Réflexions sur les divers génies du peuple romain/Chapitre VII

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CHAPITRE VII.
De la Seconde guerre Punique.

Pour voir la république dans toute l’étendue de sa vertu, il faut la considérer dans la seconde guerre de Carthage. Elle a eu, auparavant, plus d’austérité ; elle a eu, depuis, plus de grandeur ; jamais, un mérite si véritable. Aux autres extrémités où elle s’est trouvée, elle a dû son salut à la hardiesse, à la valeur, à la capacité de quelque citoyen. Peut-être que sans Brutus il n’y auroit pas eu même de république. Si Manlius n’eût pas défendu le Capitole, si Camille ne fût venu le secourir, les Romains, à peine libres, tomboient sous la servitude des Gaulois.

Mais ici, le peuple romain a soutenu le peuple romain ; ici, le génie universel de la nation a conservé la nation ; ici, le bon ordre, la fermeté, la conspiration générale au bien public, ont sauvé Rome, quand elle se perdoit par les fautes et les imprudences de ses généraux.

Après la bataille de Cannes, où tout autre État eût succombé à sa mauvaise fortune, il n’y eut pas un mouvement de foiblesse parmi le peuple, pas une pensée qui n’allât au bien de la république. Tous les ordres, tous les rangs, toutes les conditions s’épuisèrent volontairement. Les Romains apportoient avec plaisir ce qu’ils avoient de plus précieux, et gardoient à regret ce qu’ils étoient obligés de se laisser pour le simple usage. L’honneur étoit à retenir le moins, la honte à garder le plus, dans leurs maisons. Lorsqu’il s’agissoit de créer les magistrats, la jeunesse, ordinairement prévenue d’elle-même, consultoit avec docilité la sagesse des plus vieux, pour donner des suffrages plus sainement.

Les vieux soldats venant à manquer, on donnoit la liberté aux esclaves, pour en faire de nouveaux ; et ces esclaves, devenus Romains, s’animoient du même esprit de leurs maîtres pour défendre une même liberté. Mais voici une grandeur de courage qui passe toutes les autres qualités, quelque belles qu’elles puissent être. Il arrive quelquefois, dans un danger éminent, qu’on voit prendre de bonnes résolutions aux moins sages ; il arrive que les plus intéressés contribuent largement pour le bien public, quand, par un autre intérêt, ils craignent de se perdre avec le public eux-mêmes. Il n’est peut-être jamais arrivé qu’on ait songé au dehors comme au dedans, en des extrémités si pressantes ; et je ne trouve rien de si admirable, dans les Romains, que de leur voir envoyer des troupes en Sicile et en Espagne, avec le même soin qu’ils en envoyoient contre Annibal.

Accablés de tant de pertes, épuisés d’hommes et d’argent, ils partagèrent leurs dernières ressources, entre la défense de Rome et le maintien de leurs conquêtes. Un peuple si magnanime aimoit autant périr que déchoir, et tenoit pour une chose indifférente de n’être plus, quand il ne seroit pas le maître des autres.

Quoiqu’il soit toujours avantageux de se conserver, je compte néanmoins, entre les principaux avantages des Romains, d’avoir dû leur salut à leur fermeté et à la grandeur de leur courage. Ce leur fut encore un bonheur d’avoir changé de génie, depuis la guerre de Pyrrhus ; d’avoir quitté ce désintéressement si extraordinaire, et cette pauvreté si ambitieuse, dont j’ai parlé : autrement on n’eût pas trouvé, dans Rome, les moyens de la soutenir.

Il falloit que les citoyens eussent du bien, comme du zèle, pour aider la république. Si elle n’avoit pu secourir ses alliés, elle en eût été abandonnée. Le discours du consul qui pensoit donner de la compassion aux députés de Capoue, n’excita que leur infidélité. Le sénat, beaucoup plus sage, prit une conduite toute différente : il envoya des hommes et des vivres aux alliés qui en eurent besoin ; et, de tout le secours que vinrent offrir ceux de Naples, on n’accepta que des blés pour de l’argent.

