Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre VI

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CHAPITRE VI.
De la première guerre de Carthage.

La guerre de Pyrrhus ouvrit l’esprit aux Romains, et leur inspira des sentiments qui ne les avoient pas touchés encore. À la vérité, ils y entrèrent grossiers et présomptueux, avec beaucoup de témérité et d’ignorance ; mais ils eurent une grande vertu à la soutenir : et, comme ils virent toutes choses nouvelles, avec un ennemi qui avoit tant d’expérience, ils devinrent sans doute plus industrieux et plus éclairés qu’ils n’étoient auparavant. Ils trouvèrent l’invention de se garantir des éléphants, qui avoient mis le désordre dans les légions, au premier combat ; ils apprirent à éviter les plaines, et cherchèrent des lieux avantageux, contre une cavalerie qu’ils avaient méprisée mal à propos. Ils apprirent ensuite à former leur camp sur celui de Pyrrhus, après avoir admiré l’ordre et la distinction des troupes qui campoient, chez eux, en confusion. Pour les choses qui sont purement de l’esprit, quoique la harangue du vieil Appius eût fait chasser de Rome Cynéas, l’éloquence de Cynéas n’avoit pas laissé de plaire, et sa dextérité avoit été agréable.

Les présents offerts, bien que refusés, donnèrent cependant une secrète vénération pour ceux qui les pouvoient faire ; et Curius, si fort honoré pour sa vertu desintéressée, le fut encore davantage, quand il leur fit voir, dans son triomphe, de l’or, de l’argent, des tableaux et des statues : on connut alors qu’il y avoit des choses plus excellentes ailleurs qu’en Italie.

Ainsi, des idées nouvelles firent, pour ainsi parler, de nouveaux esprits ; et le peuple romain, touché d’une magnificence inconnue, perdit ses vieux sentiments, où l’habitude de la pauvreté n’avoit pas moins de part que la vertu.

La curiosité éveilla donc les citoyens ; les cœurs même commencèrent à sentir, avec émotion, ce que les yeux avoient commencé de voir, avec plaisir ; et, quand ces mouvements se furent mieux expliqués, on fit paroître de véritables désirs pour les choses étrangères. Quelques particuliers conservèrent encore l’ancienne continence, comme il est arrivé depuis, et dans le temps de la république la plus corrompue ; mais enfin, il se forma une envie générale de passer la mer, pour s’établir en des lieux où Pyrrhus avoit su trouver tant de richesses. Voilà proprement d’où est venue la première guerre de Carthage ; le secours donné aux Tarentins en fut le prétexte : la conquête de la Sicile, le véritable sujet.

Après avoir dit par quels mouvements les Romains se portèrent à cette guerre, il faut faire voir, en peu de mots, quel étoit alors leur génie. Leurs qualités principales furent, à mon avis, le courage et la fermeté : entreprendre les choses les plus difficiles, ne s’étonner d’aucun péril, ne se rebuter d’aucune perte. En tout le reste, les Carthaginois avoient sur eux une supériorité extraordinaire, soit pour l’industrie, soit pour l’expérience de la mer, soit pour les richesses que leur donnoit le trafic de tout le monde : quand les Romains, naturellement assez pauvres, venoient de s’épuiser, dans la guerre de Pyrrhus.

À dire vrai, la vertu de ceux-ci leur tenoit lieu de toutes choses ; un bon succès les animoit à la poursuite d’un plus grand, et un événement fâcheux ne faisoit que les irriter davantage. Il en arrivoit tout autrement, dans les affaires des Carthaginois, qui devenoient nonchalants, dans la bonne fortune, et s’abattoient aisément, dans la mauvaise. Outre le différent naturel de ces deux peuples, la diverse constitution des républiques y contribuoit beaucoup. Carthage étant établie sur le commerce, et Rome fondée sur les armes, la première employoit des étrangers, pour ses guerres, et les citoyens, pour son trafic ; l’autre se faisoit des citoyens de tout le monde, et de ses citoyens des soldats. Les Romains ne respiraient que la guerre, même ceux qui n’y alloient pas, pour y avoir été autrefois, ou pour y devoir aller un jour.

À Carthage, on demandoit toujours la paix, au moindre mal dont on étoit menacé, tant pour se défaire des étrangers, que pour retourner au commerce. On y peut ajouter encore cette différence, que les Carthaginois n’ont rien fait de grand que par la vertu des particuliers ; au lieu que le peuple romain a souvent rétabli, par sa fermeté, ce qu’avoit perdu l’imprudence ou la lâcheté de ses généraux. Toutes ces choses considérées, il ne faut pas s’étonner que les Romains soient demeurés victorieux ; car ils avoient les qualités principales qui rendent un peuple maître de l’autre.

Comme l’idée des richesses avoit donné aux Romains l’envie de conquérir la Sicile, la conquête de la Sicile leur donna envie de jouir des richesses qu’ils s’étoient données. La paix avec les Carthaginois, après une si rude guerre, inspira l’idée du repos, et le repos fit naître le goût des voluptés. Ce fut là que les Romains introduisirent les premières pièces de théâtre, et là qu’on vit chez eux les premières magnificences ; on commença d’avoir de la curiosité pour les spectacles, et du soin pour les plaisirs.

Les procès, quoique ennemis de la joie, ne laissèrent pas de s’augmenter, chacun ayant recours à la justice publique, à mesure que celle des particuliers se corrompoit.

L’intempérance amena de nouvelles maladies, et les médecins furent établis, pour guérir des maux dont la continence avoit garanti les Romains, auparavant.

L’avarice fit faire de petites guerres ; la foiblesse fit appréhender les grandes. Que si la nécessité obligea d’en entreprendre quelqu’une, on la commença avec chagrin, et on la finit avec joie.

On demandoit aux Carthaginois de l’argent qu’ils ne devoient point, quand ils étoient occupés avec leurs rebelles ; et on eut toutes les précautions du monde pour ne rompre pas avec eux, quand leurs affaires furent un peu raccommodées.

Ainsi, c’étoit tantôt des injures, tantôt des considérations, toujours de la mauvaise volonté ou de la crainte ; et certes, on peut dire que les Romains ne surent ni vivre en amis, ni en ennemis : car ils offensoient les Carthaginois, et les laissoient rétablir, donnant assez de sujet pour une nouvelle guerre, où ils appréhendoient de tomber, sur toutes choses.

Une conduite si incertaine se changea en une vraie nonchalance ; et ils laissèrent périr les Sagontins avec tant de honte, que leurs ambassadeurs en furent indignement traités, chez les Espagnols et chez les Gaulois, après la ruine de ce misérable peuple. Le mépris des nations, dont ils furent piqués, les tira de cet assoupissement, et la descente d’Annibal en Italie réveilla leur ancienne vigueur. Ils firent la guerre quelque temps avec beaucoup d’incapacité, et un grand courage ; quelque temps avec plus de suffisance, et moins de résolution. Enfin la bataille de Cannes perdue leur fit retrouver leur vertu, et en excita, pour mieux dire, une nouvelle, qui les éleva encore au-dessus d’eux-mêmes.