Réparation (Pradez)/1

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Payot & Cie, éditeurs (p. 5-26).


PREMIÈRE PARTIE

I


Deux heures sonnaient à l’horloge du vestibule. M. du Plex tira sa montre et, le front traversé d’un pli mécontent, la regarda avec ostentation.

Le repas était terminé depuis plus de dix minutes, et contre toutes les règles de la maison, règles qu’il ne transgressait jamais, le jeune garçon assis à côté de Mme  du Plex s’oubliait à table. Le geste expressif du maître de la maison le réveilla en sursaut. Il se leva, avala debout un grand verre d’eau resté intact devant son couvert, bredouilla quelques mots indistincts et se sauva en courant.

C’était la première fois, depuis qu’il habitait sous le toit de M. du Plex, qu’il laissait, sans s’en apercevoir, passer l’heure de s’échapper. D’ordinaire, il attendait avec impatience la minute de délivrance où, sans éveiller d’observation étonnée, il pouvait se faufiler dehors et prendre, à travers la campagne plate, tantôt féconde et fleurie, tantôt inerte sous la neige, le chemin de la ville.

Dès qu’il eut franchi le seuil de la maison, il se mit à courir à toutes jambes. Presque une lieue le séparait de son but, et pour atteindre le collège avant la fermeture des portes, il n’avait plus une minute à perdre. Il courut sans reprendre haleine jusqu’à ce que le bâtiment aux murs massifs l’eût englouti dans ses flancs.

Dans la chambre à manger où M. et Mme  du Plex étaient restés seuls vis-à-vis l’un de l’autre, un silence avait suivi la disparition de l’enfant. M. du Plex le rompit enfin brusquement :

— Quel âge a-t-il au juste, ce garçon ? Depuis qu’il est ici, il n’a pas grandi d’une ligne. On lui donnerait à peine douze ans.

— Il en aura seize dans quelques mois, répondit Mme  du Plex brièvement.

Et ses yeux bruns, inquiets, errèrent sur les tableaux accrochés à la paroi en face d’elle. Au milieu de toiles de petites dimensions, d’aquarelles et d’estampes grises, un portrait de femme, peint à l’huile, souriait d’un air de commisération pâle et discrète.

M. du Plex continua :

— Est-ce que je me trompe ? ne m’avez-vous pas dit un jour que vous n’avez jamais vu la mère ?

— Non, jamais.

— On ne sait pas même quelle sorte de sang coule dans ses veines, à cet enfant. Il est là comme une énigme vivante dont le mot est perdu.

Il caressa un instant la barbe drue et noire qui encadrait son visage d’homme sanguin, puis il poursuivit :

— Je suis fâché de vous le dire si crûment, Germaine, mais ce garnement me déplaît tous les jours davantage. Il a une façon d’épier nos paroles qui est tout à fait déplacée. Avez-vous remarqué comme il m’avalait des yeux quand j’ai parlé de l’arrivée d’Isabelle ? Il serait encore ici, la bouche ouverte à nous écouter, si je n’avais pris soin de l’avertir.

Mme  du Plex hésita. Le coude sur la table, le menton appuyé sur la main, elle réfléchissait. Son visage régulier et fin de brunette trahissait de l’incertitude, de l’anxiété même. Elle répondit enfin, sans élan :

— Lucien est bien seul ici, et le retour d’Isabelle est un gros événement pour lui.

— Comment, bien seul ? Est-ce qu’il faudrait à votre avis l’entourer d’une cour, le dorloter comme un fils de roi, quand on ne sait pas même quel est le sang qui remplit ses veines ? Est-ce à cela qu’il prétend, par hasard ?

— Il ne prétend à rien du tout, Philippe. Vous le savez aussi bien que moi.

La jeune femme se leva avec ennui. Son mari l’imita. La journée était chaude, étouffante. On touchait à la canicule, et par les deux fenêtres ouvertes, donnant en plein sur la campagne, on voyait déjà jaunir les moissons. Le paysage était plat ; sans un pli de terrain, sans une ondulation, il déployait jusqu’à l’horizon l’immense étendue triste des plaines maritimes. En effet, bien qu’à cette distance la mer fût invisible et restât inoffensive pour la culture des terres, on devinait son voisinage à l’aspect uniforme du pays, à la pâleur éteinte du soleil, à l’absence de toute forêt. Ici et là des silhouettes mornes de moulins à vent immobiles, étendaient de longs bras noirs, décharnés et inactifs.