Mais, avec tant de fermeté et de bon sens, il n’y avoit plus de république romaine, si Carthage eût fait, pour la ruiner, la moindre des choses que fit Rome pour son salut. Tandis qu’on remercioit un consul qui avoit fui1, de n’avoir pas désespéré de la république, on accusoit à Carthage Annibal victorieux. Hannon ne lui pouvoit pardonner les avantages d’une guerre qu’il avoit déconseillée. Plus jaloux de l’honneur de ses sentiments, que du bien de l’État ; plus ennemi du général des Carthaginois, que des Romains, il n’oublioit rien pour empêcher les succès qu’on pouvoit avoir, ou pour ruiner ceux qu’on avoit eus. On eût pris Hannon pour un allié du peuple romain, qui regardoit Annibal comme l’ennemi commun. Quand celui-ci envoyoït demander des hommes et de l’argent, pour le maintien de l’armée : que demanderoit-il, disoit Hannon, s’il avait perdu la bataille ? Non, non, Messieurs: ou c’est un imposteur qui nous amuse par de fausses nouvelles, ou un voleur public qui s’approprie les dépouilles des Romains et les avantages de la guerre. Ces oppositions troubloient du moins les secours, quand elles ne pouvoient en empêcher la résolution. On exécutoit lentement ce qui avoit été résolu avec peine. Le secours, enfin préparé, demeuroit longtemps à partir. S’il étoit en chemin, on envoyoit ordre de l’arrêter en Espagne, au lieu de le faire passer en Italie. Il n’arrivoit donc quasi jamais ; et lorsqu’il venoit joindre Annibal, ce qui étoit un miracle, Annibal ne le recevoit que foible, ruiné et hors de saison.

Ce général étoit presque toujours sans vivres et sans argent, réduit à la nécessité d’être éternellement heureux, dans la guerre : nulles ressources au premier mauvais succès, et beaucoup d’embarras dans les bons, où il ne trouvoit pas de quoi entretenir diverses nations, qui suivoient plutôt sa personne, qu’elles ne dépendoient de sa république.

Pour contenir tant de peuples différents, il ajoutoit à sa naturelle sévérité une cruauté concertée, qui le faisoit redouter des uns, tandis que sa vertu le faisoit révérer des autres. À la vérité, il ne se faisoit pas grande violence ; mais étant naturellement un peu cruel, il se trouvoit dans une condition où il lui étoit nécessaire de l’être. Cependant ses intérêts régloient quelquefois sa cruauté, et lui donnoient même de la clémence ; car il savoit être doux et clément pour le bien de ses affaires, et le dessein l’emportoit toujours sur le naturel.

Il faisoit la guerre aux Romains, avec toute sorte de rigueur, et traitoit leurs alliés avec beaucoup de douceur et de courtoisie : cherchant à ruiner ceux-là tout à fait, et à détacher ceux-ci de leur alliance. Procédé bien différent de celui de Pyrrhus, qui gardoit toutes ses civilités pour les Romains, et les mauvais traitements pour ses alliés.

Quand je songe qu’Annibal est parti d’Espagne, où il n’avoit rien de fort assuré ; qu’il a traversé les Gaules, qu’on devoit compter pour ennemies ; qu’il a passé les Alpes pour faire la guerre aux Romains, qui venoient de chasser les Carthaginois de la Sicile ; quand je songe qu’il n’avoit en Italie ni place, ni magasins, ni secours assurés, ni la moindre espérance de retraite, je me trouve étonné de la hardiesse de son dessein. Mais lorsque je considère sa valeur et sa conduite, je n’admire plus qu’Annibal, et le tiens encore au-dessus de l’entreprise.

