la même opinion d’un contrat originaire, que les Provinces-Unies, que les Cantons suisses, ont secoué le joug de leurs anciens seigneurs, qui étaient des chefs héréditaires et suprêmes du pouvoir exécutif ; c’est également la violation des chartes souscrites par ces seigneurs qui a été le motif de leur destitution, et, ni les Hollandais, ni les Suisses, ne peuvent refuser de reconnaître la légalité, la justice de la conduite du peuple français, sans avouer qu’ils veulent se soumettre aux héritiers delà maison d’Autriche.

Les hommes qui, comme les Fiançais, aiment la véritable liberté, qui savent qu’elle n’existe point sans une entière égalité, qui reconnaissent la souveraineté du peuple, ne sont donc pas les seuls qui doivent approuver la révolution du lo août. Elle doit l’être également, ainsi que la révolution d’Angleterre, par tous ceux qui ne reconnaissent pas, dans les rois, dans les princes, un pouvoir indépendant du peuple, et dont leurs usurpations ou leurs crimes ne peuvent les priver ; c’est-à-dire, par tous ceux qui ne veulent pas être esclaves. Ce n’est pas seulement par les hommes qui veulent conserver tous les droits, que cette révolution doit être regardée comme légitime ; c’est par ceux qui ne veulent pas les perdre tous, qui sont attachés à cette portion de leurs droits, conservée par les lois de leurs pays.

Les satellites des tyrans ont osé reprocher, comme un crime, aux Français, d’appeler tous les autres peuples à la jouissance des premiers biens de l’homme, comme de ses premiers droits, la liberté et l’égalité ; ils les ont accusés de vouloir bouleverser la terre, parce qu’ils voulaient y faire entendre la voix de la raison ; et d’allumer partout le feu de la discorde, parce qu’ils cherchaient à faire briller la lumière de la vérité.

Aujourd’hui, ce n’est plus même de ce zèle, si respectable et si lâchement calomnié, dont il peut être question : nous ne demandons point aux nations étrangères de s’élever à la hauteur des principes pour lesquels nous avons juré de combattre jusqu’à la mort ; nous leur demandons de ne pas abandonner ceux que des hommes dignes de ce nom professaient il y a quatre siècles, au milieu de l’ignorance et de la superstition.

Nous leur demandons de ne pas descendre au-dessous du quatorzième siècle, et de ne pas aiguiser ce fer des tyrans, qui, aujourd’hui dirigé contre nous va bientôt se retourner contre elles-mêmes.

Nous disons aux Anglais, aux Hollandais, aux Suisses, aux Suédois, aux habitants des villes impériales, à ceux des sujets des princes de l’Empire qui ont encore conservé des franchises, aux nobles même qui siègent dans les États de la Hongrie, de l’Autriche, de la Bohème, que notre cause est la leur ; nous leur disons qu’ils ne peuvent soutenir les maximes de l’empereur, du roi de Prusse, sans abjurer tous leurs droits, sans consacrer leur propre servitude.

Il existe deux espèces de constitutions libres, ou du moins ayant les formes de la liberté : les unes, comme celles d’une partie des Etats-Unis d’Amérique, ont un principe unique de décision ; toutes les questions sur lesquelles il est indispensable de prononcer, toutes les affaires sur lesquelles le salut public exige de prendre un parti, sont nécessairement décidées.

Les autres, au contraire, comme la constitution anglaise, ont un double ou un triple principe de décision. Dès lors, l’accord seul des pouvoirs à qui le droit de prononcer est confié peut amener une résolution finale, et le défaut de ce concert entre des volontés indépendantes peut arrêter l’action du système social.

Si de telles constitutions ont été le résultat des anciens usages d’un peuple ; si, au moment où elles ont pris une forme régulière, ceux à qui elles donnaient le droit de contredire le vœu du peuple, ont eu la sagesse de n’en pas user ; si, à l’unité de principe, établie par la loi, leur politique en a substitué une autre, comme, par exemple, en Angleterre, la maxime de ne jamais résister à deux chambres des communes, et de n’en jamais contredire une seule, sinon dans une circonstance extraordinaire, lorsque la majorité y est faible, et ne paraît pas d’accord avec le vœu national ; alors de telles constitutions peuvent durer longtemps sans occasionner des troubles.

Mais si, au contraire, l’habitude n’en déguise pas le vice essentiel et radical ; si, dans un premier essai, ceux qui exerçaient un droit négatif sur l’Assemblée des représentants du peuple, en ont abusé ; si la nation a été avertie des inconvénients et des dangers de cette nécessité d’un concert de volontés indépendantes ; alors de telles constitutions ne peuvent qu’être fatales au repos et à la liberté des citoyens ; alors l’unité de principe devient une condition essentielle d’un système social, même supportable, et un peuple serait exposé à marcher de révolutions en révolutions, jusqu’à ce qu’elles l’eussent conduit à cette unité nécessaire, parce qu’il ne pourrait plus se contenter de l’avoir dans le fait, comme aujourd’hui en Angleterre, mais qu’il ne pourrait s’en croire assuré, si elle n’était pas établie par la loi.