M. du Plex s’était dirigé vers la porte, mais, arrivé sur le seuil, il revint sur ses pas et dit :

— Je vous serais obligé, Germaine, de faire comprendre à Lucien que le retour d’Isabelle ne changera rien à sa vie chez moi. Il n’est pas du tout nécessaire qu’il s’occupe d’elle, ni elle de lui. Il vaut mieux lui expliquer les choses à temps, pour éviter des conflits inutiles.

Un silence passa. Germaine, protesta enfin, hésitante :

— Lucien ne verra Isabelle qu’aux repas, devant nous, Philippe. Toutes ses heures sont remplies de façon à rendre sa présence inoffensive pour tout le monde ici. Est-il absolument nécessaire de le blesser gratuitement ?

— Le blesser ? Mais en quoi donc cela peut-il le blesser de mettre d’emblée les choses sur leur vrai terrain et de nous garantir ainsi, tous les quatre, de chicanes possibles pour l’avenir ? Lorsqu’on peut les éviter, on les évite, et je vous répète que je vous serais obligé d’arranger cette affaire comme je vous le demande.

Elle répondit froidement :

— C’est bien, cela suffit ; je lui parlerai.

Philippe ne répondit pas. Il s’attardait, caressant d’une main nerveuse sa barbe touffue. Toute son apparence dénotait un homme aux passions fortes, jouissant de la pleine vigueur de l’âge. Il articula enfin d’un ton sec :

— Ce n’est pas ma faute si ce gamin est toujours entre nous !

Et cette fois, pour éviter toute réplique, il sortit d’un pas pressé. Dans la cour un phaéton tout attelé l’attendait. Il y monta lestement, rendit la main à la jument qui piaffait d’impatience devant le perron et s’enfonça dans la campagne. Son léger attelage remportait au grand trot et peu à peu le nuage mécontent qui avait obscurci son front depuis le départ de Lucien se dissipa. Il pensait avec une joie intense que deux heures à peine le séparaient du moment où il irait prendre à la gare sa fille Isabelle, qu’après une absence de deux ans on lui ramenait enfin. Pour tromper son attente, il s’était décidé à passer par le moulin, où, sous l’effort du vent, la grande roue tournante broyait d’année en année le blé de ses abondantes moissons.

Quelques réparations à faire exécuter au bâtiment avant l’automne motivaient suffisamment un détour qui l’aiderait à tuer le temps.

Une fois la date du retour d’Isabelle fixée, l’impatience de son père était allée en grandissant, elle avait absorbé toutes ses pensées, elle était devenue de plus en plus fiévreuse, comme si, de la présence de cette enfant dans la maison, dépendaient des changements de vie importants et très heureux.

Philippe, avait eu avec Germaine un têteà-tête de deux ans, car on ne pouvait pas, sans accroc à la vérité, accuser Lucien d’avoir gêné leur intimité. Jamais l’enfant ne s’était permis aucune intrusion dans la vie nouvelle de sa belle-mère. Il passait ses journées au collège, et, le soir, son travail le retenait dans sa chambre. On ne le voyait guère qu’aux repas, où il mangeait hâtivement, les yeux dans son assiette, sans proférer un mot. Sa présence dans la maison n’avait donc troublé, en rien les rapports des nouveaux époux. Mais Philippe avait trouvé prudent d’éloigner Isabelle, dont la turbulence envahissante aurait été plus incommode et la curiosité questionneuse quelquefois gênante.

Deux ans de pension ne pouvaient être que favorables au développement intellectuel d’Isabelle et cet espace de temps suffirait à Germaine pour s’adapter à son nouveau milieu. Il pourrait lui-même satisfaire librement le caprice violent qu’il avait éprouvé pour la jeune veuve lors de leur mariage, et quand la petite fille, après un court exil, viendrait reprendre sa place dans la maison paternelle, son retour serait une joie pour tout le monde.