Les François admirent particulièrement la guerre des Gaules, et par la réputation de César, et parce que s’étant faite en leur pays, elle les touche d’une idée plus vive que les autres. Cependant, à en juger sainement, elle n’approche en rien, de ce qu’a fait Annibal, en Italie. Si César avoit trouvé, parmi les Gaulois, l’union et la fermeté que trouva celui-ci, parmi les Romains, il n’eût fait sur eux que de médiocres conquêtes ; car il faut avouer qu’Annibal rencontra d’étranges difficultés, sans compter celles qu’il portoit avec lui-même. Le seul avantage sur lequel il pouvoit raisonnablement se fonder, étoit la bonté de ses troupes et sa propre suffisance.

Il est certain que les Romains avoient pris une grande supériorité sur les Carthaginois, dans la guerre de Sicile ; mais la paix leur ayant fait licencier leur armée, ils perdoient insensiblement leur vigueur, tandis que leurs ennemis, occupés en Espagne et en Afrique, mettoient en usage leur valeur, et acquéroient de l’expérience.

Ce fut donc avec un vieux corps qu’Annibal vint attaquer l’Italie, et avec une vieille réputation, plus qu’avec de vieilles troupes, que les Romains se virent obligés de la défendre. Pour les généraux des Romains, c’étoient des hommes de grand courage, qui eussent cru faire tort à la gloire de leur république, s’ils n’avoient donné la bataille, aussitôt que les ennemis se présentoient.

Annibal se fit une étude particulière d’en connoître le génie, et n’observoit rien tant que l’humeur et la conduite de chaque consul qui lui étoit opposé. Ce fut en irritant l’humeur fougueuse de Sempronius qu’il sut l’attirer au combat, et gagner sur lui la bataille de Trébbie. La défaite de Trasimène est due à un artifice quasi tout pareil.

Connoissant l’esprit superbe de Flaminius, il brûloit à ses yeux les villages de ses alliés, et incitoit si à propos sa témérité naturelle, que le consul prit non-seulement la résolution de combattre mal à propos, mais il s’engagea en certains détroits, où il perdit malheureusement son armée avec la vie. Comme Fabius eut une manière d’agir toute contraire, la conduite d’Annibal fut aussi toute différente.

Après la journée de Trasimène, le peuple romain créa un dictateur, et un général de la cavalerie. Le dictateur étoit Quintus Fabius, homme sage et un peu lent, qui mettoit la seule espérance du salut dans les précautions d’où peut naître la sûreté. En l’état où étoient les choses, il croyoit qu’il n’y avoit point de différence entre combattre et perdre un combat ; de sorte qu’il ne songeoit qu’à rassurer l’armée ; et, perdant l’espérance de pouvoir vaincre, il croyoit agir assez sagement et assez faire, que de s’empêcher d’être vaincu.

Marcus Minutius fut le général de la cavalerie : violent, précipité, vain en discours, aussi audacieux par son ignorance que par son courage. Celui-ci mettoit l’intérêt de l’État dans la réputation des affaires ; et pensoit que la république ne pourroit subsister, si elle n’effaçoit la honte des défaites passées, par quelque chose de glorieux. Il vouloit de la hauteur, où il falloit de la sagesse ; de la gloire, où il étoit question du salut.

Annibal ne fut pas longtemps sans connoître ces différentes humeurs, par le rapport qu’on lui en fit et par ses propres observations ; car il présenta la bataille plusieurs jours de suite à Fabius, qui, bien loin de l’accepter, ne laissoit pas sortir un seul homme de son camp. Minutius, au contraire, prenoit pour autant d’affronts les bravades artificieuses des ennemis, et faisoit passer le dictateur pour un homme foible, ou insensible à la honte des Romains.

Annibal, averti de ces discours, tâchoit d’augmenter l’opinion de crainte et de foiblesse qu’on attribuoit à Fabius. Il brûloit devant lui le plus beau pays d’Italie, pour l’attirer au combat, ce qu’il ne put faire ; ou du moins pour le décrier, en quoi il ne manqua pas de réussir. Il fit soupçonner même qu’il y avoit de l’intelligence entre eux, conservant ses terres seules, avec grand soin, dans la désolation générale de la campagne.

