Réparation (Pradez)/2

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Payot & Cie, éditeurs (p. 27-37).


II


L’étouffante chaleur d’été continuait à peser lourdement sur la campagne et l’atmosphère voilée de brumes demeurait suffocante. En s’habillant à la hâte, le dimanche qui suivit l’arrivée d’Isabelle, Lucien, malgré l’heure matinale, sentait l’air déjà chaud du dehors pénétrer dans sa chambre. Il avait ouvert ses deux fenêtres et de très loin un bruit de cloches, une sonnerie d’église, grêle et intermittente, arrivait jusqu’à lui. C’était le seul bruit venant de la cité voisine, cité morte que la mer dans sa marche rétrograde avait abandonnée depuis longtemps, et que la décadence livrait à l’oubli, le seul son distinct que le caprice du vent rendait quelquefois perceptible de la demeure de Philippe.

Dans la maison, le silence régnait encore et le jeune garçon marchait avec précaution sur ses bas, effrayé des craquements que ses pas si légers produisaient malgré sa prudence. Quand il, fut prêt, il descendit sans bruit les deux rampes d’escalier, ouvrit la porte d’entrée avec la même attention craintive, la referma derrière lui et se trouva seul sur la grande route blanche et déserte. Il écouta un instant les sonneries lointaines, les sonneries abondantes du dimanche, s’égrenant, comme une grêle capricieuse, dans le silence du matin, puis, sous les rayons obliques du soleil levant, il se mit en route d’un pas pressé. En gardant à sa marche cette allure rapide, il était impossible qu’il n’atteignît pas avant midi un endroit d’où il pourrait apercevoir la mer ; il avait toute une journée à lui, toute une grande journée à vivre seul, en pleine campagne, en ruminant sa résolution.

Il allait devant lui sans s’arrêter. À perte de vue, sur la route sans fin, le soleil versait des torrents de lumière et pas une ombre d’arbre, pas un pan de mur n’offrait nulle part un refuge contre la chaleur.

Quand il eut marché deux heures de ce pas précipité, la fatigue finit par le terrasser. Alors il s’assit sur le bord de la route et, pour triompher de sa lassitude, il essaya de manger. La veille, à sa rentrée du collège, il avait trouvé sur sa table un petit paquet de provisions que Germaine lui avait dit d’emporter avec lui le lendemain. Il étala devant lui ses vivres, mais il n’y toucha pas. Sa course rapide, au lieu de lui ouvrir l’appétit, semblait l’avoir coupé net. Non, dans ce moment, le soleil le brûlait vraiment trop ; il ne pouvait pas penser à manger. Il repoussa ses provisions et s’étendit tout de son long sur la marge gazonnée de la route. Ce qui lui ferait du bien, c’était quelques minutes de complet repos. Il l’avait bien gagné. Déjà, du côté de la mer, la ligne basse des dunes s’apercevait !

Il regarda au-dessus de sa tête le ciel blanc du matin que les hirondelles coupaient de zigzags capricieux. Tantôt elles plongeaient brusquement jusqu’au sol, tantôt elles s’envolaient vers le ciel. Les membres las, immobile, il aspirait à pleins poumons l’air saturé de senteurs. Tout près de lui, il distinguait le parfum fort de la marjolaine et du serpolet. Les épis roses du sainfoin, les petites boules d’or, rondes et menues, du triolet, les grosses marguerites au cœur jaune foisonnaient autour de sa tête et à son oreille une musique d’ailes minuscules bourdonnait.

Il sentait aussi l’odeur des blés mûrs, l’odeur particulière de la terre riche et grasse, et toutes ces choses le remplissaient de joie. Au milieu d’elles, le joug de sa vie incolore ne lui pesait plus. Elles lui appartenaient, il les aimait de toute la force de son âme solitaire et craintive.

Tout à coup, au milieu de l’épanouissement de toutes ces fleurs bigarrées, il revit la petite fille blonde dardant sur lui l’éclair étonné de ses prunelles d’azur, tandis qu’elle s’écriait, joyeuse :

— Ah ! ah ! mais c’est un tout petit garçon, ça !

Elle était assise en face de lui, entre M. et Mme  du Plex, et, pendant l’interminable repas, ses grands yeux fixes ne l’avaient pas quitté un seul instant. Cette attention soutenue l’avait beaucoup gêné. Sans qu’il sût pourquoi, l’exclamation surprise de la fillette l’avait aussi vexé. Il était pourtant très habitué à être jugé par sa taille et traité partout comme un enfant. Mais, en présence de M. et Mme  du Plex, ce cri spontané l’avait singulièrement froissé.