Les choses s’étaient passées à peu près comme il les avait prévues ; seulement, il n’avait pas anticipé l’ardeur impatiente de son désir. Aujourd’hui qu’il avait retrouvé le complet équilibre de son esprit, Isabelle ne lui semblait plus un tiers incommode, sa présence entre Germaine et lui devenait plutôt un lien, désiré et nécessaire. Le retour de la fillette éclairait l’horizon. C’était l’aube d’une ère apaisante. Germaine ne pourrait plus à l’avenir consacrer la meilleure partie de son temps à entourer de soins méticuleux un être qui n’avait pas une goutte de leur sang ni à l’un ni à l’autre. Elle serait bien forcée de s’occuper aussi de la petite fille. Ainsi le sourd ferment de discorde que créait entre eux la présence de cet enfant étranger perdrait quelque chose de son irritante âcreté. En lui imposant à perpétuité la vue de ce garçon rachitique, Germaine ne semblait pas comprendre assez l’effort constant qu’elle exigeait de lui. Jamais elle n’exprimait rien de précis sur ce point. Ses allusions, toujours vagues, semblaient même contenir un arrière-goût de reproche.

Et pendant ces deux ans de vie commune, ce garnement qu’elle avait amené sur ses talons s’obstinait, comme à plaisir, à ne pas sortir de son enveloppe d’enfant. Il n’avait pas grandi d’un centimètre. Il avait une tournure ridicule. On ne saurait vraiment pas qu’en faire s’il conservait cette taille d’enfant, et il était impossible d’anticiper un avenir certain où il débarrasserait le terrain. Il y avait bien la mer, où sa santé délicate aurait eu chance de se fortifier ; mais, chaque fois que cette proposition était ébauchée devant lui, Lucien grattait le sol du bout du pied sans lever les yeux et Germaine gardait un silence obstiné. Au lieu de secouer l’inertie ignorante de l’enfant, elle entrait dans une sorte de connivence sournoise avec sa faiblesse ; elle le poussait à la résistance passive qui échappe prudemment aux périls de la discussion. Ses craintes chimériques l’empêchaient de voir où était l’avantage véritable d’un être qu’une pauvre constitution native rendait impropre aux carrières sédentaires.

Sous la tension de ces pensées irritantes, le visage mâle et régulier de Philippe avait pris une expression sombre, presque dure ; mais, dès qu’il toucha au but de sa course, que le moulin étendit tout près de lui, sur le ciel éteint, ses bras gigantesques, la joie du retour d’Isabelle le reprit et le rasséréna brusquement. Dans une heure, ne ramènerait-il pas avec lui sa petite fille chérie, seul témoignage vivant qu’il eût gardé d’un bonheur disparu ? Ensoleillé par la présence de son enfant, l’avenir lui sourit de nouveau ; il se livra tout entier aux perspectives apaisantes de l’heure si impatiemment attendue et désormais si prochaine.


Lorsque Germaine eut vu disparaître dans la distance le véhicule qui emportait Philippe, qu’elle ne l’aperçut plus du tout sur la route déserte, elle vint se rasseoir à sa place, en face du portrait de femme qui ressortait, vivant et clair, sur le fond pourpre du papier. Tout de suite, son regard s’attacha à l’image de cette blonde délicate dont les yeux bleus, très ouverts, regardaient droit devant eux des choses passées, et leur souriaient d’un sourire heureux.

Que de fois, dans ses heures de solitude, devenues si fréquentes pendant les derniers mois, Germaine avait interrogé ce témoin, toujours bienveillant, de ses craintes et de ses incertitudes ! Remplaçait-elle auprès de Philippe la mère d’Isabelle ? Elle questionnait l’image muette, ardemment : « Dis-le moi, mais dis-le moi ! » Et le sourire des lèvres entr’ouvertes la poignait comme une réponse moqueuse à d’exorbitantes prétentions.

Mais ce jour-là quelque chose d’autre que cette vague jalousie rétrospective l’agitait et c’était en proie à un trouble mieux défini qu’à l’ordinaire qu’elle contemplait les traits purs de la première femme de Philippe. La sérénité immuable de ce visage, aux lignes fermes, la pénétrait d’un sentiment très amer d’envie et de regret. Elle-même ne connaîtrait plus cette paix parfaite de la pensée. Pour la première fois, Philippe avait manifesté ouvertement son antipathie pour l’enfant qu’elle avait amené avec elle dans la maison. Quoi qu’elle pût faire pour adoucir les chocs journaliers, le contact entre lui et l’orphelin serait désormais un supplice continuel et, dans cette lutte sans cesse renaissante, l’amour chancelant de Philippe succomberait, épuisé. La fille de cette femme blonde n’arrivait-elle pas juste à temps pour capter les affections hésitantes de son père ? Elle se leva et alla regarder de plus près le portrait. Ah ! pourquoi n’était-elle pas venue, comme la mère d’Isabelle, occuper sa place à côté de Philippe libre de tout lien ? Elle aussi aurait pu conserver ce sourire confiant, heureux. Oui, sans l’éternelle présence de cet enfant maladif, entre Philippe et elle, le je ne sais quoi d’obstinément étranger, qui avait couvé à travers deux années d’intimité et donnait aujourd’hui des signes inquiétants de vie, se serait évaporé en fumée. Mais ce sujet d’irritation établi d’une façon permanente à leur foyer attisait sans, cesse le mécontentement de Philippe et l’acculait elle-même à une impasse sans issue. Que fallait-il faire pour sortir de cette difficulté sans rompre les engagements formels qu’elle avait pris au sujet de Lucien ?