Ce n’est encore qu’une partie de ses artifices. Pendant qu’il travailloit à ruiner la réputation de Fabius, qui lui faisoit de la peine, il n’oublia rien pour en donner à Minutius, auquel il souhaitoit le commandement, ou du moins une grande autorité dans l’armée. Tantôt il faisoit semblant de l’appréhender, quand il témoignoit toute sorte de mépris pour l’autre. Quelquefois, après s’être engagé en quelque léger combat, avec lui, il se retiroit le premier, et lui laissoit prendre une petite supériorité, qui augmentoit son crédit parmi les Romains, et le prépàroit à se perdre par une téméraire confiance. Enfin, il sut employer tant d’artifices à décrier le dictateur, et à faire estimer le général de la cavalerie, que le commandement fut partagé et les troupes séparées : ce qui ne s’étoit jamais fait, auparavant. Vous diriez que Rome agissoit par l’esprit de son ennemi ; car dans la vérité, ce décret si extraordinaire était un pur effet de ses machines et de ses desseins.

Alors, la vanité de Minutius n’eut plus de bornes : il méprisoit, avec une égale imprudence, Fabius et Annibal, ne parlant rien moins que de chasser lui seul tous les étrangers d’Italie. Il voulut donc avoir son camp séparé, dont Annibal ne se fut pas sitôt aperçu, qu’il en approcha le sien ; et, sans m’amuser à décrire le détail de toutes les actions, Minutius se laissa engager dans un combat, où il fut défait.

C’est ainsi que se comportoit Annibal durant la dictature de Fabius ; et il se comporta quasi de la même sorte avec les consuls qui donnèrent la bataille de Cannes. Il est vrai qu’il n’eut pas besoin d’une conduite si délicate. La sagesse de Paulus l’incommoda moins que n’avoit fait celle de Fabius ; et l’ignorance présomptueuse de Térentius le précipitait assez, de lui-même, à sa ruine.

On s’étonnera peut-être que je me sois si fort étendu sur une affaire qui aboutit à la simple défaite de Minutius, et que je ne parle qu’en passant de cette grande et fameuse bataille de Cannes ; mais je cherche moins à décrire les combats, qu’à faire connoître les génies. Et, comme les habiles gens ont plus de plaisir à considérer César, dans la guerre de Petreius et d’Afranius, que dans les plus éclatantes de ses actions, j’ai cru qu’on devoit observer plus curieusement Annibal, dans une affaire toute de conduite, que dans ce grand et heureux succès, que l’imprudence de Terentius lui fit avoir, sans beaucoup de peine.

Il faut avouer pourtant que jamais bataille ne fut gagnée si pleinement ; et ce jour-là, pour ainsi dire, étoit le dernier des Romains, si Annibal n’eût mieux aimé jouir des commodités de la victoire, que d’en poursuivre les avantages2.

Celui qui avoit fait faire tant de fautes aux autres, se ressent ici de la foiblesse de la condition humaine, et ne peut s’empêcher de faillir lui-même. Il s’étoit montré invincible, aux plus grandes difficultés ; mais il ne peut résister à la douceur de sa bonne fortune, et se laisse aller au repos, quand un peu d’action le mettoit en état de se reposer toute sa vie.

Si vous en cherchez la raison, c’est que tout est borné dans les hommes. La patience, le courage, la fermeté s’épuisent en nous.

Annibal ne peut plus souffrir, parce qu’il a trop souffert ; et sa vertu consumée se trouve sans ressource, au milieu de la victoire. Le souvenir des difficultés passées, lui fait envisager des difficultés nouvelles. Son esprit, qui devoit être plein de confiance, et quasi de certitude, se tourne à la crainte de l’avenir : il considère, quand il faut oser ; il consulte, quand il faut agir ; il se dit des raisons pour les Romains, quand il faut mettre en exécution les siennes.