Ainsi, l’essai malheureux qu’on a fait en France d’une constitution à double principe, en a rendu la conservation impossible. Les hommes éclairés l’avaient annoncé d’avance ; mais on a refusé de les entendre. Celui à qui l’on avait confié le droit dangereux d’opposition, n’y a vu, comme on aurait dû le prévoir, qu’un moyen de suspendre l’action des pouvoirs, de trahir avec impunité, de détruire la liberté par la constitution même.

Les puissances étrangères peuvent donc, dès aujourd’hui, regarder la France comme devant être dirigée, à l’avenir, par une volonté unique ; comme ne pouvant plus, dans ses relations extérieures, avoir d’autre motif d’agir que sa sûreté et sa prospérité. Tous les États, quel que soit leur gouvernement, depuis les rois de Sardaigne et de Naples jusqu’à la république de Bâle et de Zurich, depuis les ducs de Saxe et de Wurtemberg jusqu’aux villes de Hambourg ou de Francfort, doivent donc la considérer comme la seule barrière qu’ils puissent opposer, dans le continent, à la coalition des grandes monarchies, comme le seul garant de leur indépendance.

En même temps, ces idées d’une faction séparée de la nation même, d’une volonté du peuple de Paris, différente de celle des départements ; ces chimères accréditées, et par la cour des Tuileries, et par le parti des intrigants qui s’appelaient constitutionnels ; ces romans, à l’abri desquels Louis XVI conduisait sa double conspiration, ne peuvent plus tromper personne ; et l’Europe entière doit sentir que la Russie et l’Autriche seules ont intérêt à troubler la France ; que le roi de Prusse est la dupe de l’ambition qu’elles lui ont inspirée, et que sa sûreté comme celle du reste des États indépendants de l’Europe entière, est attachée à la conservation de la puissance française, qui ne pourrait être détruite, sans entraîner dans sa chute la souveraineté et la liberté de toutes les autres nations.

Tel est le point de vue sous lequel il faut, enfui, que la révolution du 10 août soit envisagée par tous les hommes capables de réflexion, quels que soient leur patrie et leurs principes.

Tout ce qui ne veut point baisser un front servile sous le bâton de Catherine, de François ou de Guillaume, tout ce qui aspire à conserver quelque propriété, quelque liberté, quelque honneur, indépendamment de leur gracieuse volonté, doit s’unir à la nation française ; tous doivent se réunir contre ce vil ramas de brigands qui, sous le nom d’émigrés français, ont répandu dans les pays étrangers le mensonge et la corruption. Comment les héros qui ont servi sous le grand Frédéric, sous Daun, sous Laudon, peuvent-ils s’abaisser à être les vils satellites d’un Calonne, d’un Breteuil, d’un Bouillé, engraissé tour à tour, et des coups de fouet qu’il faisait donner à ses nègres, et des affaires dont il partageait le profit avec les maîtresses de nos ministres ?

Comment la nation prussienne s’obstinerait-elle à faire la guerre au peuple français, qui regardait une alliance avec elle comme un moyen de déjouer les complots tramés à la cour de Louis XVI, et à la faire en faveur de cette même cour qui refusait cette alliance, et sacrifiait l’intérêt de la France et la sûreté de la monarchie prussienne à l’ambition de la maison d’Autriche ? Pourquoi les puissances européennes, qui ont reconnu le prince d’Orange à la place de Jacques II, ne reconnaîtraient-elles pas le conseil électif substitué au roi des Français ? Pourquoi la nation française ne pourrait-elle pas faire, à l’égard de Louis XVI, ce que les nations de l’Amérique ont fait à l’égard de George III ?

Supposons que les Français se donnent une constitution fondée sur l’égalité la plus entière ; que cette constitution, proposée par une Convention nationale, dépositaire du vœu du peuple, soit encore expressément adoptée par lui ; qu’aucune hérédité, aucune inviolabilité personnelle, aucun grand pouvoir dangereux pour la liberté, n’y souille cette constitution, ne force à y placer ces contre-poids, ces oppositions de pouvoirs entre eux, si nuisibles à la simplicité, à l’activité des opérations du gouvernement ; que l’expression de la volonté nationale y soit une ; qu’aucune résistance ne puisse l’arrêter ; que le peuple y nomme immédiatement ses représentants ; que de sages combinaisons préviennent les inconvénients de ces deux dernières institutions, alors les puissances européennes refuseront-elles de nous reconnaître comme corps de nation, parce que nous aurions suivi, à la rigueur, les principes immuables du droit naturel ? Avoueront-elles, par leur conduite, que ces principes, vrais en Amérique, sont faux en Europe, et que la même maxime est vraie ou fausse, est crime ou vertu, suivant que l’exige leur insidieuse politique ?



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