Le front tourmenté d’incertitude, elle tourna brusquement le dos au portrait dont l’impassible sourire irritait son anxiété. Dehors, l’immense étendue des moissons déroulait à perte de vue son tapis jaunissant. Ici et là, groupées autour de lointains clochers, des maisonnettes aux toitures écarlates s’aplatissaient sur le sol, se terraient comme dans un trou, et, abritées d’une poussée d’arbres, ces sortes d’îlots, perdus dans la plaine, atténuaient l’absolue monotonie du paysage, la coupaient de tons crus, vigoureux. Sous le soleil lourd et étouffant de la canicule, l’étendue sans fin sembla à Germaine plus morne et plus désolée que jamais. De tous ces champs dorés, aux épis drus et pleins, gages pour elle d’abondance et de sécurité, une tristesse saisissante montait. Un silence de mort planait partout, et son cœur se serrait, tourmenté d’une nostalgie sans nom et sans objet précis. Jamais elle ne s’était sentie aussi seule, aussi abandonnée, aussi étrangère dans ce petit pays où, deux ans auparavant, elle avait suivi Philippe si joyeusement.

Peu à peu, d’image en image, toute sa vie passée défila devant elle, courant au travers d’une première jeunesse difficile, laborieuse, brusquement terminée par son mariage avec le père de Lucien. Dès son entrée dans sa nouvelle demeure, le jour même de son arrivée, elle avait trouvé vis-à-vis d’elle le petit garçon rachitique, maigrelet et souffreteux. Jour après jour, il avait fallu l’entourer de soins, le disputer aux mille misères des enfances chétives, deux fois l’arracher à la mort. Tout de suite la sollicitude et l’attention du père étaient allées à l’enfant. Germaine n’avait pas pu se faire une heure d’illusion sur le but de sa présence dans la maison. Elle avait été élue pour servir de mère au fils d’une autre femme ! Mais elle avait un foyer, elle était à l’abri de tout souci matériel et, dès que Lucien était pourvu de ce qui lui était nécessaire, elle restait libre d’employer ses heures comme elle l’entendait. Elle avait accepté sans protester l’ouverte préférence de son mari pour l’enfant et, pliant sa vie aux circonstances, avait, sans en souffrir, occupé la seconde place dans les affections du père et du fils. Elle s’était assujettie vis-à-vis du petit garçon à une exagération de devoirs extérieurs, cherchant à masquer ainsi l’indifférence absolue qu’il lui inspirait. Et, jusqu’à la nuit où, succombant au mal qui le minait depuis des années, le père, plein d’angoisse, lui avait fait jurer de garder l’enfant auprès d’elle, elle avait cru que sa complète insensibilité vis-à-vis de Lucien n’était perceptible qu’à elle seule. Les instances répétées et suppliantes du moribond l’avaient brusquement détrompée et elle s’était hâtée de le tranquilliser de son mieux. Elle avait promis de garder auprès d’elle jusqu’à sa majorité le fils qu’il avait tant aimé, de ne pas le contrarier dans ses goûts, de le traiter en vérité comme le fruit de sa propre chair et de son propre sang. Rassuré par ces promesses, le père avait fermé les yeux en paix, mais Germaine, restée seule en face de l’enfant, avait très vite senti le poids d’un engagement trop hâtif. Elle n’éprouvait pour Lucien qu’une sorte de pitié froide, un sentiment sans vie qui ne se manifestait qu’en soins matériels. C’était tout. Jamais elle n’avait pu aimer comme son fils cet être malingre, timide et craintif, et lorsqu’au début de son veuvage elle avait rencontré Philippe, la présence de cet enfant à côté d’elle était devenue aussitôt un fardeau encombrant.