Comme les fautes des grands hommes ont toujours des sujets apparents, Annibal ne laissoit pas de se représenter des choses fort spécieuses : « Que son armée, invincible à la campagne, n’étoit nullement propre pour les sièges, ayant peu de bonne infanterie, point d’argent, point de subsistance réglée ; Que, par ces mêmes défauts, il avoit attaqué Spolette, inutilement, après le succès de Trasimène, tout victorieux qu’il étoit ; Qu’un peu avant la bataille de Cannes, il avoit été contraint de lever le siège d’une petite ville, sans nom et sans force ; Qu’assiéger Rome, munie de toutes choses, c’étoit vouloir perdre la réputation qu’on venoit d’acquérir et faire périr une armée, qui seule le faisoit considérer ; Qu’il falloit donc laisser les Romains, enfermés dans leurs murailles, tomber insensiblement d’eux-mêmes ; Et cependant aller s’établir proche de la mer, où l’on recevroit les secours de Carthage commodément, et où il seroit aisé d’établir la plus considérable puissance de l’Italie. » Voilà les raisons qu’accommodoit Annibal à la disposition où il se trouvoit, et qu’il n’eût pas goûtées dans ses premières ardeurs.

En vain Maharbal lui promettoit à souper dans le Capitole. Ses réflexions, qui n’avoient que l’air de sagesse, et une fausse raison, lui firent rejeter, comme téméraire, une confiance si bien fondée. Il avoit suivi les conseils violents, pour commencer la guerre avec les Romains ; et il est retenu, par une fausse circonspection, quand il trouve l’heure de tout finir.

Il est certain que les esprits trop fins, comme étoit celui d’Annibal, se font des difficultés, dans les entreprises, et s’arrêtent eux-mêmes, par des obstacles, qui viennent plus de leur imagination que de la chose.

Il y a un point de la décadence des États, où leur ruine seroit inévitable, si on connoissoit la facilité qu’il y a de les détruire ; mais, pour n’avoir pas la vue assez nette, ou le courage assez grand, on se contente du moins, quand on peut le plus : tournant en prudence, ou la petitesse de son esprit, ou le peu de grandeur de son âme.

Dans ces conjonctures, on ne se sauve point par soi-même. Une vieille réputation vous soutient dans l’imagination de vos ennemis, quand les véritables forces vous abandonnent. Ainsi Annibal se met devant les yeux une puissance qui n’est plus. Il se fait un fantôme de soldats morts, et de légions dissipées, comme s’il avoit encore à combattre, et à défaire ce qu’il a défait.

Et certes, la confusion n’eût pas été moindre, à Rome, après la bataille de Cannes, qu’elle l’avoit été, autrefois, après la journée d’Allia3. Mais, au lieu d’approcher d’une ville où il eût porté l’épouvante, il s’en éloigna, comme s’il eût voulu la rassurer, et donner loisir aux magistrats de pourvoir tranquillement à toutes choses. Il prit le parti d’attaquer des alliés qui tomboient avec Rome, et qui se soutinrent par elle, avec plus de facilité qu’elle ne se fût soutenue.

C’est là la première et la grande faute d’Annibal, qui fut aussi la première ressource des Romains. La consternation passée, ceux-ci augmentèrent de courage, en diminuant de forces, et les Carthaginois diminuèrent de vigueur, en augmentant de puissance.

Que si l’on veut chercher les causes de tous leurs malheurs, on en trouvera deux essentielles : la nonchalance de Carthage, qui laissoit anéantir les bons succès, faute de secours ; et l’envie précipitée qu’eut Annibal de mettre fin aux travaux, avant que d’avoir fini la guerre.