Un peu plus tard, Isabelle, levant vers son père sa figure rose, fine, jolie, avait dit tranquillement :

— Est-ce que ce petit garçon ne boit pas trop d’eau ? À la pension, on ne nous permettait jamais de boire tant d’eau à la fois.

Aussitôt le visage, jusque-là presque souriant, de M. du Plex, avait repris l’expression sombre de tous les jours. Il avait répondu sèchement :

— Lucien boit ce qu’il veut. Laisse-le tranquille.

En même temps, il avait jeté à Mme  du Plex un regard mécontent, mais celle-ci, les yeux fixés sur le portrait de femme pendu à la muraille dans un cadre d’ébène, n’avait pas vu ce coup d’œil irrité. Pourtant, elle avait brusquement rougi jusqu’aux oreilles. Pourquoi ?…

Lui, dès qu’il avait pu s’échapper sans s’exposer à des observations étonnées, il s’était enfui, le cœur lourd. Il n’avait pas dit un mot, il avait mangé en silence sans lever les yeux une seule fois, et pourtant il avait l’impression d’avoir mécontenté tout le monde, même la petite fille dont la tenace attention semblait solliciter quelque chose. Bien qu’il n’eût rien à faire au collège ce jour-là, — le professeur s’étant excusé, — il avait fait l’ordinaire trajet jusqu’en ville.

Il avait vagabondé dans les rues et erré sans but dans les champs pendant tout l’après-midi, et il était revenu à l’heure habituelle, espérant se glisser dans la maison sans être aperçu.

Mais, de la chambre à manger, la petite fille l’avait vu. Elle semblait être là tout exprès pour le guetter. Le nez aplati contre une vitre, elle soufflait son haleine chaude sur le verre, puis elle s’éloignait et écrivait avec son doigt des lettres sur la vapeur ; mais, dès qu’elle l’avait aperçu, elle était accourue, ses longs cheveux flottant sur le dos, et, joyeuse, elle lui avait crié de loin :

— Ah ! ah !… vous voilà, enfin ! Nous allons jouer maintenant, n’est-ce pas ?

Et, amicale, elle était venue le prendre par la main. Il avait marché un moment à côté d’elle, tellement supris de cet accueil qu’il ne trouvait pas un seul mot à dire. Puis, brusquement il s’était souvenu de son dernier entretien avec sa mère adoptive. Presque durement, il avait repoussé la fillette :

— Non… je ne joue plus avec les petites filles, moi !

Stupéfaite, elle était restée un instant muette, consternée. Puis elle avait répété tristement :

— Ah ! vous ne jouez plus avec les petites filles, vous ? Pourquoi ?

Et tandis qu’il s’en allait bien vite, elle était demeurée en arrière sur le sentier. Un tel désappointement contractait à ce moment le visage rose, naguère si joyeux, de la petite fille, qu’il avait failli revenir sur ses pas pour atténuer l’inutile rudesse de son refus. Ne pouvait-il pas expliquer à cette enfant qu’il était beaucoup plus âgé que sa petite taille ne le faisait supposer, et lui faire comprendre ainsi, plus doucement, pourquoi il ne jouait plus comme un petit garçon.

Mais il avait résisté à cette première impulsion de regret. Il avait continué son chemin sans se retourner ; heureusement, car, au moment où il passait sous les fenêtres de la salle à manger, un "appel inquiet était venu de l’intérieur :

— Isabelle… Isabelle, où êtes-vous ? votre père vous cherche.

Pour rassurer sa belle-mère, il avait dit, sans s’arrêter :

— Elle est ici, dans le jardin.

Un instant le visage ovale de Germaine s’était montré dans l’encadrement des vitres, puis il avait disparu.

Sans doute, tandis qu’il montait en courant jusqu’à sa chambre et s’attablait à son travail, sa mère adoptive allait chercher Isabelle pour la ramener à la maison ; mais pourquoi avait-elle un air si soucieux ? Depuis quelque temps, elle avait perdu l’expression heureuse des premiers mois. Quelque chose la tourmentait secrètement, elle aussi. Qu’est-ce que cela pouvait être ? Quelquefois elle avait les yeux rouges comme si elle avait pleuré.