Philippe, très épris d’elle, avait pourtant accepté sans trop de difficulté ce legs du passé, et à peine le deuil de Germaine était-il expiré qu’ils étaient partis tous les trois pour le petit pays où Philippe possédait, dans cette plaine uniforme, mordue par l’eau de la mer, un vaste domaine. Depuis ce moment, Lucien avait subi l’autorité froide de M. du Plex comme il acceptait les soins assidus de sa belle-mère, passivement, sans qu’il fût possible de discerner si quelque chose protestait en lui ou s’il se pliait sans effort à un sort inévitable. Et à mesure que les mois passaient, Philippe, au lieu de s’habituer à la vue de l’enfant étranger qu’il avait accueilli sans protestation, semblait s’en irriter davantage. Pourquoi ? Germaine se le demandait pour la centième fois, tandis que ses yeux inquiets erraient à l’aventure sur le paysage sans limite où s’étalait la chaude couleur des moissons.

La plainte définie que Philippe avait formulée ce jour-là au sujet du jeune garçon l’obsédait comme un commencement d’hostilité, une première escarmouche sur un terrain encore mal connu. Malgré l’ennui que lui causait cette démarche, Germaine se décida à parler à Lucien dès son retour du collège. Elle lui rappellerait simplement par quelle suite de circonstances fortuites il se trouvait dans la maison ; elle lui ferait comprendre les devoirs de sa position délicate vis-à-vis d’Isabelle. Il n’était plus un enfant. Trop souvent à cause de sa taille, si petite, elle oubliait son âge.

Elle songea un moment au temps où elle l’avait disputé à la mort sous l’œil anxieux du père, et cette époque lui parut si perdue dans l’ombre noire du passé que, sans la présence obsédante de Lucien, elle en eût à peine retrouvé la trace dans sa mémoire.

Un léger bruit l’arracha brusquement à sa rêverie. Elle avait entendu un glissement de pas dans le corridor et, presque en même temps, elle avait eu la perception que quelqu’un s’était introduit dans la chambre et, sournoisement, épiait son attitude. Elle se trouva face à face avec Lucien. Sa serviette d’écolier sous le bras, la figure échauffée, le souffle haletant, l’enfant s’était arrêté sur le seuil et il la regardait, très étonné. Il demanda enfin d’une voix timide, hésitante :

— Est-ce que vous avez du chagrin, maman ?

Germaine éprouva une commotion désagréable. Depuis qu’il l’avait suivie sur un sol étranger, Lucien ne se servait plus que très rarement de cette dénomination familière. Jamais il ne l’employait en présence de Philippe. Ces deux simples syllabes sortant soudain des lèvres de l’enfant remettaient en lumière le souvenir qu’elle venait d’entrevoir noyé d’oubli, le souvenir pâlissant du père.

Elle resta quelques secondes silencieuse, oppressée par la proximité de cet être étranger qui pesait si lourdement sur sa vie, puis elle dit sans répondre à la question :

— Qu’est-ce qui vous ramène de si bonne heure aujourd’hui ? Et comme vous voilà fait, Lucien ! Vous êtes rouge comme un coq. Etes-vous malade ?

— Non… non, dit l’enfant en avançant d’un pas dans la chambre, mais le professeur Devos n’est pas venu ; il s’est fait excuser pour aujourd’hui et demain ; c’est lui qui est malade. Alors, moi, j’ai couru tout le long du chemin pour être de retour avant l’arrivée d’Isabelle.

Germaine réfléchit quelques secondes. Même la pitié froide qu’elle éprouvait d’ordinaire pour Lucien se taisait en face de son indiscrète prétention. Pouvait-il, avec ses seize ans presque révolus, être aveugle au point de supposer qu’Isabelle allait lui servir de jouet, que son père la lui céderait, dès le premier jour ? Elle dit enfin :

— Isabelle n’arrivera que tard dans la soirée et je ne pense pas que vous puissiez la voir avant demain. Aujourd’hui son père la gardera tout entière pour lui, cela va sans dire.

Lucien ne répondant rien, elle reprit, au bout d’un instant, de la même voix sèche : — D’ailleurs, j’aime mieux vous le dire tout de suite, mon enfant ; il est inutile de vous faire des illusions sur ce point. Souvenez-vous qu’aucun lien de parenté ne vous unit à Isabelle, qu’elle est la fille de M. du Plex, et, qu’en tout ce qui concerne son enfant, je n’ai pas le droit de contrarier la volonté de mon mari. Il ne désire pas voir une intimité trop grande se nouer entre vous. Il ne faut pas oublier que, malgré votre petite taille, vous aurez seize ans dans six mois.