Après avoir goûté le repos, il ne fut pas longtemps sans vouloir goûter les délices ; et il en fut charmé d’autant plus aisément, qu’elles lui avoient toujours été inconnues. Un homme qui sait mêler les plaisirs et les affaires, n’en est jamais possédé : il les quitte, il les reprend, quand bon lui semble ; et, dans l’habitude qu’il en a formée, il trouve plutôt un délassement d’esprit qu’un charme dangereux qui puisse corrompre. Il n’en est pas ainsi de ces gens austères qui, par un changement d’esprit, viennent à goûter les voluptés. Ils sont enchantés aussitôt de leurs douceurs, et n’ont plus que de l’aversion pour l’austérité de leur vie passée. La nature, en eux, lassée d’incommodités et de peines, s’abandonne aux premiers plaisirs qu’elle rencontre. Alors, ce qui avoit paru vertueux se présente avec un air rude et difficile ; et l’âme, qui croit s’être détrompée d’une vieille erreur, se complaît en elle-même de son nouveau goût pour les choses agréables.

C’est ce qui arriva à Annibal et à son armée, qui ne manquoit pas de l’imiter, dans le relâchement, puisqu’elle l’avoit bien imité, dans les fatigues.

Ce ne furent donc plus que bains, que festins, qu’inclinations et attachements. Il n’y eut plus de discipline, ni par celui qui devoit donner les ordres, ni dans ceux qui devoient les exécuter. Quand il fallut se mettre en campagne, la gloire et l’intérêt réveillèrent Annibal, qui reprit sa première vigueur, et se retrouva lui-même ; mais il ne retrouva plus la même armée. Il n’y avoit que de la mollesse et de la nonchalance. S’il falloit souffrir la moindre nécessité, on regrettoit l’abondance de Capoue ; on songeoit aux maîtresses, lorsqu’il falloit aller aux ennemis ; on languissoit des tendresses de l’amour, quand il falloit de l’action et de la fierté pour les combats. Annibal n’oublioit rien qui pût exciter les courages : tantôt par le souvenir d’une valeur qu’on avoit perdue, tantôt par la honte des reproches où l’on ètoit insensible.

Cependant les généraux des Romains devenoient plus habiles, tous les jours ; les légions prenoient l’ascendant sur des troupes corrompues ; et il ne venoit de Carthage aucun secours qui put ranimer une armée si languissante.

Mais plus Annibal trouvoit de vigueur parmi les ennemis, moins il recevoit de services des siens, plus il prenoit sur lui-même ; et il n’est pas croyable avec quelle vertu il se maintint en Italie, d’où les Romains ne l’ont fait sortir, qu’en obligeant les Carthaginois à l’en retirer. Ceux-ci, défaits et chassés d’Espagne, battus et ruinés en Afrique, eurent recours à leur Annibal, pour leur dernière ressource. Il obéit aux ordres de son pays, avec la même soumission qu’auroit pu faire le moindre citoyen, et il n’y fut pas sitôt arrivé, qu’il en trouva les affaires désespérées.

Scipion, qui avoit vu les calamités de sa république, sous des chefs malheureux, en commandoit alors les armées, dans les prospérités qu’il avoit fait naître. Pour Annibal, il n’avoit que le souvenir de sa bonne fortune, dont il avoit mal usé ; mais il ne manquoit en rien pour soutenir la mauvaise. Le premier, confiant de son naturel, et par le bonheur présent de ses affaires, étoit à la tête d’une armée qui ne doutoit pas de la victoire. Le second augmentoit une défiance naturelle, par le méchant état où il voyoit sa patrie, et par la mauvaise opinion qu’il avoit de ses soldats.

Ces différentes situations d’esprit firent offrir la paix, et la rejeter, après quoi on ne songea plus qu’à la bataille. Le jour qu’elle fut donnée, Annibal se surpassa lui-même, soit à prendre ses avantages, soit à disposer son armée, soit à donner les ordres dans le combat : mais enfin le génie de Rome l’emporta sur celui de Carthage, et la défaite des Carthaginois laissa pour jamais l’empire aux Romains.