Arrivé à ce doute interrogatif, où si souvent sa pensée s’arrêtait surprise et perplexe, le jeune garçon se releva brusquement. Il s’assit sur l’herbe et, la tête dans les mains, il chercha avec une grande fixité d’attention une cause possible au chagrin mystérieux de sa belle-mère, puis, peu à peu, sous le soleil ardent qui lui brûlait le front, les images du présent se brouillèrent et disparurent. Il ne vit plus rien : ni la figure froide de M. du Plex, ni le regard anxieux de sa belle-mère, ni le visage consterné de la petite fille. Sa pensée s’en alla beaucoup plus loin dans le passé et, se retournant sur le sol fécond dont il aimait tant l’effort silencieux, les parfums et les fleurs, le visage collé à la terre, il cria :

— Papa… papa !

Et ses traits enfantins se crispèrent comme s’il allait pleurer.

Mais il se leva presque aussitôt, les yeux secs, et se remit à courir du côté de la mer.

La ligne sèche des dunes fermait devant lui l’immense horizon, mais le trait naguère tout droit de la chaîne basse et sablonneuse perdait peu à peu sa monotonie. Elle se découpait en formes bizarres, s’échancrait de grandes coupures, s’affaissait et se relevait par pans abrupts ou bien s’arrondissait en croupes herbeuses, et tout au fond des ouvertures, à perte de vue, d’autres monts ondoyaient.

Derrière ces sommets gazonnés, devait se trouver la mer. Dévoré d’impatience, l’orphelin courait sans percevoir l’ardeur du soleil intense. Dès qu’il eut atteint le dédale compliqué des dunes, il s’y engagea et, sans reprendre haleine, il commença l’escalade d’un des escarpements au sol fuyant où ses pieds las enfonçaient jusqu’à la cheville.

Essoufflé, le cœur bondissant, il atteignait enfin le faîte, et brusquement l’immense masse d’eau bouillonnante apparut. En même temps un vent fort lui souffla au visage des bouffées d’air humide et glacé. Cela sifflait à ses oreilles, sans intermittence, en lui jetant au visage des poignées de sable comme des coups de fouet. Après sa longue course dans la chaleur immobile de la plaine.-ce tapage d’eau, de vent, ces paquets de sable reçus en plein visage, l’étourdissaient.

C’était ça, la mer ! L’œil fixe, il considérait la vaste plaine liquide et à travers le sifflement continu du vent, il entendait la voix hésitante de Germaine dire froidement : « Mais vous lui devez tout, pour le moment ! » Pendant qu’elle parlait ainsi, il avait perçu distinctement dans ses yeux le désir qu’elle nourrissait de le voir s’éloigner en s’embarquant pour de lointains voyages, comme si souvent M. du Plex l’avait proposé.

Que de fois, jadis, il avait vu le visage frais de Germaine se pencher sur lui, pendant ses fréquentes maladies d’enfant et épier son souffle avec tous les dehors de la sollicitude ! Pourquoi n’avait-il jamais eu le courage de jeter ses bras autour du cou de sa mère adoptive lorsqu’elle était ainsi tout près de lui ? Il ne savait pas bien. Quelque chose le retenait, oui, un instinct puissant, qui ne l’avait jamais abandonné et lui murmurait tout bas : « Non… non ! » Dans ce temps-là, d’ailleurs, la protection paternelle l’enveloppait de tant d’amour et de chaleur que l’indifférence de Germaine l’effleurait à peine. Ce n’était que lorsque son père lui avait manqué, du jour au lendemain, qu’il s’était tourné vers elle, sûr de trouver chez un autre être l’écho de sa propre désolation. Mais Germaine n’avait point eu de larmes, et juste un an après son veuvage, elle avait épousé M. du Plex.

Depuis ce moment, pour ne pas trop les oublier, il se répétait tous les jours les paroles prononcées par son père la nuit où Germaine était venue l’arracher brusquement au sommeil. D’une voix presque insaisissable, le mourant avait murmuré : « Elle veillera sur toi, elle te gardera auprès d’elle… il faut l’aimer… l’aimer comme ta propre mère ! »

Il resta longtemps l’œil fixe, les lèvres tremblantes, tâchant de refouler dans le silence quelque chose qui montait, cherchait une issue, voulait à toute force éclater, puis il dit :

— Je ne peux pas… je ne peux pas…

Il ajouta sourdement :

— Tu vois bien que je la gêne, elle aussi !

Et tout à coup, il se jeta à terre tout de son long et, la figure enfouie dans le sable, il sanglota.