Lucien n’articula pas un mot. Sa figure rouge perdait peu à peu sa couleur d’emprunt ; elle redevenait pâle et chétive comme à l’ordinaire. Un instant, il frotta du pied quelque chose sur le plancher, puis il releva la tête et dit, d’un ton résolu :

— Je voudrais voir la mer !

En même temps, à la dérobée, il questionna le visage froid de sa belle-mère. Il n’y vit passer que l’incertitude anxieuse que si souvent, depuis quelques mois, il avait surprise dans son regard lorsqu’il se posait sur lui. Il reprit plus bas :

— Demain je serai libre tout l’après-midi.

Je pourrais aller jusqu’au port et rentrer le soir.

Un silence tomba, un long silence embarrassé, comme si le désir inopiné de l’enfant remuait une pensée immobile, tapie dans l’ombre et que cette subite fantaisie de voir la mer cachât autre chose qu’une curiosité sans but.

Germaine objecta enfin :

— Il me semble que c’est bien loin. En partant l’après-midi, vous pourriez à peine vous arrêter une heure là-bas. Quelle singulière idée vous avez là tout à coup, Lucien ! Jamais vous ne m’avez parlé de ce désir.

Elle réfléchit indécise, perplexe, puis continua :

— En tout cas, avant de vous répondre, il faut que je consulte M. du Plex. Patientez jusqu’à ce soir.

L’enfant rougit brusquement jusqu’aux oreilles et il resta un instant pourpre, les yeux baissés, grattant de nouveau du bout du pied quelque chose d’invisible sur le plancher. Il dit enfin, la voix tremblante :

— Je voudrais savoir exactement ce que M. du Plex fait pour moi… Dites-le moi, exactement… Qu’est-ce que je lui dois, exactement ?

Elle hésita l’espace d’une seconde.

— Mais vous lui devez tout, pour le moment, dit-elle enfin brièvement.

— Ah !… murmura l’enfant, je ne savais pas, je lui dois tout ?… Vraiment ?

Un instant, il resta silencieux, les yeux fixés sur cette terre de moissons dont les parfums l’enivraient si souvent et que ce jour-là l’atmosphère étouffante de la canicule enveloppait d’une vapeur brûlante, puis il articula avec effort :

— Vous avez raison… Je ne sais pas à quoi je pensais, de vouloir faire ce tour en si peu de temps ! J’irai une autre fois, plus tard, pendant les vacances. Quand j’aurai dit temps devant moi.

Et, glissant le long de la paroi, il se faufila dehors. Germaine l’entendit monter deux étages, ouvrir une porte, la refermer doucement, et, tout à coup, le souvenir du père lui traversa le cœur comme un aiguillon acéré. Elle courut au bas de l’escalier et appela à plusieurs reprises :

— Lucien !… Lucien !…

Mais l’enfant ne répondit pas. Evidemment, il n’avait pas entendu. Après avoir patienté quelques minutes, Germaine rentra dans la chambre. Il valait mieux après tout laisser le mécompte de Lucien s’évaporer dans la solitude. Quant à la question qu’il venait de lui poser, elle y avait répondu sans cesser d’être véridique, mais en obéissant strictement au désir de Philippe. Le petit capital qu’elle avait apporté à la communauté lors de son mariage appartenait, en effet, à Philippe jusqu’à la majorité de Lucien.

Elle resta rêveuse. Un pli d’incertitude s’était creusé entre l’arc fin des sourcils noirs. Les devoirs précis légués par le passé et les ardents désirs du présent se combattaient corps à corps dans son esprit, et elle assistait indécise à ce conflit fatigant.

Oh ! si seulement cet enfant pouvait aller courir vers l’inconnu, de son plein gré ! Si un jour cette vie d’aventures si pleine de séduction pour tant d’autres pouvait le tenter.

Elle murmura :

— Il est libre de choisir ce qu’il veut. Si un jour il désire partir, je ne pourrai pas l’en empêcher.

Et jusqu’à ce que, tard dans la soirée, elle entendît enfin la voiture ramenant Isabelle rouler sur le gravier de la cour, elle poursuivit sa méditation avec le même va-et-vient de pensées contradictoires.