Quant au général, il fut admiré de Scipion, qui, au milieu de sa gloire, sembloit porter envie à la capacité du vaincu ; et le vaincu, dont l’humeur étoit assez éloignée de vaines ostentations, crut toujours avoir quelque supériorité dans la science de la guerre : car, discourant un jour des grands capitaines avec Scipion, il mit Alexandre le premier, Pyrrhus le second, et lui-même le troisième ; à quoi répondit froidement Scipion : Si vous m’aviez vaincu, en quel rang vous seriez-vous mis ?Le premier de tous, reprit Annibal.

Il est certain qu’il avoit une merveilleuse capacité dans la guerre ; et ces conquérants illustres, qui ont laissé un si grand nom à la postérité, n’approchoient pas de son industrie, et pour assembler, et pour maintenir des armées.

Alexandre passa en Asie, avec des Macédoniens qui obéissoient à leur roi. S’il avoit peu d’argent et peu de vivres, les batailles qu’il gagnoit le mettoient dans l’abondance de toutes choses. Une ville prise ou rendue lui livroit les trésors de Darius, qui devenoit nécessiteux en son propre pays, à mesure qu’Alexandre en possédoit les richesses. Scipion, dont je viens de parler, fit la guerre en Espagne et en Afrique, avec des légions que la république avoit levées et qu’elle faisoit subsister. César eut les mêmes commodités, pour la conquête des Gaules, et il se servit des forces et de l’argent de la république, même pour l’assujettir.

Pour notre Annibal, il avoit joint à un petit corps de Carthaginois plusieurs nations, qu’il sut lier toutes par lui-même, et dont il put se faire obéir, dans une éternelle nécessité. Ce qui est encore plus extraordinaire, les combats ne le mettoient guère plus à son aise : il se trouvoit presque aussi embarrassé après le gain d’une bataille qu’auparavant. Mais s’il a eu des talents que les autres n’avoient pas, aussi a-t-il fait une faute, où apparemment ils ne seroient pas tombés.

Alexandre étoit si éloigné de laisser les choses imparfaites, qu’il alloit toujours au delà, lorsqu’elles étoient consommées. Il ne se contenta pas d’assujettir ce grand empire de Darius, jusqu’à la moindre province. Son ambition le porta aux Indes, quand il pouvoit accommoder la gloire et le repos, ce qui est rare, et jouir paisiblement de ses conquêtes. Scipion ne songea pas à se reposer, qu’il n’eût réduit Carthage, et établi en Afrique les affaires des Romains ; et une des grandes louanges qu’on donne à César, c’est qu’il ne pensoit jamais avoir rien fait tant qu’il lui restoit quelque chose à faire.

Nil actum credens, dum quid superesset agendum4.

Quand je songe à la faute d’Annibal, il me vient aussitôt dans l’esprit qu’on ne considère pas assez l’importance d’une bonne résolution dans les grandes choses. Aller à Rome après la bataille de Cannes, fait la destruction de cette ville et la grandeur de Carthage. N’y pas aller, produit avec le temps la ruine des Carthaginois, et l’empire des Romains.

J’ai vu prendre une résolution qui causoit la perte d’un grand État, si elle eût été suivie. J’en vis prendre une contraire le même jour, par un heureux changement, qui fut son salut ; mais elle donna moins de réputation à l’auteur d’un si bon conseil, que n’auroit fait la défaite de cinq cents chevaux ou la prise d’une ville peu importante5. Ces derniers événements frappent les yeux ou l’imagination de tout le monde. Le bon sens n’est admiré quasi de personne, pour n’être connu que par des réflexions que peu de gens savent faire. Revenons à notre Annibal.

Si le métier de la guerre, tout éclatant qu’il est, méritoit seul de la considération, je ne vois personne, chez les anciens, qu’on put raisonnablement lui préférer : mais celui qui le sait le mieux, n’est pas nécessairement le plus grand homme. La beauté de l’esprit, la grandeur de l’âme, la magnanimité, le désintéressement, la justice, une capacité qui s’étend à tout, font la meilleure partie du mérite de ces grands hommes.

Savoir simplement tuer des gens, être plus entendu que les autres à désoler la société et à détruire la nature, c’est exceller dans une science bien funeste. Il faut que l’application de cette science soit juste, ou du moins honnête ; qu’elle se tourne au bien même de ceux qu’elle assujettit, s’il est possible : toujours à l’intérêt de son pays, ou à la nécessité du sien propre. Quand elle devient l’emploi du caprice, qu’elle sert au dérèglement et à la fureur ; quand elle n’a pour but que de faire du mal à tout le monde, alors il lui faut ôter cette gloire qu’elle s’attribue, et la rendre aussi honteuse qu’elle est injuste. Or, il est certain qu’Annibal avoit peu de vertus et beaucoup de vices : l’infidélité, l’avarice, une cruauté souvent nécessaire, toujours naturellle.

D’ailleurs, on juge d’ordinaire par le succès, quoi que disent les plus sages. Ayons toute la bonne conduite qu’on peut avoir : si l’événement n’est pas heureux, la mauvaise fortune tient lieu de faute, et ne se justifie qu’auprès de fort peu de gens. Ainsi, qu’Annibal ait mieux fait la guerre que les Romains, que ceux-ci soient demeurés victorieux, par le bon ordre de leur république, et qu’il ait péri par le mauvais gouvernement de la sienne : c’est la considération d’un petit nombre de personnes. Qu’il ait été défait par Scipion, et que la ruine de Carthage soit arrivée ensuite de sa défaite, ç’a été une chose pleinement connue, d’où s’est formé le sentiment universel de tous les peuples6.


NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Terentius Varro, qui donna la bataille de Cannes malgré son collègue, L. Æmil. Paulus, et la perdit.

2. L’opinion des historiens et des militaires semble être revenue à une appréciation plus favorable de la conduite d’Annibal, après la bataille de Cannes, depuis que Montesquieu n’a pas craint d’approuver ce grand capitaine de s’être abstenu de marcher sur Rome, après la défaite des Romains. M. Thiers est de l’avis d’Annibal. Rome, en effet, étoit loin d’être aussi affoiblie qu’on le pense, et Annibal avoit plus à ménager, qu’on ne croit. L’inaction qu’on lui reproche ne fut donc que prudence. Il aima mieux se conserver, avec certitude, que de risquer de tout perdre, d’un coup.

3. Rivière à trois ou quatre lieues de Rome, près de laquelle les Romains furent défaits par les Gaulois. Ceux-ci se rendirent maîtres de la ville ; mais ils ne purent prendre le Capitole, où une partie de la jeunesse s’étoit retirée. Voyez Tite-Live, au cinquième livre de la première Décade. (Des Maizeaux.)

4. Lucain, Pharsal., liv. II, vers 657.

5. Un jour que je lisois cet endroit avec M. de Saint-Évremond, je le priai de m’apprendre quelles étoient les deux résolutions dont il parle ; et voici l’éclaircissement qu’il voulut bien me donner. « La cour, me dit-il, étant à Pontoise (en 1652) et le cardinal Mazarin considérant que M. le Prince n’en étoit pas éloigné, que Fuensaldagne s’avançoit avec vingt-cinq mille hommes, et le duc de Lorraine avec douze mille, résolut de faire retirer le roi en Bourgogne, ne le croyant pas en sûreté, à Paris. M. de Turenne ne se trouvoit pas alors au conseil ; mais ayant appris cette résolution, il s’y rendit incessamment et dit aux ministres que si le roi quittoit Paris, il n’y rentreroit jamais, et qu’il falloit y vaincre ou périr. Cela obligea le conseil de changer d’avis. » (Des Maizeaux.)

6. Ce chapitre, sur la seconde guerre Punique, est le plus remarquable, peut-être, de l’ouvrage de Saint-Évremond. Le chapitre suivant n’a pas le même mérite.